Innovation Pédagogique et transition
Institut Mines-Telecom

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Avec le « design fiction », former les étudiants à imaginer les futurs

Un article repris de https://theconversation.com/avec-le...

De plus en plus d’entreprises recrutent scénaristes et designers en « design fiction », une méthode immersive mobilisant la science-fiction pour projeter de potentiels futurs. Comment les écoles et les universités s’adaptent-elles à cette tendance ?


« Conception de fictions », « création de prototypes », « capacité à mobiliser des imaginaires pour entrevoir des futurs souhaitables » : telles sont les nouvelles compétences recherchées par Hermès, la Matmut ou encore la Région Normandie. Du stagiaire jusqu’aux postes de direction, les offres d’emploi en « design fiction » se multiplient. Leurs missions ? Créer des récits et des prototypages pour accompagner la transformation culturelle tout autant que fonctionnelle des entreprises.

Ces offres sont autant de signaux faibles d’une bataille des imaginaires qui se structure et pour laquelle chacun cherche à recruter dans ses rangs. Parmi les premières organisations à se lancer : l’armée.

En effet, travailler comme dessinateur et être soumis au secret défense, c’est la situation que connaissent les scénaristes et designers recrutés par l’armée française dans la Red Team Défense, son équipe de design fiction. Cette initiative lancée en 2019 par l’Agence de l’Innovation de Défense sous la responsabilité de Direction générale de l’Armement rassemble militaires, auteurs de science-fiction et experts scientifiques pour imaginer les menaces futures pour la France.

Une partie de ces scénarios est présentée à travers un site interactif, contribuant à l’occupation de l’espace des imaginaires dans la pensée collective. Ainsi, la troisième saison propose de se plonger dans un monde futuriste au sein duquel « une nouvelle technologie d’acquisition instantanée de connaissances remet en cause la distinction entre expert et non-expert. L’utilisation militaire de cet implant neuronal change l’art de la guerre à jamais. »

Le terme de « design fiction » a été largement popularisé par Anthony Dunne, professeur de design au Royal College of Art de Londres, et Fiona Raby, professeur de design industriel à l’Université des arts appliqués de Vienne dans leur livre Speculative Everything : Design, Dreaming, and Social Dreaming. Depuis une dizaine d’années, le design fiction se propage auprès du grand public, en contribuant à préparer des imaginaires, développer une réflexion critique ou ouvrir des perspectives pour l’innovation.

Mais alors que la demande de ces compétences monte en flèche, comment l’enseignement supérieur prépare-t-il réellement les étudiants à répondre à ces nouveaux besoins ?

La science-fiction comme source d’innovation

Pour tenter de répondre à la question : « Comment mangerons-nous dans 30 ans ? », le designer Nick Foster, responsable du design pour Google X, matérialise le futur à travers une boîte de céréales à base de farine d’insectes : « Cricket Crunch », un aliment banal dans ce scénario. Ce simple objet devient un symbole d’un futur possible, intégrant des indices sur les changements de société, de consommation et de géopolitique.

À la croisée de la science-fiction et du design, le « design fiction » permet de se projeter dans un quotidien futur à partir d’objets spéculatifs. Depuis plusieurs décennies déjà, la science-fiction nourrit les projets de recherche de grandes entreprises. En 1979, le Britannique Arthur C. Clarke raconte dans son ouvrage Les Fontaines du Paradis comment un ingénieur concepteur de pont invente un ascenseur spatial, ce qui deviendra une source d’inspiration dans les travaux de l’Agence spatiale européenne.

En 1968, Stanley Kubrick met en scène dans « 2001, l’Odyssée de l’Espace » des spationautes prenant leur repas en swipant sur des tablettes tactiles. Kubrick aurait-il inventé l’iPad ? C’est ce qu’argua Samsung en 2011, lorsque l’entreprise sortit sa propre tablette et qu’Apple l’attaqua devant la justice américaine pour copie. En vain. Samsung perdit. Mais si une œuvre de science-fiction ne semble pas constituer une preuve d’antériorité, elle peut toutefois incarner tout un monde futur.

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De nouveaux parcours de formation

Au sein des cellules innovation et transformation, les compétences en design fiction sont de plus en plus recherchées. Mais rares sont les organisations qui offrent de telles formations. Parmi elles, la Singularity University : cette université très particulière a été fondée en 2009 aux États-Unis, sur un site de la NASA, par des représentants des géants de la Tech.

Au-delà de cet exemple très particulier qui sous-tend une vision transhumaniste du futur, les formations des managers à l’anticipation sont négligées. Certes de nombreuses universités et écoles de commerce offrent des programmes en management de l’innovation, mais l’enseignement de la prospective reste toutefois fondé sur des représentations du monde, des modèles théoriques et des mises en pratique qui sont aujourd’hui à réexplorer.

Ces différents changements peuvent se matérialisent à travers un artefact clé de l’enseignement supérieur : le syllabus. Cela se traduit à trois niveaux : les prérequis du cours, les modèles théoriques mobilisés et les productions des élèves comme examen final.

En préalable du cours, les enseignants demandent une culture « sci-fi ». Ainsi, de nouveaux prérequis apparaissent : analyser le film « Dune 2 » ou étudier le livre de l’écrivain Alain Damasio, « Vallée du Silicium », dans lequel il interroge tour à tour la prolifération des IA, l’art de coder et les métavers, les voitures autonomes ou l’avenir de nos corps, pour en dégager une lecture politique de l’époque.

Lors du cours, le choix des modèles théoriques mobilisés change. Élaborer des représentations du futur fait partie intégrante de la stratégie et de l’innovation des entreprises. On peut distinguer différentes approches :

  • la prévision extrapole des tendances par des approches et des simulations quantitatives pour établir un futur probable ;

  • la prospective décrit des futurs possibles sous la forme de scénarios où les experts font varier les paramètres qui peuvent l’être selon eux, avec la prudence dictée par la consolidation scientifique ;

  • la veille stratégique détecte de manière précoce les signaux faibles annonciateurs de ruptures, ouvrant la voie à des futurs plausibles, entre probable et possible.

De multiples futurs ?

Le design fiction propose une alternative intégrant la créativité à la rigueur scientifique. Un de ses outils clés est le cône des futurs.

Le cône des futurs suggère que l’avenir n’est pas linéaire, mais composé de multiples scénarios possibles (probables, plausibles, possibles) qui s’étendent à mesure que nous avançons dans le temps. Parmi ceux-ci, les équipes cherchent à identifier et construire un futur souhaitable.

Cette approche, visualisée sous forme de cônes tridimensionnels imbriqués, a été développée de manière itérative par les experts et chercheurs en prospective : Charles Taylor en 1990, Trevor Hancock et Clement Bezold en 1994, et Joseph Voros dans les années 2000.

Pour incarner ces différents futurs, activer les émotions et la réflexion des individus, il est indispensable de leur donner vie. Deux dispositifs pédagogiques sont donc travaillés avec les étudiants : la narration et la production d’artefacts.

Dans les cours de design fiction de Grenoble École de Management, les élèves rédigent et enregistrent des histoires relatant un quotidien du futur. Ainsi, sur le thème : « Que serait une journée dans la vie d’un étudiant grenoblois en 2050 ? », les questionnements sur l’intégration des technologies notamment issues de l’Institut de recherche technologique IRT Nanoelec, les réflexions sur l’avenir des stations de ski alpines et tous les éléments travaillés au préalable avec l’écosystème de partenaires se retrouvent intégrés au sein d’un journal radio du futur. Celui-ci permet de rendre compte du mode de vie imaginé à travers les différentes chroniques météo, politique, culture, société.

Les étudiants procèdent ainsi à la manière des fictions (pas si) décalées de l’émission La Préhistoire du Futur sur France Culture, dans laquelle les scénaristes imaginent comment des technologies et tendances sociétales pourraient évoluer. Par exemple, que se passerait-il si on comprenait le langage des dauphins ? Si les robots se mettaient en grève ?

Enfin les étudiants doivent incarner ce quotidien futur à travers un artefact. Ils prototypent donc, dans des lieux du type fab lab ou tiers lieux créatifs, un objet du futur. Ces objets diégétiques ont capacité à raconter ce monde, cette histoire. Ces travaux d’étudiants sont parfois présentés dans des cabinets de curiosité que des archéologues du futur pourraient analyser.

Production d’artefacts par des étudiants lors d’un séminaire de design fiction
Production d’artefacts par des étudiants lors d’un séminaire de design fiction. L’objectif était de réfléchir à « Comment se soigner dans 30 ans ? » Dans un futur où la santé est monitorée par l’état, chaque individu se scanne régulièrement pour identifier son état de santé et vérifier les examens complémentaires à réaliser. L’état considérant que ce niveau minimum est requis pour garantir le bien-être de la population. L’artefact créé est une borne de détection et mise à jour qui lit une puce sous cutanée. Fourni par l’auteur

Ceci rappelle la façon dont le designer suisse Nicolas Nova répertorie Arbres antenne 5G, chiens robots, viande de culture ou encore pelouse artificielle comme autant de technofossiles que la société est en train de produire dans son « Bestiaire de l’anthropocène ».

À l’image de ce manuel qui confronte les imaginaires aux pratiques actuelles à travers une réflexion critique, l’enseignement du design fiction ne se contente pas de stimuler la créativité, il cherche également à responsabiliser les futurs managers sur le rôle qu’ils seront amenés à jouer dans cette bataille des imaginaires.

The Conversation

Ce travail fait partie du programme Nanoelec qui bénéficie d’une aide de l’Etat Français au titre du, IRT Nanoelec, portant la référence ANR-10-AIRT-05.

Sylvie Blanco ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

Licence : CC by-nd

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