L’article Le groupe comme « constellation » : une utopie éducative ? est apparu en premier sur Les Cahiers pédagogiques.
La constellation prend son nom de ce groupement d’étoiles qui guide le navigateur à la recherche de son chemin. Pourtant, chacune d’entre elles se trouve à des distances vertigineuses les unes des autres et à des années-lumière de nous. Mais elles sont fixes et permanentes pour celui qui sait les regarder et consulter les éphémérides. Le navigateur peut, s’il a un bon sextant, en calculant l’angle sous lequel il observe telle étoile de la constellation, savoir à quel endroit il est, quelle direction prendre. C’est une belle métaphore pour fonder une relation à l’autre.
Pierre Delion, pédopsychiatre et psychanalyste, me décrivait un jour en ces termes la constellation thérapeutique, outil en usage dans la psychothérapie institutionnelle, invention de François Tosquelles : un patient schizophrène arrive à l’hôpital. Il rencontre d’abord le concierge à qui il trouve un regard sympathique. Il lui parle de tout un tas de choses « extraordinaires » qui lui passent par la tête dans sa relation particulière qu’il noue avec l’autre.
Le patient et le psychiatre
Le patient se dirige ensuite vers le service psychiatrique où il rencontre l’infirmière qu’il trouve accueillante ; peut-être lui rappelle-t-elle une connaissance… Il lui tient un tout autre discours, un peu comme si c’était une autre partie de lui-même qui parlait : il est psychotique. Le psychiatre qu’il voit ensuite a une tête revêche et lui est fort peu sympathique ; il lui déplait aussitôt et il reste muet. Le spécialiste établit un diagnostic de mutisme ou de catatonie et demande son internement avec une prescription médicale particulière.
Cela se serait passé autrement si le médecin avait participé à une constellation thérapeutique, une instance de soin qui réunit des personnes aussi différentes que le psychiatre, l’infirmière ou le concierge, les parents, l’aide-soignante, mais ayant en commun d’être entrées en relation avec le patient. Cela lui aurait permis de l’appréhender dans toutes ses dimensions subjectives et relationnelles.
Alexandre
Un jour que je mangeais avec des collègues de mon établissement, à la fin d’une réunion parents-professeurs harassante, le concierge se joint à nous. Rapidement, un élève problématique est évoqué : Alexandre était souvent en retard et avait des résultats catastrophiques, perturbait ; il était craint de tout le monde, ses parents n’étaient pas venus.
Les enseignants, en mangeant des crêpes, exprimaient leur désarroi, leur incapacité de travailler avec lui. Les plaintes se multipliaient comme si la présence du principal, lors de ce repas informel, permettait de déverser la somme des souffrances accumulées. Mais une salle à manger hors cadre protecteur permet l’expression de la souffrance, pas de la métaboliser et de lui donner un sens.
Une heure ou plus
Le concierge connaissait bien Alexandre. Il lui ouvrait la porte le matin quand il était en retard, et échangeait toujours quelques mots avec lui, ce qu’aucun convive n’avait réalisé. Il eut alors ces paroles qui nous firent taire : « Il ne faut pas oublier qu’Alexandre met une heure ou plus pour venir tous les matins au collège ! » Le principal acquiesça et renchérit en disant qu’il était courageux : tous les jours, cet élève désastreux venait dans un établissement très éloigné de son collège de secteur dont il avait été exclu deux ans avant. La plupart des enseignants l’ignoraient, je l’avais oublié.
Quel extraordinaire désir faisait qu’il se levait – certainement le seul de sa famille à le faire aussi régulièrement – pour avoir des résultats scolaires catastrophiques et venir s’entendre dire tous les jours qu’il était « mauvais » ?
Le lendemain, sans que rien n’ait été dit entre Alexandre et moi, nos relations furent cordiales, apaisées, et cela dura jusqu’à la fin de l’année. Un miracle ? Je ne le crois pas ; c’est un des effets que les participants à des groupes d’analyse de la pratique constatent régulièrement. De façon non institutionnalisée, le repas avait eu la fonction d’un tel groupe, la chance faisant que l’ensemble des convives était dans l’empathie vis-à-vis d’Alexandre, et que malgré l’absence de cadre établi, cela avait permis de parler, de dire les choses avec le concierge qui était apprécié dans l’établissement.
Le concierge et le principal
Qu’est-ce qui avait changé dans ma relation à Alexandre ? Rien, apparemment, juste une discussion qui présentait une particularité fondamentale par rapport au groupe d’analyse de la pratique : le concierge et le principal de l’établissement y avaient participé.
On n’estime pas assez leur rôle. Le concierge est celui qui voit tous les jours le changement d’état de l’enfant ou de l’adolescent qui doit passer, en quelques mètres, à celui d’élève. Certains résistent. Le principal, lui, entend l’enseignant quand celui-ci a exclu un élève. Il entend son désarroi professionnel. Il écoute ensuite l’élève qui lui parle, en miroir, d’une autre souffrance, la sienne, « sa part accidentée ». Le principal, souvent, se trouve pris entre deux souffrances dont il ne sait pas toujours quoi faire.
Dans le cas d’Alexandre, sans le vouloir, nous avions mis en place un ersatz d’institution, au sens où on l’entend dans la psychothérapie institutionnelle. Ce serait une institution pédagogique qui, pour être digne de ce nom, comme l’écrit Pierre Delion, serait un espace d’accueil et d’observation de la souffrance « scolaire », constitué des appareils pédagogiques et subjectifs des intervenants.
Porter l’élève
Dans les bons cas, cela forme un collectif, une constellation, qui pourra mettre en place une fonction de portage de l’élève dysfonctionnant, ce que Pierre Delion, toujours lui, appelle à partir du grec phorein (porter) la « fonction phorique ».
Essayons d’imaginer le fonctionnement d’une constellation pédagogique en partant du cas vécu d’Alexandre. Chaque participant aurait pu tenir, en substance, ce type de discours :
La professeure principale : « Alexandre ne fait rien, ses résultats sont catastrophiques, il est toujours en retard. »
Le concierge : « Je lui ouvre la porte tous les matins. Il vient de très loin et est souvent fatigué. Il me dit toujours gentiment bonjour. »
Le professeur de musique : « Ce n’est pas simple, il faut toujours être sur ses gardes, mais il se tient très bien dès qu’il n’y a pas de « menace » d’évaluation. Il peut chanter et participer au groupe de façon constructive. »
Le professeur de mathématiques : « Il perturbe les cours, il est agressif, mais il a un bon raisonnement logique. En revanche, il est complètement perdu en géométrie. Il a peur d’échouer. »
Le surveillant : « Il a un mal fou à sortir dans la cour, il nous pousse à bout à ne pas respecter les règles de vie commune, c’est vraiment difficile avec lui. »
Le professeur de sport : « Il ne participe pas, il est mollasson, ne sait pas quoi faire de son corps, l’adolescent parfait ! »
Le cuisinier : « Il dit toujours bonjour, il est très gentil. Je me demande s’il mange tous les matins. »
Le principal : « Nous n’avons jamais réussi à voir la famille qui ne peut pas venir jusqu’au collège à cause des transports en commun et de son éloignement. »
Parole dispersée
Et ainsi de suite. La constellation thérapeutique aurait permis de déposer en un même lieu dans un même temps des informations essentielles concernant Alexandre. Chaque participant y aurait pris le rôle de « porte-parole » pédagogique de l’adolescent, parole dispersée et singulière dépendant du lieu où il intervient – l’accueil, la cantine, la salle de musique, de cours, le gymnase – et de la matière qu’il enseigne avec des spécificités propres qui résonnent dans l’histoire passée et présente de l’adolescent.
Chaque participant exerce une fonction sémaphorique, et apporte avec lui une fraction de la souffrance scolaire d’Alexandre qui, ajoutée aux autres, permet de dessiner un paysage complexe de sa vie au collège.
Mais la constellation pédagogique, comme son modèle thérapeutique, n’est pas un seulement un vase à contenir les plaintes des intervenants, un lieu où l’on peut se désencombrer d’éléments bizarres qui entrent en contradiction les uns avec les autres. Il s’agit de les comprendre en mettant en commun les formations pédagogiques des uns et des autres, les vécus scolaires, les expériences humaines pour, parfois, faire jaillir une lumière de compréhension collective de la confusion apparente.
Remettre en marche la pensée
La constellation pédagogique remet en marche « les appareils à penser les pensées » qui peuvent ensuite chercher des solutions professionnelles et pédagogiques en fonction des positions respectives de chacun au sein de l’établissement. Cela ne fut pas fait dans le cas qui nous préoccupe.
Revenons à Alexandre ; pourquoi cette transformation dans nos relations suite à cette constellation « sauvage » que fut le repas ? Cela se passe, je crois, dans les regards : le mien d’abord qui a été changé grâce à l’intervention du concierge et du principal de l’établissement ; celui de l’adolescent ensuite qui s’est vu regardé différemment et qui a pu s’appuyer sur ce nouveau regard pour établir une relation bien plus apaisée.
La constellation et la fonction phorique qui l’accompagne nécessairement permettent de mettre en place une « fonction métaphorique », celle du rêve, de l’imagination collective d’un avenir meilleur pour l’adolescent dysfonctionnant, ce que les méthodes de management actuelles ne permettent pas.Delion, toujours l
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Le groupe comme « constellation » : une utopie éducative ?
Article publié le 21 mars 2023 | Lecture : 7 min.
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Constellation, un mot à la mode dans les instances de formation. Il a pourtant une histoire dans la relation sociale, une histoire qui renvoie à une autre réalité que celle qui est mise en place, une histoire de groupe hétérogène qui travaille ensemble, une « machine à penser, à panser ».
La constellation prend son nom de ce groupement d’étoiles qui guide le navigateur à la recherche de son chemin. Pourtant, chacune d’entre elles se trouve à des distances vertigineuses les unes des autres et à des années-lumière de nous. Mais elles sont fixes et permanentes pour celui qui sait les regarder et consulter les éphémérides. Le navigateur peut, s’il a un bon sextant, en calculant l’angle sous lequel il observe telle étoile de la constellation, savoir à quel endroit il est, quelle direction prendre. C’est une belle métaphore pour fonder une relation à l’autre.
Pierre Delion, pédopsychiatre et psychanalyste, me décrivait un jour en ces termes la constellation thérapeutique, outil en usage dans la psychothérapie institutionnelle, invention de François Tosquelles : un patient schizophrène arrive à l’hôpital. Il rencontre d’abord le concierge à qui il trouve un regard sympathique. Il lui parle de tout un tas de choses « extraordinaires » qui lui passent par la tête dans sa relation particulière qu’il noue avec l’autre.
Le patient et le psychiatre
Le patient se dirige ensuite vers le service psychiatrique où il rencontre l’infirmière qu’il trouve accueillante ; peut-être lui rappelle-t-elle une connaissance… Il lui tient un tout autre discours, un peu comme si c’était une autre partie de lui-même qui parlait : il est psychotique. Le psychiatre qu’il voit ensuite a une tête revêche et lui est fort peu sympathique ; il lui déplait aussitôt et il reste muet. Le spécialiste établit un diagnostic de mutisme ou de catatonie et demande son internement avec une prescription médicale particulière.
Cela se serait passé autrement si le médecin avait participé à une constellation thérapeutique, une instance de soin qui réunit des personnes aussi différentes que le psychiatre, l’infirmière ou le concierge, les parents, l’aide-soignante, mais ayant en commun d’être entrées en relation avec le patient. Cela lui aurait permis de l’appréhender dans toutes ses dimensions subjectives et relationnelles.
Alexandre
Un jour que je mangeais avec des collègues de mon établissement, à la fin d’une réunion parents-professeurs harassante, le concierge se joint à nous. Rapidement, un élève problématique est évoqué : Alexandre était souvent en retard et avait des résultats catastrophiques, perturbait ; il était craint de tout le monde, ses parents n’étaient pas venus.
Les enseignants, en mangeant des crêpes, exprimaient leur désarroi, leur incapacité de travailler avec lui. Les plaintes se multipliaient comme si la présence du principal, lors de ce repas informel, permettait de déverser la somme des souffrances accumulées. Mais une salle à manger hors cadre protecteur permet l’expression de la souffrance, pas de la métaboliser et de lui donner un sens.
Une heure ou plus
Le concierge connaissait bien Alexandre. Il lui ouvrait la porte le matin quand il était en retard, et échangeait toujours quelques mots avec lui, ce qu’aucun convive n’avait réalisé. Il eut alors ces paroles qui nous firent taire : « Il ne faut pas oublier qu’Alexandre met une heure ou plus pour venir tous les matins au collège ! » Le principal acquiesça et renchérit en disant qu’il était courageux : tous les jours, cet élève désastreux venait dans un établissement très éloigné de son collège de secteur dont il avait été exclu deux ans avant. La plupart des enseignants l’ignoraient, je l’avais oublié.
Quel extraordinaire désir faisait qu’il se levait – certainement le seul de sa famille à le faire aussi régulièrement – pour avoir des résultats scolaires catastrophiques et venir s’entendre dire tous les jours qu’il était « mauvais » ?
Le lendemain, sans que rien n’ait été dit entre Alexandre et moi, nos relations furent cordiales, apaisées, et cela dura jusqu’à la fin de l’année. Un miracle ? Je ne le crois pas ; c’est un des effets que les participants à des groupes d’analyse de la pratique constatent régulièrement. De façon non institutionnalisée, le repas avait eu la fonction d’un tel groupe, la chance faisant que l’ensemble des convives était dans l’empathie vis-à-vis d’Alexandre, et que malgré l’absence de cadre établi, cela avait permis de parler, de dire les choses avec le concierge qui était apprécié dans l’établissement.
Le concierge et le principal
Qu’est-ce qui avait changé dans ma relation à Alexandre ? Rien, apparemment, juste une discussion qui présentait une particularité fondamentale par rapport au groupe d’analyse de la pratique : le concierge et le principal de l’établissement y avaient participé.
On n’estime pas assez leur rôle. Le concierge est celui qui voit tous les jours le changement d’état de l’enfant ou de l’adolescent qui doit passer, en quelques mètres, à celui d’élève. Certains résistent. Le principal, lui, entend l’enseignant quand celui-ci a exclu un élève. Il entend son désarroi professionnel. Il écoute ensuite l’élève qui lui parle, en miroir, d’une autre souffrance, la sienne, « sa part accidentée ». Le principal, souvent, se trouve pris entre deux souffrances dont il ne sait pas toujours quoi faire.
Dans le cas d’Alexandre, sans le vouloir, nous avions mis en place un ersatz d’institution, au sens où on l’entend dans la psychothérapie institutionnelle. Ce serait une institution pédagogique qui, pour être digne de ce nom, comme l’écrit Pierre Delion, serait un espace d’accueil et d’observation de la souffrance « scolaire », constitué des appareils pédagogiques et subjectifs des intervenants.
Porter l’élève
Dans les bons cas, cela forme un collectif, une constellation, qui pourra mettre en place une fonction de portage de l’élève dysfonctionnant, ce que Pierre Delion, toujours lui, appelle à partir du grec phorein (porter) la « fonction phorique ».
Essayons d’imaginer le fonctionnement d’une constellation pédagogique en partant du cas vécu d’Alexandre. Chaque participant aurait pu tenir, en substance, ce type de discours :
La constellation pédagogique remet en marche « les appareils à penser les pensées » qui peuvent ensuite chercher des solutions professionnelles et pédagogiques en fonction des positions respectives de chacun au sein de l’établissement. Cela ne fut pas fait dans le cas qui nous préoccupe.
Revenons à Alexandre ; pourquoi cette transformation dans nos relations suite à cette constellation « sauvage » que fut le repas ? Cela se passe, je crois, dans les regards : le mien d’abord qui a été changé grâce à l’intervention du concierge et du principal de l’établissement ; celui de l’adolescent ensuite qui s’est vu regardé différemment et qui a pu s’appuyer sur ce nouveau regard pour établir une relation bien plus apaisée.
La constellation et la fonction phorique qui l’accompagne nécessairement permettent de mettre en place une « fonction métaphorique », celle du rêve, de l’imagination collective d’un avenir meilleur pour l’adolescent dysfonctionnant, ce que les méthodes de management actuelles ne permettent pas.
Malheureusement, la constellation « pédagogique » telle que je l’appelle de mes vœux, reste, dans l’immense majorité de nos établissements, une utopie.
Jean-Charles Léon
Professeur de musique retraité
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