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L’autonomie : un concept central pour le développement de l’activité de travail des agriculteurs à l’ère de l’anthropocène

20 avril 2023 par Xavier Coquil Activités 289 visites 0 commentaire

Un article repris de http://journals.openedition.org/act...

Un article de la revue Activités, une publication sous licence Creative Commons by nc nd

1. Introduction : l’agriculture, un secteur face à une transition existentielle

L’anthropocène est un concept polysémique et paradoxal qui entend globalement montrer que la pérennité de l’aventure humaine est compromise (Wallenhorst, Robin, & Boutinnet, 2019). Ce concept révèle le caractère non durable et destructeur de la façon dont l’humanité vit et habite la planète Terre.

Les sciences sociales travaillant cette question mettent en évidence les clivages socio-historiques touchant aux responsabilités des humains dans l’entrée dans l’anthropocène et les réorganisations sociétales nécessaires pour garantir la pérennité de l’aventure humaine. Cette nouvelle ère géologique caractérisée par les catastrophes planétaires prévisibles (réchauffement climatique, érosion de la biodiversité…) est aussi l’objet d’approches paradoxales quant à ses projections : en effet, loin de penser la fin de cette ère via de nécessaires transitions (écologiques, économiques, existentielles…) des chercheurs estiment nécessaire de poursuivre notre entrée dans l’anthopocène en continuant de libéraliser notre économie et en défendant le concept d’éco-modernisme (Manifeste écomoderniste, 2015). Selon eux, le libéralisme nous fait entrer de plain-pied dans cette ère et nous permettra d’y vivre via un progrès technologique nous permettant de dompter et maitriser « la machine planétaire » (Steffen, Leinfelder, Zalasiewicz, Waters, Williams, et al., 2016). Ainsi, comme le soulignent Wallenhorst, Robin et Boutinnet (2019), le paradoxe de l’anthropocène devient très fort lorsqu’il devient l’argument de défense d’un système libéral s’opposant aux militants défendant une transition écologique comme une condition existentielle.

Ce qui est particulièrement intéressant dans l’anthropocène, c’est la lecture qu’il nous conduit à réaliser sur la condition humaine, c’est-à-dire sur la façon de vivre et d’habiter la planète. En effet, selon Wallenhorst, Robin et Boutinnet (2019), les stratigraphes et les géologues qui s’intéressent aux marqueurs de cette ère post holocène évoquent des hypothèses afin de marquer la date et le lieu de son démarrage. Ces différentes hypothèses questionnent les impacts des activités humaines et plus particulièrement durant les époques moderne et post-moderne. Ainsi, ces marqueurs portent des significations sociales et culturelles fortes de la condition humaine : (i) les difficultés de cohabitation des humains avec certaines autres espèces, (ii) le développement de l’agriculture via la recherche de maîtrise des écosystèmes, qui s’accompagne d’une posture d’extériorité par rapport à la nature, (iii) la domination qui surgit dans la relation à l’autre et les difficultés que nous rencontrons à vivre le cosmopolitisme, (iv) la redoutable puissance de ce nouveau venu qu’est l’homo oeconomicus qui semble pouvoir tout fabriquer, acheter et vendre avec une volonté d’optimisation et de maximisation des intérêts individuels à court terme, (v) la fragilité de la composante politique de l’aventure humaine quand elle s’associe avec le pouvoir technoscientifique dans une entreprise de destruction massive (arme nucléaire) et en même temps l’impact du politique lorsqu’il se donne les moyens d’éviter cette destruction (arrêt des essais nucléaires).

Comment ces marqueurs de l’anthropocène, viennent questionner nos façons de vivre, d’habiter la planète Terre ? Plus spécifiquement comment ces marqueurs de l’anthropocène viennent questionner le secteur agricole, ses évolutions et, plus particulièrement, l’activité de travail des agriculteurs ? En France et en Europe, l’activité de travail des agriculteurs a été particulièrement marquée par l’époque moderne, durant laquelle convergeaient progrès technique et progrès social soutenus par un projet politique, et par l’époque post-moderne, marquée par la cassure de cette convergence des progrès technique et social et du projet politique.

À la sortie de la Seconde Guerre mondiale démarre en France et en Europe une période de convergence politique et technique au service de la modernisation de l’agriculture. Une vision politique du progrès social prend le pas : la sortie de la condition paysanne soit par l’accès à une activité de production agricole plus moderne (démocratisation des concepts d’agriculteur et d’exploitant agricole), soit par un changement de métier, en dehors de l’activité de production agricole qui cherche de la main d’œuvre (secteur amont ou aval de l’agriculture, ou autre secteur d’activité) (Pisani, 2004). La mécanisation de l’agriculture permet une sortie du labeur physique via la traction motorisée et l’usage de l’hydraulique pour limiter la manutention de charges lourdes. Un véritable progrès social est alors à l’œuvre libérant les agriculteurs de la condition paysanne. Cette époque moderne porte rapidement ses fruits en permettant simultanément la réduction de la pénibilité physique du travail agricole, l’augmentation de sa productivité, et la sécurisation de la production alimentaire sur le continent européen.

Le post-modernisme fait son apparition dès le début des années 80. En effet, l’industrialisation des secteurs amont et aval de l’agriculture conduit les agriculteurs à restreindre leur activité à la production de matières premières agricoles. Les industries les incitent à la production de volumes croissants et exigent des produits de plus en plus normés répondant à des logiques de transformation via des process industriels qu’il convient d’optimiser. La production de gros volumes engage les agriculteurs dans des formes de spécialisation de production au détriment des logiques biologiques et agronomiques : les productions dé-saisonnées (ex. : tomates et lait de chèvres en hiver…), l’élevage hors-sol, les grandes cultures spécialisées et sans animaux… en sont des exemples. Des externalités négatives sur l’environnement font leurs apparitions dès la fin des années 70 (ex. : algues vertes en Bretagne) et cette logique poursuit son développement en mobilisant de plus en plus de transports carbonés dans un commerce mondialisé. L’augmentation des volumes produits par travailleur se poursuit en mobilisant les technologies modernes de manière croissante : augmentation des puissances de traction puis apparition et démocratisation de la robotisation dans les processus de production à partir des années 2000. Les politiques publiques œuvrent à la libéralisation des marchés agricoles : la suppression des accords cadre sur le prix du lait payé aux producteurs et sur la limitation de la production laitière nationale via des quotas depuis le 1er avril 2015 est l’un des exemples révélant le désengagement progressif de la puissance publique dans la régulation des marchés agricoles (Chatellier, 2015). Ainsi, une augmentation, apparemment sans limite, des volumes de production est à l’œuvre chez la majorité des agriculteurs, mobilisant plus de technologies au service de plus de productivité de la main-d’œuvre : apparaît fréquemment une confusion entre les fins et les moyens à savoir « s’outiller pour produire plus ou produire plus pour accéder à des capitaux qui permettent de s’outiller ? » (Coquil, & Pailleux, 2021 ; Veysset, Lherm, Boussemart, & Natier, 2019). Cette logique conduit des agriculteurs à des politiques d’investissement et de modernisation risquées, sans garantie et sans capacité d’action sur les prix de vente de leurs produits agricoles, les conduisant à de l’insécurité et nuisant à la pérennité de leur activité de travail.

L’agriculture et, au premier plan de celle-ci, l’activité de travail des agriculteurs ont été très marquées par la posture naturaliste (Cayre, 2013) qui a été accentuée par les développements techniques et technologiques des périodes modernes et post-modernes. Cette posture se traduit, dans l’activité agricole, par une mise à distance de la nature en mobilisant des techniques et des technologies pour tenter de la guider, de la conduire, de la maîtriser ou de la dominer au service d’un projet de production. La posture naturaliste s’apparente alors aux théories éco-modernistes, dans le champ de l’agriculture, que nous traduisons en ces termes « la maîtrise virile de la nature » (Manifeste éco-moderniste, 2015). La mécanisation, le développement des engrais et des pesticides, le développement d’artefacts permettant l’artificialisation des ambiances d’élevage (bâtiments climatisés) et des climats de mise en culture (serre) sont autant d’artefacts techniques et technologiques pour s’approcher d’une maitrise de l’environnement physique, biologique, sanitaire et climatique des productions agricoles… Les impacts sont forts sur les écosystèmes : un appauvrissement de la biodiversité par la mise en culture de quelques espèces sur les surfaces cultivées alors qu’elles hébergeaient des espaces naturelles bien plus variées avant l’arrivée de l’agriculture, une forte contribution aux émissions de gaz à effet de serre par l’industrialisation des process amont et aval de l’agriculture et la mondialisation des échanges de produits agricoles (IPCC, 2021). Ainsi, la tendance dominante du développement de l’agriculture, dans les pays industrialisés, relève de l’éco-modernisme. Pourtant les problématiques du changement climatique, de l’érosion de la biodiversité, de la perte de fertilité des sols et de la perte de potabilité des eaux, fortes conséquences de l’anthropocène, mettent en péril la pérennité et l’existence même de l’activité de travail d’une majorité des agriculteurs à un horizon temporel proche.

Des minorités d’agriculteurs ont opéré des transitions écologiques de leur activité de travail : ils mettent en œuvre des formes d’agriculture en rupture avec ces postures naturalistes et écomodernistes. Ainsi, la majorité des agriculteurs biologiques et des agriculteurs économes et autonomes échangeant au sein des groupes CIVAM (Centre d’initiatives et de valorisation de l’agriculture et du monde rural), par exemple, travaillent selon une recherche de compagnonnage avec la nature (Deléage, 2004). Ils travaillent alors selon un rapport renouvelé avec les éléments naturels : ils composent avec le vivant et ses variabilités, ce qui nécessite de développer des sens et des sensibilités permettant de les appréhender. Ce mouvement est minoritaire et nécessite, pour ces agriculteurs, de s’émanciper de la tendance majoritaire fortement prescrite par les systèmes sociotechniques et politiques majoritairement en place dans le secteur agricole (Meynard, Messean, Charlier, Fares, Le Bail, et al., 2013 ; Stassart, Mormont, & Jamar, 2008). En effet, les agricultures alternatives et durables qui émergent sont le fait de transitions professionnelles d’agriculteurs ayant été contraints à un double mouvement (Coquil, Béguin, & Dedieu, 2017) : s’émanciper vis-à-vis du contexte sociotechnique et politique majoritaire qui les entoure, et mener une transition professionnelle afin de transformer en profondeur leur activité de travail.

Dans ce texte nous présentons l’autonomie comme un concept central du développement de l’activité de travail des agriculteurs. Ce texte est une synthèse de travaux en ergonomie réalisés sur l’activité de travail d’agriculteurs. Ces travaux ont été essentiellement conduits dans le cadre de 4 programmes de recherche intervention passés (Praiface, TRANSAE) ou en cours (Pinsmoi et Accordae) : ces projets s’intéressent aux transformations du travail des agriculteurs alors qu’ils se dirigent vers une agriculture plus durable pour l’environnement et le travailleur, mais aussi aux transformations du travail des personnes qui accompagnent ces transformations. Sur la base de ces recherches-interventions, nous postulons que ce développement de l’activité des agriculteurs est incontournable pour penser et vivre une transition écologique et sociale du secteur d’activité agricole et que cette transition est d’ordre existentiel pour l’agriculture à l’ère de l’anthropocène. Ainsi, tout d’abord nous posons le contexte sociotechnique du secteur agricole en argumentant la nécessité pour les agriculteurs de s’en émanciper pour permettre un développement de leur activité de travail. Nous développons et illustrons ensuite 3 dimensions de l’autonomie qui facilitent ces transitions professionnelles des agriculteurs et qui en font un concept central à outiller dans les actions d’accompagnement professionnel de ces sujets au travail. Enfin, nous discutons les façons d’envisager le développement de l’autonomie dans le secteur agricole.

2. Les transitions professionnelles des agriculteurs : changer de façons de faire et de penser dans un contexte socio‑professionnel normatif

Les agriculteurs bénéficient d’un statut d’entrepreneur indépendant à l’image des chefs de petites et de moyennes entreprises. Ainsi, ils exercent leur activité quotidienne au sein de structures juridiques comptant fréquemment peu d’actifs : en 2020, 759 000 personnes (659 000 équivalents temps pleins) occupent un emploi permanent dans les 389 000 fermes françaises (Barry & Polvêche, 2021). Le statut d’exploitant individuel représente 58,4 % de ces actifs et les autres actifs travaillent en tant que co-exploitants (différentes formes juridiques d’association) ou en tant que salariés agricoles. Ainsi, les agriculteurs ont des activités variées et contribuent au quotidien à la gestion de l’entreprise, aux activités de travail productif seul ou avec des collaborateurs familiaux ou tiers. Ces collaborateurs ont des statuts de bénévoles, d’associés ou de salariés. Pourtant, les activités de travail des agriculteurs sont fortement prescrites par leur entourage socio-professionnel et par le système sociotechnique auquel ils contribuent : leurs choix et leurs marges de manœuvre en matière de conception de leur propre activité de travail apparaissent alors plus restreints. Nous abordons cette question de la prescription diffuse de l’activité de travail des agriculteurs et de la normativité des systèmes sociotechniques au sein desquels ils évoluent, comme des obstacles à leur liberté d’action. Nous abordons ensuite la question du développement professionnel de ces agriculteurs, comme une nécessité à leur transition professionnelle vers des horizons plus écologiques, l’autonomie des agriculteurs étant un moyen central.

2.1. L’activité de travail des agriculteurs : normes socio‑professionnelles et prescription diffuse

La représentation de Leplat et Cuny (1977) conceptualise l’activité de travail comme la résultante de la rencontre entre les tâches prescrites par l’entreprise et le travailleur avec ses caractéristiques propres. Résulte de cette rencontre des performances et des impacts sur l’entreprise et des performances et impacts sur le travailleur. Leplat et Cuny (1977) formalisent également des super-déterminants, à savoir des éléments du contexte socio-professionnel, qui ont un impact direct sur les caractéristiques de l’entreprise et sur lesquels le travailleur n’a pas la main.

Les verrouillages des systèmes sociotechniques en agriculture sont des exemples de super-déterminants de l’activité de travail des agriculteurs. Stassart et al. (2008) et Meynard et al. (2013) décrivent respectivement les verrouillages des systèmes sociotechniques qui se sont cristallisés autour de la race bovine belge « le blanc bleu belge » et autour de la spécialisation des filières de grandes cultures en France.

Dans son étude Stassart, Mormont et Jamar (2008) analysent et décrivent la façon dont les pratiques d’une grande diversité d’acteurs ont été modifiées et spécialisées à partir d’une anomalie génétique d’intérêt apparue sur la race blanc bleu belge et ayant retenu l’intérêt de la filière viande bovine belge : le gène culard. Le gène culard est une anomalie génétique qui se caractérise par une hypertrophie musculaire chez les bovins. Cette hypertrophie musculaire est particulièrement visible sur les parties arrière de l’animal (cuisses et fessiers), qui sont également les parties les mieux valorisées sur le plan commercial. Ainsi, cette anomalie génétique a retenu l’attention des acteurs de la filière viande bovine. Les généticiens ont isolé cette anomalie puis l’ont sélectionné afin que tous les individus de cette race blanc bleu belge l’expriment. Ainsi, les chercheurs en sciences de l’élevage ont développé des modèles animaux permettant d’optimiser les performances de croissance de ces individus. Les éleveurs d’animaux de cette race blanc bleu belge ont développé des pratiques d’élevage intensives afin que le potentiel de croissance musculaire de cette race s’exprime pleinement, les bouchers ont développé des techniques de découpe spécifiques (découpe anatomique), les consommateurs se sont habitués à la tendreté de la viande issue de ces animaux… Les vétérinaires ont également dû spécifier des interventions vis-à-vis de cette race : la césarienne et la couverture pharmaceutique qui l’accompagne. En effet, les veaux blanc bleu belge ont une musculature trop développée pour permettre une naissance naturelle et rend la césarienne incontournable. Ainsi, lorsqu’une transition vers une agriculture plus écologique et mobilisant moins d’intrants (moins d’aliments du bétail, moins d’engrais et moins d’antibiotiques…) est envisagée, la race blanc bleu belge apparait comme un élément incontournable à reconsidérer. Toutefois, changer de race revient à modifier l’activité de travail des agriculteurs, mais également les activités de travail de l’ensemble des acteurs du système sociotechnique.

Dans une étude conduite sur les freins à la diversification des grandes cultures dans les régions céréalières de France, Meynard et al. (2013) analysent et décrivent également les verrouillages sociotechniques de la spécialisation des régions céréalières dans la mise en culture d’un très petit nombre d’espèces (colza, blé, orge, maïs). Ce faible nombre d’espèces dans les espaces cultivés pose de gros problèmes écologiques : tout d’abord il indique un appauvrissement de la biodiversité cultivée, de plus il génère l’apparition d’adventices et de ravageurs spécialistes de ces cultures et nécessite donc l’usage de pesticides en plus grosses quantités afin de préserver les performances productives des parcelles. La diversification des cultures, c’est-à-dire l’augmentation du nombre d’espèces cultivées en rotation sur les parcelles et dans les territoires, apparait comme une solution combinant intérêts agronomiques et écologiques. Toutefois, cette diversification se heurte à de nombreux freins cristallisés dans l’activité de travail de nombreux acteurs de ce système sociotechnique : la recherche agronomique et génétique s’est concentrée sur un faible nombre d’espèces cultivées, la production de semences également, la collecte des récoltes par l’industrie agro-alimentaire est organisée pour prendre en charge une faible diversité de cultures, les agriculteurs ont spécialisé leurs savoir-faire, leurs équipements et leurs calendriers de travail sur un faible nombre d’espèces cultivées… La diversification des cultures nécessite des transformations profondes de l’activité de travail de nombreux acteurs de ce système sociotechnique.

Au quotidien, l’activité de travail des agriculteurs fait l’objet de prescriptions plus ou moins nombreuses selon les orientations qu’ils ont choisies (Coquil, Cerf, Auricoste, Joannon, Barcellini, et al., 2018). En effet, l’entourage familial et professionnel, les attentes citoyennes, l’enseignement agricole, l’encadrement agricole (conseil, accompagnement), l’approvisionnement (machinisme, engrais…) et les circuits de commercialisation (circuit court, coopérative, industrie-agroalimentaire), les politiques de développement agricole, les réglementations, la fixation des prix et des critères de qualité des produits agricoles et la lecture des potentiels « naturels » que font les agriculteurs eux-mêmes, et qu’ils considèrent mobilisables, apportent leur pierre à la prescription de leur activité de travail. Ainsi, les choix et les orientations prises, mais aussi les modalités d’accès à l’activité agricole (reprise d’une exploitation familiale, installation dans une ferme déjà existante…) font partie des nombreux facteurs qui influent la conception de l’activité des agriculteurs et entament les capacités des agriculteurs à déterminer leur activité par eux‑mêmes.

2.2. Les transitions professionnelles des agriculteurs : développement de monde professionnel

Le développement de l’autonomie des agriculteurs est central pour les nécessaires transitions professionnelles des agriculteurs, car les prescriptions diffuses conduisent majoritairement les agriculteurs à développer des activités de travail peu durables (Prost, & Coquil, 2022) : la reprise en main de l’activité de conception de leur activité par les agriculteurs eux-mêmes devient centrale. Plusieurs auteurs de sciences humaines et sociales ont conceptualisé les transformations à l’œuvre chez les agriculteurs lorsqu’ils cheminent d’une agriculture mobilisant des intrants chimiques vers des formes d’agriculture écologisées (Chantre, Cerf, & Le Bail, 2015 ; Chizallet, Barcellini, & Prost, 2018 ; Coquil, 2014 ; Lamine, & Perrot, 2007). Ils évoquent un changement des pratiques agricoles, mais également un changement des façons de penser l’agriculture. Les sociologues (Hellec, & Blouet, 2014 ; Lamine, & Bellon, 2009 ; Van Dam, Streith, & Nizet, 2011) introduisent l’idée de changements d’ordres identitaires et moraux et formalisent également la transformation des groupes d’échanges et de dialogues professionnels environnant ces agriculteurs en transition.

Dans leurs travaux, Coquil, Béguin et Dedieu (2017) formalisent les transitions des agriculteurs réduisant l’usage d’intrants de synthèse et cherchant plus d’autonomie selon un développement de monde professionnel.

Béguin (2004) propose le concept de monde professionnel afin d’appréhender le caractère systémique du travail : ce sont les arrière-plans conceptuels, praxiques et axiologiques qui forment système avec l’objet de l’action. La réalité est toujours trop large et trop complexe pour être saisie dans son entièreté par le sujet au travail. Ainsi, pour développer une activité efficace, le travailleur se focalise sur certaines dimensions de la réalité qu’il cherche à comprendre et sur lesquelles il agit. Ainsi l’objet de l’action est différent pour chaque sujet, et le sujet et l’objet sont indissociables dans l’action. L’objet de l’action, qui fait référence à l’image opérative d’Ochanine (1978), sera associé à des concepts pragmatiques et des actions spécifiques, mobilisant différents instruments et référant à des systèmes de valeurs singuliers. Le monde professionnel formalise une organisation systémique, cohérente et stable de l’activité du travailleur dans son environnement. Cette organisation systémique de l’activité chez le sujet ainsi que sa cohérence systémique sont inspirées des travaux de Dewey (1967) : l’expérience du sujet, le « trouble », se voit résolu lorsque le sujet parvient à passer d’un ensemble de données disjointes et émiettées à un objet sur lequel il agit. Selon Dewey (1967), face à un environnement incohérent et opaque le sujet doit retrouver une voie en tentant de rétablir la cohérence entre lui et son environnement. Cette notion de discordance et de cohérence élargit le système sujet/objet à son environnement. Nous parlons ici d’une cohérence d’ordre pragmatique qui ne réfère pas à la recherche de la vérité, mais à la recherche de la réussite pratique. La composante axiologique, ou part invisible de l’activité, qui fait système avec l’objet de l’action intervient, dans la singularisation de l’activité des sujets, mais aussi dans son développement.

Coquil, Béguin et Dedieu (2017) ont formalisé le développement des mondes professionnels des agriculteurs au cours de leur transition, quittant une agriculture intensive et mettant en place une agriculture plus économe en intrants et plus autonome. Benoit s’est installé seul en 1994 sur une ferme laitière intensive en poursuivant l’activité de travail qui avait été mise en place par son prédécesseur : il élève 25 vaches laitières très fortes productrices (plus de 9 000 litres de lait par vache et par an) sur une petite surface (24 ha) conduite de manière intensive (maïs ensilage et prairies artificielles) afin de produire 200 000 l de lait par an. Benoit alimente alors ses animaux en bâtiment, sans les sortir, et mobilise beaucoup d’achats extérieurs (engrais, produits phytosanitaires et aliments du bétail). Benoît est très encadré par des techniciens sur ses productions animales et végétales. Il échange aussi avec des amis agriculteurs impliqués dans des groupes d’échanges de pratiques sur la conduite des vaches au pâturage. Dans la fin des années 90, il se questionne sur les achats d’aliment du bétail alors que la crise de la vache folle bat son plein. Un jour il accepte l’invitation d’un ami à un groupe de discussion sur le pâturage qui faisait intervenir un agriculteur expérimenté sur la conduite des systèmes agricoles économes et autonomes : André Pochon. Par ses questions et ses remarques, l’intervenant ouvre un nouveau champ des possibles à Benoît « il m’a dit que j’avais une jolie ferme, mais que je produisais 2 fois trop de lait… pour moi, produire seulement 100 000 l de lait, ce n’était pas pensable, mais avant ça, je n’avais jamais pensé que je pouvais vivre de mon activité sans produire tout mon droit à produire ». Benoît s’autorise alors à faire évoluer son travail : il commence à faire pâturer ses vaches, il intègre et participe aux groupes d’échanges entre pairs sur la conduite des vaches au pâturage, sur l’observation des signes extérieurs des animaux permettant d’ajuster leur alimentation. Progressivement l’objet de son travail, ses activités quotidiennes, ses normes professionnelles se déplacent pour se centrer sur l’autonomie et l’équilibre alimentaire de ses animaux tout en maintenant des animaux assez productifs (6 000 litres de lait par vache et par an). Benoit expérimente et dés intensifie sa ferme en produisant moins de lait et en doublant sa surface via la reprise de terres voisines qui se sont libérées. Il conduit ses animaux au pâturage et découvre alors une activité de travail bien moins anticipable qu’auparavant, qui nécessite des ajustements permanents, car la ressource ne peut être consommée que lorsqu’elle pousse contrairement à l’alimentation en bâtiment qui est basée sur la distribution de stocks. Ces découvertes, recherches et ajustements deviennent centraux et sources de plaisir individuel et collectif par la participation à des groupes d’échanges entre pairs. En se basant sur l’analyse diachronique des histoires de vie de 16 agriculteurs, Coquil, Béguin et Dedieu (2017) formalisent le développement des mondes professionnels des agriculteurs selon un processus non téléologique et non incrémental, répondant à des dynamiques autonomes et à des dynamiques sociales. Selon Coquil (2014), les dynamiques autonomes du développement sont la recherche d’une cohérence pragmatique au sein du monde professionnel de l’agriculteur : le développement serait alors initié par une mise en tension du monde professionnel, qui se manifeste comme un inconfort pour le travailleur. Quatre sources de mise en tension sont identifiées chez les éleveurs laitiers ayant vécu cette transition professionnelle : la découverte de l’impensable pour le sujet, l’écart entre ce qu’il fait et ce qu’il pense, les difficultés pratiques qui s’expriment au sein de son activité de travail, et l’obligation externe. Les dynamiques sociales s’expriment via des genèses instrumentales et via les échanges entre pairs autour de la constitution de normes professionnelles définissant les bonnes et les mauvaises pratiques. Le processus de développement est alors formalisé comme un processus dialogique entre ce que le sujet souhaite et ce qui s’avère possible, entre l’apparition de problèmes et leur résolution dans l’activité de travail, mais aussi entre le virtuel et le réel. Cette formalisation du développement est dans la filiation de l’approche historico-culturelle du développement formalisée par Vygotski (1930/1985) : le développement de l’individu se réalise par des déplacements de la capacité d’action de l’individu au fil des expériences qu’il se forge dans la confrontation aux réalisations d’autrui et leur conceptualisation interne. Coquil, Béguin et Dedieu (2017) ont proposé une formalisation des dimensions axiologiques en les distinguant selon leur proximité de l’activité de travail du sujet : en mobilisant les travaux de la sociologie rurale (Nicourt, 2009 ; Lemery, 2011) ils ont distingué les normes professionnelles, et les valeurs. Ainsi, les normes professionnelles sont définies par le sujet, dans le cadre de son activité de travail et de sa mise en discussion avec ses pairs sur ce qui se révèle être un travail bien fait : les normes professionnelles sont alors en lien direct avec l’action du sujet et l’évolution de la composition de son groupe de pairs. Les valeurs renvoient à des prises de position du sujet dans des débats de sociétés. Leur impact sur l’activité de travail des sujets existe, mais il est moins direct.

Ainsi, le développement professionnel des agriculteurs relève d’une dynamique autonome et une dynamique sociale. Il est question d’un changement de façons d’agir et de penser son activité de travail en construisant de nouvelles cohérences pragmatiques. Il est aussi question d’une émancipation vis-à-vis d’un entourage socio-professionnel et d’un système socio-technique très normatifs, selon des modalités et des niveaux de prescription très variés. Cette dynamique sociale passe aussi par la construction de nouvelles normes professionnelles au contact d’un réseau renouvelé de pairs vu comme des ressources sur les plans techniques, sociaux et psychologiques.

3. L’autonomie : confiance, jugement critique et autonomie politique

Nous abordons le concept d’autonomie selon 3 dimensions issues de la littérature : la confiance, le jugement critique et l’autonomie politique.

3.1. L’autonomie au prisme de l’altérité et de la confiance

S’engager dans une transformation de leur activité de travail nécessite, chez les agriculteurs, une grande confiance en eux-mêmes et en un entourage socio-professionnel aidant et confortant les nouvelles orientations choisies. Cette confiance est d’autant plus importante lorsqu’ils évoluent vers des formes d’agriculture plus écologiques et plus durables, car celles-ci sont très minoritaires dans les campagnes. L’autonomie peut se révéler un moyen pour gagner en confiance. La confiance renforce l’autonomie des sujets.

Maillard (2011) propose une lecture historique et philosophique de l’émergence du concept d’autonomie.

Le concept d’autonomie est né de l’avènement de l’humanisme avec le Siècle des Lumières : l’homme s’émancipe alors des agents religieux et politiques qui lui dictaient la bonne et sage conduite à tenir. La dimension singulière de l’être humain devient prégnante : on parle alors d’une forme d’autodétermination des individus sur le plan des normes, des valeurs et du sens renvoyant à la raison universelle et au pouvoir d’agir des individus. La singularité des individus devient alors une finalité, une forme de reconnaissance de la capacité à s’autogouverner déterminant le droit de chacun à un espace intérieur : le pouvoir collectif n’est pas autorisé à pénétrer et l’individu est son propre maître doté de raison : se découvrir et s’auto-déterminer pour être en capacité de s’autodéterminer.

Meyer, Paunonen, Gellatly, Goffin, et Jackson (1989) questionnent la place à accorder à l’altérité lorsqu’origine et finalité se confondent dans l’autonomie : peut-on considérer l’autonomie comme finalité, comme stade ultime du développement et de la dignité humaine, comme marque d’une maturité morale, ce qui, de manière réciproque, dévalorise d’autres vies que l’on qualifierait d’affaiblies ? Selon Winnicott (1969) et Erikson (1972), l’autonomie ne peut se poser sans relation à autrui : nous ne pouvons être sans être lié à, le concept de solitude renvoyant irrémédiablement à l’autre. Ainsi, Erikson (1972) fait de la confiance la pierre angulaire du développement humain, l’autonomie venant dans un second temps : les sujets ne peuvent prendre la consistance d’eux-mêmes sans des personnes bienveillantes qui répondent à leurs besoins, à un moment de leur vie, pour être solide et se lancer dans l’expérimentation par et pour eux-mêmes. Erikson (1972) tente alors de préciser la place de l’altérité dans le concept d’autonomie à travers la notion d’intimité : c’est la capacité du sujet de décider de partager de soi avec l’autre.

Ces notions d’altérité, d’intimité et de confiance dans la construction de l’autonomie sont centrales chez les agriculteurs.

De nombreux agriculteurs sont en situation difficile sur les plans économiques, social, et environnemental. Depuis plus de 30 ans, les revenus moyens agricoles stagnent voire diminuent de manière tendancielle pour les agriculteurs français (Chassard et Chevalier, 2007). Ces agriculteurs assimilent, pour leur grande majorité, l’environnement à un empilement de réglementations, de contrôles et de normes coûteuses et oppressantes. La profession agricole, devenue minoritaire au sein d’une société de plus en plus urbanisée et tertiarisée, s’isole progressivement : ces agriculteurs s’estiment, pour bon nombre d’entre eux, incompris par une société qui vit loin de leurs réalités quotidiennes. Ces agriculteurs se tiennent à l’écart des mouvements alternatifs de développement de l’agriculture, portés par des minorités d’agriculteurs (ex. : agriculture biologique, agriculture économe et autonome…). Ils se trouvent alors stigmatisés, car certaines de leurs pratiques agricoles visibles, comme les traitements phytosanitaires, sont devenues intolérables au regard de la société. Ainsi, l’écart se creuse entre un « immobilisme », défendu par les courants de pensée majoritaire d’une profession, tenant une ligne de défense de l’ordre de « l’agribashing », et les réalités sociales, économiques et environnementales qui entourent les agriculteurs. Cet écart génère des pertes de sens progressifs dans le travail des agriculteurs : les conséquences sont les difficultés du travail quotidien des agriculteurs aux fins trop souvent tragiques (Deffontaines, 2020).

Des auteurs en psychologie et en psychodynamique du travail travaillent ces difficultés des agriculteurs via le concept de la santé (Spoljar, 2018) : ils défendent l’idée d’une construction systémique des difficultés des agriculteurs au travail. Marc et Sophie sont un couple installé à la suite de la mère de Marc à la fin des années 1970 : ils élèvent des vaches laitières. Dès le début des années 1980, les problèmes s’enchainent : Marc se casse le bras, de gros soucis de santé apparaissent sur le troupeau, le couple doit limiter sa production laitière en raison de la mise en place des quotas laitiers en 1984. Le couple fait le dos rond et surmonte tous ces imprévus en augmentant la taille de la ferme via des emprunts bancaires et un volume d’activité toujours plus élevé : ils s’engagent notamment dans un élevage supplémentaire de vaches allaitantes, ce qui nécessite de construire des bâtiments d’élevage. L’activité agricole use Marc et Sophie et rémunère très peu, mais elle se poursuit autour d’un objet commun : « gérer une exploitation productive, selon le modèle dominant dans la région ». En 1999, Marc et Sophie investissent à nouveau 200 000 € pour mettre en place un atelier d’engraissement de taurillons et cette même année un nouveau souci de santé atteint le troupeau laitier. Sophie décide d’aller travailler à l’extérieur pour faire vivre la famille. Marc et Sophie ne font plus confiance à leur entourage professionnel qui les incite depuis 20 ans à produire et investir toujours plus pour s’en sortir et qui ne les fait pas vivre. Ils refusent la proposition de leur comptable qui leur propose de contracter un emprunt de consolidation : « vers qui se tourner ? » alors que l’activité agricole, la famille et Marc et Sophie sont en réelles difficultés. Dans cette même ligne, sur la base d’études de cas et de leur implication dans l’accompagnement d’agriculteurs en difficulté, Coquil, Rolland et Pailleux (2021) proposent une formalisation du processus de construction et de renforcement des difficultés chez les agriculteurs en 3 phases interdépendantes : (i) l’émergence de problèmes (professionnels, privés…) dans l’activité de travail des agriculteurs qui conduisent à leur moindre mobilisation ou à leur démobilisation et à une discordance au sein de leur monde professionnel, (ii) la dégradation des performances de la ferme (pertes techniques et économiques, augmentation de la dette), (iii) la perte de confiance de l’agriculteur en lui-même (doutes sur sa capacité à surmonter les difficultés) et la rupture avec le monde socio-professionnel qui l’entoure du fait d’une responsabilité au moins partielle, de son environnement socio-professionnel dans les difficultés vécues.

Louazel (2018) étudie les trajectoires d’accompagnement mises en œuvre par l’association Solidarité Paysan auprès de ces agriculteurs en difficultés. Ainsi la première étape de l’accompagnement vise à « remettre les hommes et les femmes debout », c’est-à-dire accompagner une remise en confiance en eux-mêmes et en autrui en dialoguant avec des personnes bienveillantes et à l’écoute de leurs difficultés : l’intime est au cœur de cette confiance à nouer entre accompagnants et accompagnés à travers les échanges portant sur les difficultés qu’ils vivent. Cette première étape, incontournable, doit ensuite permettre d’accéder à un accompagnement de la transformation de l’activité de travail des agriculteurs afin de la rendre plus durable. Cet accompagnement de la transformation de l’activité de travail des agriculteurs en difficultés vers des formes d’activité plus durable n’est pas simple et les accompagnements fructueux permettant un développement de monde professionnel des agriculteurs sont relativement rares même s’ils existent (Bigeon, Bouchevreau, Dumez, & Étienne, 2021). Des programmes de recherche-action portant sur ces accompagnements sont à l’œuvre : les autres dimensions de l’autonomie peuvent alors être des ressources précieuses afin de penser cet accompagnement.

3.2. L’autonomie au prisme du sens critique

Les mouvements d’agriculture alternatives et durables travaillent des pratiques agricoles, des normes professionnelles et des valeurs fréquemment en rupture avec les pratiques agricoles à l’œuvre au sein de l’agriculture consommatrice d’intrants et industrielle. Ces mouvements alternatifs se sont notamment fondés sur une analyse critique des pratiques, normes et valeurs à l’œuvre dans cette agriculture (Deléage, 2004 ; Pochon, 2008). En effet, les formes d’agriculture alternatives se développent en France essentiellement sur la base de groupes d’agriculteurs échangeant entre pairs sur leurs façons de pratiquer, de penser, de vivre et de revendiquer leurs choix alternatifs. Ces groupes d’agriculteurs innovants font l’objet de nombreuses études visant à comprendre le rôle des groupes dans la mise en place de ces alternatives (Hellec, & Blouet, 2014) et les processus d’apprentissages à l’œuvre au sein de ces groupes (Slimi, 2022). Barbier, Cerf, & Lusson (2015) attribuent à ces groupes un effet catalyseur des changements chez les agriculteurs, car ils sont des cercles de confiance et d’échanges stimulant l’enthousiasme des agriculteurs à la découverte et au changement.

Illich (1973) fonde sa théorie de l’autonomie sur une visée alternative du développement. Cet autre développement de la société passe par la convivialité et l’autonomie. Il part du constat que la généralisation de l’usage d’une innovation éducative, technologique…, rend les populations dépendantes de cette innovation créant de nouveaux problèmes. Illich formalise l’autonomie comme un travail sur le local afin de travailler à partir des ressources qu’une communauté maîtrise, ce qui lui permet de limiter les dépendances générant de la complexité. Illich (1973) distingue alors les institutions autonomes et hétéronomes : ces dernières se repèrent du fait qu’elles viennent de l’extérieur d’une communauté locale et qu’elles lui sont imposées. Illich s’érige contre ce modèle de développement des communautés qui prennent progressivement le pas sur les savoirs originels de la communauté et lui ôte son autonomie.

Cette dimension de l’autonomie questionne l’implication des agriculteurs dans la conception de leur propre activité de travail : alors que les techniques (cultures et élevages hors-sol, monoculture avec usage de pesticides, production de produits calibrés pour les besoins de l’industrie agro-alimentaire) et les technologies (guidage satellites des tracteurs, système de traite et d’alimentation robotisé…) semblent s’imposer à eux et sont positionnés dans la conception du travail comme des évidences, un questionnement s’impose en invitant le sens critique, le jugement selon Arendt (2009) : qu’est-ce que ces techniques et technologies m’apportent ? puis-je faire autrement pour me rendre moins dépendant d’elles ?

Ceci a été la base du questionnement d’André Pochon, agriculteur pionnier et fondateur de l’association des agriculteurs économes et autonomes au sein du Réseau Agriculture Durable (RAD) et aujourd’hui fédérés au sein des CIVAM. Il questionne les apports de l’intensification de l’élevage des ruminants qui s’impose par les 2 révolutions fourragères dans les campagnes françaises dans les années 60 et 70 (Béranger, 2009 ; Béranger & Lacombe, 2014). Il s’agissait alors de labourer les prairies permanentes auto-fertiles pour les remplacer, dans un premier temps, par des ray-grass monospécifiques plus productifs à condition de les fertiliser par des engrais chimiques, puis remplacer les prairies par des maïs fourrages plus productifs à condition de les fertiliser par des engrais chimiques et de complémenter les animaux avec des protéines importées (essentiellement du soja en provenance d’Amérique du Sud). André Pochon calcule alors que la mise en œuvre de ces nouvelles pratiques permet certes de produire plus sur sa ferme, mais génère une augmentation des dépenses supérieure à l’augmentation des ventes. Ainsi, il conclut que ces révolutions fourragères sont à la défaveur des agriculteurs sur le plan économique. Il décide alors de travailler sur sa ferme en utilisant peu d’intrant et en alimentant ses vaches avec un pâturage de prairies auto-fertiles contenant des graminées et des légumineuses. Des minorités d’agriculteurs se fédèrent progressivement autour de ce questionnement, autour de ces façons de faire et de penser les systèmes herbagers économes et autonomes. À partir des années 1990, des études scientifiques viennent documenter la pertinence de ces systèmes sur le plan écologique, économique et social (Alard, Béranger, & Journet, 2002).

Plus largement cette posture critique des agriculteurs autonomes vis-à-vis des artefacts qui leur sont proposés par leur environnement socio-professionnel se traduit par un fort investissement dans la conception de leurs propres ressources pour le travail (Prost et Coquil, 2022) et par une mise à distance des propositions d’artefacts les écartant de leur projet d’économie en intrant et leur imposant insidieusement des façons de penser et d’agir sur leur ferme. Ainsi, Coquil, Béguin, Dedieu et Lusson (2014) listent les artefacts-clefs qui ont permis le développement des mondes professionnels vers l’économie et l’autonomie des agriculteurs impliqués dans leur étude. Ces agriculteurs ont instrumentalisé ces artefacts-clefs au service de leur expérience permettant des déplacements de 2 natures : leurs façons de faire et leurs façons de penser leur travail évoluent. Par exemple, un agriculteur évoque « le pâturage tournant » comme un artefact-clef : il l’a instrumentalisé dans sa pratique en prêtant une attention particulière au stade de l’herbe lorsque ses vaches entrent dans les parcelles d’herbe, afin de préserver la qualité de l’alimentation des animaux, mais également lorsqu’elles en sortent, afin de préserver le potentiel de repousse de la prairie. Ce pâturage tournant dynamique l’a aussi conduit à modifier ses façons de semer des praires : il évoque alors le précepte d’André Pochon pour juger la préparation de son sol permettant d’assurer un bon semis de prairies « il faut pouvoir rouler à vélo dessus », l’agriculteur recherche ainsi un sol bien rappuyé permettant une bonne levée des graines. Sur le plan de l’analyse critique, l’agriculteur dit « auparavant, je travaillais avec de l’ensilage de maïs : ainsi je pouvais planifier mon travail à l’avance ; avec le pâturage tournant, il faut être sans cesse en remise en cause, il n’y a pas de recette qui fonctionne clef en main (…) ça m’a conduit à faire le tour des parcelles de prairies le lundi matin avec mon salarié afin que l’on discute les ajustements de la conduite ». Ainsi, il évoque un changement radical de raisonnement en passant de la gestion de stocks à la conduite d’une ressource qui pousse et perd de la qualité lorsque l’on attend trop pour la consommer. Dans le cadre de l’étude de ces transitions professionnelles vers les systèmes économes, les agriculteurs évoquent également des prises de distance vis-à-vis d’artefacts techniques qu’ils mobilisaient par le passé et à propos desquels ils émettent un avis critique : « en apprenant nous même à reconnaitre les maladies sur nos céréales, nous avons pu discuter les seuils de déclenchement des traitements (pesticides) et même faire l’impasse alors que les techniciens de cultures de la coopérative nous disaient de les appliquer… ». Des agriculteurs du réseau CIVAM ont exprimé de fortes difficultés à assumer cette posture critique vis-à-vis des artefacts diffusés par leur entourage socio-professionnel alors qu’ils tentaient de limiter leurs achats d’intrants. En effet, en optant pour des façons de faire et de penser plus minoritaires, ils se trouvaient engagés dans un dialogue avec leur entourage socio-professionnel afin de leur signifier qu’ils ne souhaitaient plus faire comme par le passé et qu’ils ne souhaitaient plus acheter leurs produits : ainsi, ces agriculteurs, en s’engageant dans un développement professionnel, devaient être en mesure de trouver la confiance suffisante pour s’opposer aux prescriptions et aux prescripteurs de leur travail qui valaient jusqu’alors et qui étaient, pour certains d’entre eux, des proches (amis, famille…). Ceci a conduit des groupes d’agriculteurs économes et autonomes fédérés au sein de l’association CIVAM à suivre des formations qui s’intitulaient « apprendre à dire non » : ces formations leur permettaient de se rassurer dans leurs choix alternatifs et d’étoffer leur argumentaire pour faire face aux critiques et aux pressions. Pour ces agriculteurs, la nécessité de renouveler leur entourage socio-professionnel pour se rassurer est centrale, nous y viendrons dans le chapitre suivant.

Dans le cadre plus particulier de la transition agro-écologique, les apports d’Illich (1973) nous invitent à aller au-delà du sens critique sur l’utilité des ressources que l’agriculteur peut mobiliser au service de son activité de travail. Ils nous invitent aussi à penser l’origine des ressources via une réflexion sur le local à travers une mise en avant des savoirs autochtones. Des auteurs en sciences sociales attirent notre attention sur la nature et les origines des savoirs et expériences en mesure de renouveler le rapport que les agriculteurs entretiennent avec la nature (Anglade, Godfroy, & Coquil, 2018 ; Cayre, 2013). Ces auteurs postulent que la transition vers une agriculture plus écologisée passe nécessairement par un fort renouvellement de ce rapport au vivant. Sur la base d’une analyse de l’enseignement à l’œuvre dans les lycées agricoles travaillant la question de la réduction d’usage des intrants, Cayre (2013) met en évidence la nécessité de débattre sur ce qui vaut, pour les étudiants, tout autant que sur ce que nous enseignent les métriques usuelles qui rendent compte des performances techniques, économiques et environnementales des différentes options techniques. En effet, selon Cayre (2013), les normes professionnelles des apprenants sont au cœur de leurs choix : il convient donc de les expliciter et de les mettre en discussion afin de travailler les rapports implicites avec le vivant que ces normes révèlent. Anglade, Godfroy et Coquil (2018) testent un dispositif d’échange d’expériences prenant place sur une ferme expérimentale dans laquelle les techniciens travaillent dans des systèmes de production agricoles économes : sur la base de ce dispositif, ils invitent des élèves de formation agricole et des agriculteurs à venir découvrir ces systèmes et à échanger avec les techniciens sur ce qui a du sens dans leur activité quotidienne pour pouvoir agir dans cette ferme expérimentale. Les débats se focalisent alors sur des concepts pragmatiques et des objets de travail qui renouent avec les éléments naturels, et qui se distancient des objets et métriques usuelles qui circulent dans les milieux de la recherche et du conseil agricole.

L’analyse critique, le jugement sur les ressources de l’action et les débats de valeurs sur les normes professionnelles qui font sens chez les agriculteurs sont centraux dans leur capacité à vivre une transition professionnelle au profit d’une activité plus durable. Ils sont constitutifs de l’autonomie au sens d’Illich (1973). Ils permettent d’expliciter et de discuter les rapports homme-nature dans l’exercice de l’activité agricole.

3.3. L’autonomie au prisme du pouvoir politique

Castoriadis (1975) fonde sa théorie de l’autonomie au prisme du pouvoir politique : ainsi l’autonomie relève d’une volonté collective de réflexion d’une auto-institution de la société. La question centrale est celle de la remise en cause des représentations et des évidences instituées et qui semblent s’imposer au travailleur. Sur le plan de l’activité de travail des agriculteurs, cette recherche d’autonomie engage au-delà d’une implication des agriculteurs dans la conception de leurs propres situations de travail : elle engage également dans la conception de leurs propres institutions, comme une condition pour regagner en pouvoir d’agir et reprendre partiellement la main sur ce que Leplat et Cuny (1977) nomment les super-déterminants qui s’imposaient à eux jusqu’alors. L’autonomie politique est donc un moyen au service de l’émancipation des agriculteurs vis-à-vis de leurs environnements sociotechnique et socio‑professionnel.

Cette autonomie politique est centrale pour une implication continue des agriculteurs dans les formes d’agricultures alternatives. Des chercheurs français et brésiliens ont mené une étude comparative sur la constitution et la vie de 2 réseaux d’agriculteurs travaillant selon des formes écologisées de l’agriculture : Centro de Apoio e Promoção da Agroecologia (Capa) et le réseau agriculture durable (RAD) (Coquil, Soares Junior, Lusson, & Miranda, 2019). Capa est un réseau d’agriculteurs pratiquant l’agro-écologie sur des petites fermes familiales dans l’état du Parana. Le RAD est un réseau d’agriculteurs pratiquant une agriculture économe et autonome sur des fermes, essentiellement herbagères, de l’ouest de la France. Ces 2 réseaux visent à maintenir et développer des agricultures alternatives dans des paysages professionnels dans lesquels les incitations à l’industrialisation et à la marchandisation de l’agriculture sont fortes.

Pour les agriculteurs du RAD, le groupe de pairs est un lieu d’échanges d’idées, de questionnement, de perspectives qui viennent nourrir le jugement critique, mais aussi la créativité des agriculteurs : le groupe apporte des réflexions qui se cristallisent ensuite plus ou moins dans l’activité de travail productive des agriculteurs. Le groupe de pairs est aussi un lieu de réassurance, car il permet aux agriculteurs d’échanger et de construire de nouvelles normes professionnelles. Le groupe de pairs est un lieu de co-conception : par exemple, les agriculteurs du RAD réalisent des « rallys herbe ». Ils font le tour des prairies entre agriculteurs du groupe afin de discuter et d’échanger sur la conduite de ces praires. Cet effet miroir permet une prise de recul de l’agriculteur qui reçoit via la multiplication des regards sur sa situation. Du côté de CAPA, les agriculteurs se réunissent selon l’impulsion des leaders du groupe : les journées portent alors sur la démonstration et la communication sur le bienfondé de l’agroécologie dans les fermes familiales afin de convaincre les agriculteurs de la communauté de poursuivre dans cette voie.

Ces deux réseaux, au cours des dernières décennies, ont prouvé leur capacité à développer des systèmes de production agroécologiques dans leurs territoires respectifs. Toutefois, la prise en charge de l’association par les agriculteurs, au RAD, et l’autonomie politique dont elle est constitutive, permet de fidéliser les agriculteurs engagés et de démultiplier les forces afin d’argumenter sur les vertus de ces systèmes de production dans le milieu rural, elle permet également une prise de distance des agriculteurs vis-à-vis de la prescription. La prise d’autonomie politique se cristallise par l’intégration de la participation au groupe comme une activité de travail pour les agriculteurs du RAD.

4. Comment accompagner le développement professionnel des agriculteurs vers l’autonomie ?

L’autonomie est un moyen incontournable au développement professionnel des agriculteurs vers une activité de travail plus durable. En effet, l’autonomie permet aux agriculteurs de s’émanciper des courants de pensée dominants de la profession. Comment accompagner ces développements professionnels ?

42Accompagner les transitions professionnelles des agriculteurs nécessite d’accompagner le développement de leur monde professionnel : l’accompagnement doit alors questionner les changements d’objet de travail, les changements de connaissances et de pratiques de travail, mais aussi les changements d’ordres axiologiques, c’est-à-dire les changements de normes et de valeurs à l’œuvre chez l’agriculteur. Cet accompagnement ne peut s’inscrire que dans une démarche volontaire de l’agriculteur : l’initiation de cette démarche passe par la mise en tension du monde professionnel, qui se manifeste par un inconfort à dépasser dans l’activité de travail, et la proposition de pistes de travail afin d’en sortir. L’autonomie est un moyen central dans cet accompagnement.

Les travaux de recherche intervention menés avec les CIVAM au cours des 11 dernières années à travers les projets Praiface (Lusson, Coquil, Frappat, & Falaise, 2014) et TRANSAE (Coquil, Pailleux, & Lusson, 2022) nous ont conduit à porter un regard sur les modalités d’accompagnement des agriculteurs en transition vers des systèmes économes et autonomes par les animateurs et animatrices du réseau.

Les communautés de formation et de développement travaillant selon les principes de l’économie et de l’autonomie accompagnent les agriculteurs suivant de grands principes relatifs à la posture d’accompagnement. L’accompagnement passe par l’instauration d’une attitude de questionnement et de réflexivité chez l’accompagné et l’accompagnateur. Cette posture réflexive vise à faire émerger les questions, les préoccupations de l’agriculteur dans son quotidien et plus globalement dans sa ferme et dans sa vie. Cette posture vise aussi à le faire prendre conscience et formuler ses savoirs, savoir-faire et expériences. Ces explicitations ont lieu en vis-à-vis avec l’accompagnateur ou par un questionnement et des échanges entre pairs. Dans ces 2 situations, la posture d’accompagnateur responsabilise l’accompagné sur l’orientation des échanges, tout en questionnant les zones d’ombre et en préservant l’intime selon les souhaits et les besoins de ce dernier. L’orientation développementale de l’agriculteur accompagné émerge via ces différentes interactions qui lui ouvrent le champ du « pensable » ou du « possible ». L’accompagnement des agriculteurs initiant une transition vers l’économie et l’autonomie démarre le plus souvent par un questionnement sur les façons de faire, d’agir de l’agriculteur : l’économie de moyens est au cœur selon des motivations d’ordres variées. Ces agriculteurs sont, le plus souvent, venus à la rencontre de ces réseaux économes et autonomes, témoignant ainsi d’une émancipation enclenchée vis-à-vis des réseaux socio-professionnels dominants. La pensée autonome ne fait pas l’objet d’un travail d’accompagnement : elle est suggérée via les modalités d’accompagnement et via la participation à la vie du groupe de pairs. L’agriculteur découvre l’autonomie par le questionnement, impliquant un jugement critique, mais aussi par les normes professionnelles et les valeurs que ça met en mouvement. Ces modalités fonctionnent le plus souvent, mais une minorité d’agriculteurs ne parvient pas à réaliser une transition professionnelle.

Coquil et Pailleux (2021) ont conduit une étude auprès des 14 agriculteurs et agricultrices de 6 fermes ayant participé temporairement à des groupes de pairs des CIVAM, réduit l’usage des intrants sur leur ferme puis, ré-augmenté cet usage. Dans cette étude, 2 agriculteurs d’une des 6 fermes ont vécu deux développements de monde professionnel durant leur carrière : un premier développement professionnel se concrétise par de nouvelles façons de faire et de penser leur activité de travail dans un système économe et autonome ; puis un second développement professionnel les conduit à de nouvelles façons de faire et de penser leur activité de travail dans un système laitier plus intensif leur permettant de rationaliser leur production de fromages à partir d’un volume important de lait à chaque traite. Les 12 autres agriculteurs impliqués dans les 5 autres fermes n’ont pas vécu de développement de leur monde professionnel malgré leur implication dans les groupes de pairs des CIVAM. En effet, chez ces 12 agriculteurs, les façons de faire leur travail ont évolué temporairement en limitant l’achat et l’usage d’intrants, mais leurs normes professionnelles sont restées ancrées dans une agriculture intensifiée par l’utilisation d’intrants. Ces normes professionnelles s’expriment chez ces 12 agriculteurs par un plaisir et un accomplissement professionnel lorsque leurs animaux, leurs parcelles et plus généralement leur activité de travail permettent d’atteindre des niveaux de productivités élevés, mais ceci nécessite de travailler en mobilisant des intrants. Ces agriculteurs et agricultrices expriment unanimement que la période durant laquelle ils utilisaient moins d’intrants et qu’ils mobilisaient plus de pâturage pour leurs animaux était une période durant laquelle ils gagnaient mieux leur vie. Toutefois, ils ressentaient un inconfort et des tensions entre ce qu’ils faisaient et ce qu’ils visaient pour se réaliser dans leur travail. Ces tensions les ont conduits à ré-intensifier leur production, à remobiliser des intrants, à agrandir leur ferme et, pour les agriculteurs de 3 fermes, à investir dans des moyens de productions modernes et très couteux. Ces choix de retour vers une agriculture plus mobilisatrice d’intrants et plus moderne sur le plan technologique a entrainé une perte de rentabilité et, pour les agriculteurs des 3 fermes ayant choisi la modernisation technologique, une prise de risque financier les mettant dans des situations d’insécurité sur le plan économique. Sur le plan axiologique, les trajectoires professionnelles de ces 12 agriculteurs témoignent de la difficulté à s’émanciper de leurs normes professionnelles et à anticiper les transformations de leur propre activité de travail que provoquaient leurs choix : ainsi, ces agriculteurs et agricultrices ont fait le choix de revenir à des pratiques plus consommatrices d’intrants (i) pour atteindre des objectifs de productivités agricoles de leur ferme qu’ils jugeaient plus respectables, (ii) pour accroitre la taille de leur ferme et atteindre une taille qu’ils pensaient plus légitime selon les normes de la profession agricole dans laquelle ils se reconnaissaient, (iii) pour investir dans les promesses de la modernité technologique, et (iv) pour obtenir des prescriptions techniques, qu’ils jugeaient rassurantes, de la part de l’agro‑industrie.

Ces transitions professionnelles non abouties mettent en évidence que sans changer les façons de penser son travail, les changements des façons de faire sont fragiles. Ces transitions mettent aussi en évidence l’importance de penser l’accompagnement des transformations des arrières plans axiologiques de l’activité : il est ici question d’accompagner les agriculteurs dans l’anticipation des transformations de leur travail réel afin qu’ils puissent se projeter dans leur travail quotidien dans le futur. Les projets de recherche intervention et des formations adressés aux accompagnateurs CIVAM les invitent à accompagner les transformations de l’activité de travail des agriculteurs et agricultrices en se décentrant des dimensions praxiques de l’activité. Ce changement d’objet de l’accompagnement constitue une transformation de l’activité de travail des accompagnateurs.trices, nous y viendrons ultérieurement.

Les trois prismes à travers lesquels nous avons analysé l’autonomie nous fournissent des pistes d’action à questionner, à tester, afin de mobiliser l’autonomie comme un moyen d’accompagner le développement professionnel des agriculteurs vers une activité de travail plus durable.

Les apports des philosophes nous invitent à placer l’intime au cœur de l’accompagnement afin de définir, de manière évolutive, l’espace de confiance qui se dessine dans les interactions entre accompagnateurs/accompagnés, mais aussi entre agriculteurs accompagnés dans un groupe de pairs. Ainsi, l’intime peut être défini, explicité, pensé durant l’accompagnement. Ce travail sur la confiance peut être un moyen de définir les espaces et les cercles les plus appropriés pour discuter les dimensions praxiques et les dimensions axiologiques de l’activité de travail. Ce cercle de confiance est d’autant plus important pour aborder l’activité de travail des agriculteurs et des agricultrices : l’activité de travail se déroule fréquemment dans un contexte familial, voir elle implique des couples. Le contenu de l’activité, son déroulement, son organisation mêlent fréquemment les activités de travail, les activités domestiques et les répartitions conjugales de ces activités. L’accompagnement sur le travail nécessite un cercle de confiance suffisant pour aborder l’ensemble de ces activités qui forme système de travail pour les agriculteurs et agricultrices.

Illich (1973) nous invite à débattre de l’origine des ressources afin d’accompagner les agriculteurs à expliciter, discuter, réfléchir la pertinence, l’utilité, le niveau de maitrise sur les objets externes mobilisés au quotidien dans leur travail. Ce regard critique vise également à les faire réfléchir aux logiques d’action auxquelles la mobilisation de ces ressources les renvoie et les oblige. Comment faire sans ou avec moins… (engrais, pesticides) ? Quelles ressources internes ai-je à ma disposition (ressources naturelles, savoir-faire, expériences, sensations…) ? Existe-t-il d’autres façons de penser l’activité afin de se passer de ces ressources ? Le questionnement sur les ressources est particulièrement important dans le cadre des transitions écologiques : le rapport à la nature et les logiques d’action disponibles pour le penser sont alors invités dans la réflexion. L’apparition de ces dimensions est déterminante pour l’orientation du développement professionnel, comme en témoigne le développement professionnel d’André Pochon précédemment abordé dans ce texte.

L’autonomie politique, proposée par Castoriadis, invite à légitimer la participation des agriculteurs à l’orientation du groupe de pairs puis à les responsabiliser sur cette orientation afin qu’ils reprennent la main sur une partie de la prescription qui leur était adressée : qu’est-ce que je souhaite faire avec ce groupe ? Quelles sont mes envies ? Quels sont mes besoins ? Comment faire en sorte que personne ne perde son temps en participant à ce groupe ? L’activité de travail des agriculteurs se trouve alors enrichie de nouvelles tâches, fréquemment réalisées dans des collectifs de travail redéfinissant leurs réseaux socio-professionnels.

Ainsi, l’autonomie comme un moyen nous conduit à penser un accompagnement travaillant la confiance, le jugement critique et le pouvoir d’agir individuellement et collectivement de manière synchrone dans l’espoir d’initier une dynamique vertueuse chez les agriculteurs. Cet accompagnement à l’émancipation de l’autonomie est particulièrement important chez les agriculteurs faisant face à des difficultés : retrouver de la confiance en eux-mêmes, en leur entourage et reprendre la main sur les éléments qui définissent leur activité de travail sont des axes de travail centraux pour redonner du sens et de la vivabilité à leur activité de travail.

5. Conclusion : l’autonomie des agriculteurs, une nécessité pour le secteur agricole ?

Le développement de l’activité de travail des agriculteurs est incontournable et d’ordre existentiel pour faire face aux défis de l’anthropocène. L’activité de travail des agriculteurs devra profondément se transformer dans un horizon temporel très proche, afin de faire face aux défis écologiques et climatiques qui sont unanimement annoncés (IPCC, 2021). Au-delà de la responsabilité de l’agriculture industrielle dans la dégradation des écosystèmes, ce sont les conséquences de nos façons de vivre et d’habiter la planète qui remettent en cause l’existence de l’activité agricole. Un changement urgent est à opérer et les transformations à l’œuvre sont insuffisantes, car portées par des groupes d’acteurs trop minoritaires.

De nombreux auteurs insistent sur la nécessité d’actions convergentes entre acteurs économiques et politiques pour une réorientation des modes de développement de l’humanité. Geels et Schott (2007), mais aussi Godard et Hubert (2002) mettent en évidence la nécessité d’apporter un appui politique aux initiatives minoritaires, mais d’intérêt en termes de perspectives développementales, afin de réorienter les développements de nos sociétés vers plus de durabilité. En effet, ces initiatives ont des réalités concrètes qui les rendent crédibles sur le plan de la faisabilité : il s’agirait alors de questionner les orientations et les instruments politiques adéquats pour assoir et développer ces initiatives. Pourtant, les sphères politiques nationales et internationales font preuve d’immobilisme en matière d’environnement et de climat, ce qui conduit à s’interroger sur les façons d’agir en dehors de leurs champs. De plus, les minorités d’agriculteurs travaillant selon des formes d’agriculture plus écologiques mobilisent des logiques d’action renvoyant à une décroissance des moyens et des fins de leur activité sur le plan matériel, qui sont loin de faire l’unanimité au sein des sociétés humaines à ce jour.

Face à cet immobilisme et aux urgences planétaires annoncées, les agriculteurs, travailleurs de la nature en grande transformation, sont les premiers concernés : dans l’impossibilité concrète de faire perdurer leur activité de travail telle qu’elle existe, ils sont contraints au changement. L’autonomie est alors un moyen déterminant pour travailler l’avenir et retravailler le rapport qu’ils entretiennent avec la nature : émancipation des normes professionnelles dominantes, rapport critique aux modernités technologiques et capacité d’organisation collective pour chercher des voies de développement plus appropriées deviennent des nécessités.

L’émancipation de l’autonomie des agriculteurs met en évidence la centralité de la transformation de l’activité des agriculteurs comme moteur des transformations du secteur d’activité agricole. Elle met aussi en évidence le poids qui pèse sur leurs épaules à savoir s’émanciper et faire évoluer le système socio-technique qui les encadre afin de provoquer un effet d’entrainement au sein du secteur agricole. Les agriculteurs font l’objet de prescriptions diffuses : il convient également de considérer l’activité de travail des acteurs qui contribuent à cette prescription (Coquil et al., 2018) afin d’identifier en quoi elle est questionnée pour accompagner le développement professionnel des agriculteurs. L’autonomie, comme un moyen au service du développement professionnel, invite à l’implication des agriculteurs dans la production des concepts pragmatiques, des connaissances et des expériences en actes dans leur travail : les objets du travail des chercheurs, des enseignants et des acteurs de l’accompagnement changent alors. Il n’est plus uniquement question d’outiller le travail des agriculteurs par des connaissances techniques : il est question d’un outillage méthodologique permettant de travailler cette activité constructive des agriculteurs et permettant de renouveler les modalités de fonctionnement entre recherche, développement, enseignement et agriculteurs via des collaborations plus symétriques. Ces transformations du travail des acteurs de la recherche, de l’enseignement et du conseil agricoles font face à de nombreuses résistances qui ne semblent pouvoir être levées que par l’émancipation des agriculteurs eux-mêmes. Cette nécessaire émancipation ajoute encore de l’attente sur une prise d’autonomie des agriculteurs qui sont les seuls travailleurs du secteur agricole en prise directe avec les dérèglements climatiques et écosystémiques qui ont démarré.

Bibliographie

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