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Éduquer au numérique dans la ligne de crête entre « paniques morales » et technorassurisme

9 septembre 2024 par Louis Derrac Blog de Louis Derrac 34 visites 0 commentaire

Un article repris de https://louisderrac.com/eduquer-au-...

De nombreux acteurs et actrices de l’éducation au numérique, dont la plupart ont mon absolu respect, emploient régulièrement l’expression de panique morale pour qualifier la réaction de l’élite et de la population française à certaines pratiques utilisant des technologies numériques.

C’était le cas lors de cette intervention par ailleurs très intéressante. Ou dans cet article. Ou encore récemment sur ce post LinkedIn.

Parler de « panique morale », pour parler du numérique, ou même des réseaux sociaux, me gêne. Depuis longtemps. J’aimerais vous partager pourquoi, et peut-être initier un échange à ce sujet. Et il est possible aussi que je fasse fausse route.

Qu’est-ce que la panique morale ? Stanley Cohen, le sociologue qui a forgé ce concept, identifie trois composantes nécessaires :

  • il faut l’idée d’une marge ou d’une déviance qu’on épingle… et un discours qui étrille cette marge avec une certaine conception de l’hégémonie
  • il faut une médiatisation intensive
  • Il faut des « entrepreneurs de morale » qui, depuis la position souvent privilégiée qui est la leur (militants, personnel politique, éditorialistes…), définissent des normes, des « bonnes » façons de faire.

Pour approfondir le sujet, je vous conseille ce très bon article de France Culture : « Panique morale » : l’origine d’une expression pour attiser la peur.

Pourquoi ça me gêne d’utiliser ce terme aujourd’hui ?

À mon niveau de compréhension des trois composantes proposées par Stanley Cohen pour parler de panique morale, je trouve que ce concept s’applique assez mal aux technologies et pratiques numériques. Pour deux raisons principales.

D’abord, parce qu’il y aurait une « panique morale » et simultanément, une massification des pratiques précisément concernées par ladite panique morale (par exemple, utiliser un smartphone, consommer des réseaux sociaux, jouer à des jeux vidéos, etc.). Or Stanley Cohen présente bien comme première composante l’idée d’une marge ou d’une déviance. On n’y est plus du tout. Tout comme le rock et les jeans, qui ont, eux aussi, suscité des paniques morales, les pratiques numériques se sont largement massifiées, toutes catégories sociales et toutes générations confondues. C’est-à-dire que contrairement à ce qui est affirmé par certain⋅e⋅s, cette « panique morale » autour du numérique, des réseaux sociaux, ou des « écrans » s’adresse en réalité à nous toutes et tous. Il ne se passe pas un jour sans qu’untel ne me dise qu’il passe trop de temps sur son smartphone, qu’un autre me dise qu’il est vampirisé par les réseaux sociaux, qu’un dernier se demande s’il serait toujours capable de se repérer sans GPS, etc. Ce ressenti est important, ce n’est pas de la « panique morale » pour autant, plutôt une inquiétude qui me semble légitime, et qui ne s’adresse pas tant aux jeunes qu’à la population en général.

Ensuite, je pense que le concept de panique morale est moins pertinent pour les pratiques et technologies numériques que pour d’autres qui l’ont précédé (on cite souvent le rock, la radio, les jukebox ou encore l’automobile). Parce que le fait est que les plateformes aujourd’hui massivement utilisées par le grand public (qu’il soit jeune ou moins jeune) utilisent des techniques de captation de l’attention et de dark patterns, maintenant bien documentées autour des concepts de capitalisme de surveillance (nos données personnelles sont obtenues, stockées, puis calculées afin de nous manipuler) et d’économie de l’attention. On peut comprendre que le grand public s’en inquiète, puisqu’il vit une énorme dissonance cognitive collective : il utilise massivement des plateformes numériques dont il sait pertinemment qu’à plein de niveaux, elles sont problématiques. D’autant plus qu’il méconnaît les alternatives et que selon son niveau de culture numérique (très lié à d’autres composantes sociales comme le niveau de diplôme, rappelons-le), il est plus ou moins à l’aise pour « négocier » avec ses artefacts numériques, ou s’acheter des espaces sans publicité et avec moins de captation de donnée. Rappelons aussi que nous manquons toujours de recul pour comprendre exactement ce que les technologies numériques nous font, avec de vraies difficultés notamment à distinguer corrélation et causalité. À ce sujet, soyons un peu humbles collectivement, et n’oublions pas l’intérêt du principe de précaution.

Pour ces deux raisons principales, le fait que les pratiques numériques ne soient plus des pratiques « déviantes » mais totalement « mainstream » d’une part, et le fait que les pratiques numériques dominantes soient factuellement problématiques d’autre part, parler de panique morale me pose question. Parler de panique morale pour qualifier les pratiques d’un ensemble de technologies, certes critiquées par les élites, mais « en même temps © » promues par ces mêmes élites (c’est d’ailleurs toute une partie de l’incohérence, du cynisme, ou plus certainement la dissonance cognitive d’une élite profondément technophile et libérale), ça me questionne encore plus. Tiktok joue aujourd’hui le rôle de bouc émissaire, hier, c’était Facebook. Mais dans l’ensemble, ne nous y trompons pas : les technologies numériques sont poussées, défendues et promues, à tous les niveaux, qu’ils soient politiques et médiatiques. Dans la sphère économique, c’est la French Tech qui est défendue et financée par l’argent public. Dans la sphère éducative, c’est la Edtech qui est en progression constante, malgré l’absence d’études sérieuses montrant ses réels intérêts vs ses coûts écologiques et sociaux. De son côté, l’État numérise les services publics à grande vitesse, malgré les alertes nombreuses des travailleurs sociaux et de la défenseure des droits1.

Les arguments de celles et ceux qui parlent de panique morale sont souvent de pointer des « marchand de peur ». La encore, cet argument m’interroge. Quand bien même certains acteurs de niche surfent évidemment (nous sommes effectivement dans un monde capitaliste) sur la vague de la limitation du temps d’écran (contrôles parentaux en tête), ces marchés me semblent bien peu peser, en termes de lobbying, face aux géants du numérique qui se nourrissent littéralement de notre fameux temps d’écran (et qui intègrent d’ailleurs eux-mêmes des outils de limitation, c’est dire le cynisme). À y réfléchir, il y a un business bien plus juteux dans la sleeptech, qui profite à plein de notre mode de vie moderne, sursollicités en permanence par nos technologies, numériques ou non, avec ou sans écrans. En témoigne ce genre d’article2.

Panique morale, inquiétude, peur légitime, discours réac ?

Le terme de panique morale est très… culpabilisant. Assez violent même, quand il est dirigé vers des parents, ou des professionnel⋅le⋅s de l’éducation inquiets, perdus, mais ni « paniqués », ni dans une posture de jugement moral. C’est pourquoi je m’interroge sur l’utilisation de ce terme, et que je me demande s’il ne faut pas le limiter aux (rares) acteurs et actrices qui sont vraiment et sciemment dans des manœuvres d’entrepreneur⋅se⋅s de morale, dans des entreprises de peur. Il y en a.

Dans la plupart des autres cas où s’exprime une inquiétude vis-à-vis des technologies numériques, qu’elles touchent en particulier la jeunesse ou la société en général, je ne suis pas certain qu’on puisse vraiment parler de « panique morale ». Ce terme me gêne, car il interdit de critiquer « sévèrement » les impacts des technologies numériques, les rapports de force et de dominations qui sont à l’œuvre, les projets idéologiques, politiques et économiques, etc. Ce terme de panique moral me semble très violent vis-à-vis de toutes celles et deux qui éprouvent de légitimes inquiétudes vis-à-vis des technologies numériques, y compris et notamment celles et ceux qui évoluent dans des sphères très technocritiques, voire s’engagent dans des technoluttes.

En revanche, je ne nie pas qu’il y a aussi énormément de discours réactionnaires, de mépris de classe, de jeunisme, de sexisme, etc.. Tous ces discours, il faut les disséquer, les analyser, les critiquer, voire les balayer. En tant qu’acteur⋅ice⋅s de l’éducation, je pense que nous avons une ligne de crête sur laquelle nous frayer un chemin, entre « paniques morales » et technorassurisme, mais également entre technocritique et « technophobie tendance réac ».

Le problème, ce ne sont pas les écrans, ou même le numérique. Le problème, c’est un système capitaliste, extractiviste, productiviste et consumériste. Le problème, c’est qu’en se massifiant (et pas en se démocratisant, puisque la massification du numérique s’est faite sous des formes ségréguées, pour reprendre Dominique Pasquier3), le numérique s’est concentré en un petit ensemble de multinationales et de plateformes largement toxiques, dont le but n’est pas nous divertir, de nous informer ou de nous permettre de sociabiliser. Tout ça, ce sont des prétextes. Leur objectif, c’est de nous faire (sur)consommer. Il y a une forme de naïveté, je pense, à croire que nous luttons à arme égale avec ces multinationales du numérique qui exercent sur nous, pour reprendre Framasoft, une domination politique, culturelle, économique et technique.

En conclusion, il faut de l’éducation, de l’éducation, et encore de l’éducation. Mais pas n’importe quelle éducation4. Certainement pas une éducation limitée aux « bons usages » du numérique. Il faut, je pense, se donner les moyens d’une éducation technocritique, émancipatrice, politique. Une éducation qui autorise à développer de nouveaux imaginaires, et présente les alternatives numériques. Et s’il faut interdire, puisque certain⋅e⋅s ne jurent que par ça, interdisons la publicité, les dark pattern, les monopoles, la lucrativité abusive, ou encore la captation de données personnelles.

Photo à la une de Aaron Andrew Ang sur Unsplash

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