Bonjour Emmanuel et Anne est-ce que vous pouvez vous présenter ?
Emmanuel Monfrini (EM) : Bonjour, je suis Directeur des Formations de Télécom SudParis et Pilote de la Chaire d’enseignement INTEGRATE dont j’ai confié l’animation à Anne Monnier et Damien Amichaud.
Anne Monnier (AM) : Bonjour, je co-anime la chaire d’enseignement « Integrate » pour un numérique responsable à Télécom SudParis. J’ai précédemment piloté la transformation de cursus pour la transition dans d’autres écoles d’ingénieurs, dont l’Institut Mines-Télécom avec la mise en place du référentiel de compétences de la transition et d’une école d’été de la transition écologique pour enseignants.
Au-delà des premiers pas de sensibilisation, qu’avez-vous concrètement mis en place ?
E.M : Il est important de se souvenir que depuis l’origine de l’école, le numérique était un domaine considéré comme non polluant et qui ne posait de problème à personne. Du jour au lendemain, nous sommes devenus les méchants satans de demain, les défenseurs de la technologie à outrance. C’est à ce moment que la question s’est posée : à l’heure actuelle, est-ce responsable de former des ingénieurs du numérique ?
A cette question, nous avons choisi de répondre : oui ! Entre aller tous vivre tout nu dans la forêt et peupler la terre de data-centers, nous pensons qu’il y a un juste milieu intelligent dans lequel les ingénieurs que nous formons pourrons trouver une place qui fait du sens pour les enjeux sociétaux du 21ème siècle. Pour cela, nous devons former très concrètement des ingénieurs qui œuvrent différemment, au-delà des “y’a qu’à faut qu’on”. La première étape structurante a été la mise en place d’une charte de construction de l’ingénieur d’un numérique responsable. Elle comporte dix principes incrémentaux qui expliquent comment en trois ans et avec quelques années d’expérience en entreprise, nos étudiants deviendront des ingénieurs d’un numérique responsable.
Pour déployer cette charte, nous avons créé une chaire d’enseignement en partenariat avec des entreprises qui voulaient s’engager, fondée sur les quatre ambitions suivantes :
– 1 Responsabiliser 100% de nos étudiants en les préparant à l’ensemble des transitions (et en particulier écologique) qu’ils devront porter en tant qu’ingénieur du numérique ;
– 2 Accompagner 100% de nos enseignants-chercheurs à former des ingénieurs d’un numérique responsable ;
– 3 Disséminer de nouvelles pratiques vers l’extérieur, tant dans notre communauté scientifique qu’autour de nous, dans un département où les habitants ont finalement assez peu accès à la notion de responsabilisation du numérique ;
– 4 Faire monter en puissance un “parcours environnement” qu’environ 10% des étudiants (nos chouchous !) décident de rejoindre chaque année. Ce parcours débouche sur un certificat, implique des projets, des stages, et des expériences associatives sur le campus leur permettant de devenir des porte-parole du numérique responsable, quelle que soit leur spécialité technique : intelligence artificielle, informatique, réseaux, cybersécurité, ou autre.
Concrètement, pas moins de 12 crédits ECTS (8% du tronc commun) sont obligatoires pour tous les étudiants et adressent directement les questions du numérique responsable.
Pourquoi pensez-vous que cette transformation marche dans votre école ? Avez-vous identifié des ingrédients particuliers ?
E.M : Le premier ingrédient saillant est l’aspect intégré sur l’ensemble du cursus. En première année, nous sensibilisons puis adressons techniquement et scientifiquement la problématique. Pas après pas, nous intégrons des méthodes concrètes pour développer des projets numériques autrement, basés sur un nouveau cahier des charges de l’ingénierie (la sobriété, la robustesse, l’économie régénérative…).
Le deuxième ingrédient est que nous considérons l’aspect social au-delà de la responsabilité dite “environnementale”. Autant que possible, nous tâchons de faire de la place aux débats et aux questions socialement vives tout au long du parcours. Nous intégrons des outils d’intelligence collective dans la formation à la gestion de projet pour que les étudiants puissent incarner un autre vivre ensemble, pour faciliter l’accueil de nouvelles valeurs sociétales. Notre responsabilité, c’est d’abord d’intégrer ce levier dans la formation.
A.M : J’ajouterais ici la notion de récursivité dans le cursus. Par exemple, les étudiants doivent mobiliser en dernière année tous ces apprentissages lors d’un projet d’entreprise qui adresse le numérique responsable. Les étudiants doivent ainsi articuler tous ces enseignements en augmentant la complexité de leur savoir-faire pour créer des projets numériques alternatifs en fin de 2ème année (orienté sur leur territoire) et en 3ème année (orienté entreprise). La démarche globale est explicitée à chaque cours pour donner aux étudiants une vision d’ensemble. Enfin, cette pédagogie “projet” de fin de cursus est soutenue par des partenariats entreprises qui ancrent cette approche dans le réel ; et cela fait une différence de crédibilité pour les étudiants.
Un autre type d’ingrédient clé permet de légitimer à mon sens cette transformation auprès du corps enseignant et des étudiants : à Télécom SudParis, la commande est portée par Emmanuel lui-même, le directeur des formations, qui plus est sincèrement soutenue par le directeur : cela fait toute la différence. Pour avoir travaillé dans de multiples écoles en France les 2 dernières années, je peux témoigner que cette commande au plus au niveau est encore marginale.
E.M : J’ajouterais que pour nourrir cette volonté de la direction, au-delà des quelques enseignants engagés depuis longtemps, nous avons su nous entourer de personnes qui le font bien ! Compléter les compétences et les ré-infuser ensuite en interne a été une clé pour amorcer la dynamique. Soutenir et mâcher le travail de transformation de nos enseignants encore non formés à ces enjeux, mais surtout qui n’en n’ont pas le temps, est aussi essentiel. Nous sentons que ce soutien tourné vers l’ouverture, la curiosité, et la co-construction a finalement suscité l’envie des enseignants de prendre part à la transformation des cursus.
A.M : Pragmatiquement, pour financer ces compétences extérieures, la direction des formations a eu cette idée de créer cette chaire d’enseignement dédiée, financée par des entreprises intéressées voulant s’engager. Ce “véhicule” a permis de dégager un vrai budget pour s’entourer de professionnels qualifiés, tant en transition écologique qu’en pédagogie. Cette idée de dynamique et de financement peut être utile à d’autres écoles d’ingénieurs qui se demandent comment financer l’apport de telles compétences. Dans les facteurs de succès, il y a également le niveau de confiance qui nous permet d’aborder avec une certaine profondeur le changement culturel dont il s’agit. La direction a régulièrement le courage d’expérimenter des formats ou des contenus inédits et travaille en intelligence collective, c’est impactant !
Justement, en parlant d’impacts, comment les mesurez-vous sur les étudiants et les enseignants ?
E.M : Cela fait trois ans que la transformation est amorcée, et c’est encore trop frais pour avoir pu mesurer les impacts de notre formation dans le temps, après le diplôme. Nous répondons à la demande des étudiants qui est : Est-ce que vous avez pensé à notre vie, à notre monde de demain ? Mais d’un autre côté, pour ces mêmes étudiants lorsqu’il s’agit de choisir l’entreprise dans laquelle ils vont travailler, la seule chose qui compte, c’est ce qu’il y a devant les trois zéros qu’on va leur proposer comme salaire annuel.
Est-ce que nos étudiants mettent déjà en pratique dans les entreprises ce qu’on leur enseigne, nous n’avons pas encore de solution pour pouvoir l’évaluer plus clairement. Ce que je constate chez les partenaires de la chaire, c’est que ce sont aujourd’hui les quadras et les quinquas qui ont les moyens et les postes à responsabilité permettant de faire bouger les choses de l’intérieur.
Ce que l’on veut montrer à nos étudiants dans le cadre de la chaire, c’est qu’il se passe déjà des choses dans les entreprises qui les embauchent, et que l’on veut les former à faire partie de ce mouvement. Nous poussons vers de nouveaux débouchés en lien avec des entreprises engagées, pour donner aux étudiants le sentiment de cohérence en arrivant sur le marché du travail, et de capacité à utiliser la marge de manœuvre enseignée. Si on les forme et que, derrière, les débouchés sont les mêmes, on crée une faille.
Ce n’est pas un message qui passe forcément facilement auprès des étudiants, sauf quand cela vient directement des professionnels en poste. D’un coup, cela devient réaliste. Cela dit, les évaluations que l’on réalise systématiquement à la fin de chaque module sont globalement positives et c’est une source de satisfaction. Nous leur demandons également comment améliorer les choses pour la promotion suivante et cette amélioration continue est encore une autre force de notre action.
Du côté des enseignants, le chemin est compliqué, ce n’est pas simple d’aller se frotter à des thématiques qui ne sont pas natives chez un prof de maths ou un prof d’info ou un prof de réseau. On sent bien qu’il y a une petite résistance, mais on sent bien aussi qu’au fur et à mesure, les interventions d’Anne et de Damien Amichaud (deuxième animateur de la chaire) permettent d’embarquer de plus en plus d’enseignants. On sait que c’est un travail de fond, sur plusieurs années, surtout que notre objectif est ambitieux.
Je considère qu’il n’est plus possible, à l’heure actuelle d’envisager la création d’un produit, d’une application, d’un processus sans intégrer dès le départ les problématiques environnementales et sociétales. Afin d’aborder la problématique sous un angle global, nous positionnons désormais la formation de première année sous l’angle de la systémique planétaire. Il me semble que nous avons dépassé le niveau de sensibilisation et engageons nos étudiants sur une capacité d’action. Nous avons abandonné la notion de développement durable et visons maintenant la redirection écologique et les projets régénératifs. C’est dans ces nouvelles valeurs que nous faisons entrer des méthodologies nouvelles de création de projet.
A.M : Pour résumer ce qu’on fait sur la mesure d’impact, je dirais que les feedbacks sont designés pour évaluer l’évolution du niveau de réceptivité des étudiants à ces notions et à ces nouvelles manières de travailler, pour comprendre où sont leurs attentes et leurs désaccords. Ces feedbacks ré-enrichissent la boucle de conscience et d’engagement.
Aujourd’hui je me questionne toujours sur comment longitudinalement nous pourrions étudier l’impact de cette transformation, c’est encore une question pour moi que je continue d’explorer avec Télécom SudParis.
E.M : La raison pour laquelle nous avons créé la chaire est de rompre avec cette image de l’école d’ingénieur, pas complètement fausse, d’un tube dans lequel les étudiants entrent après la classe prépa, dans lequel ils sont nourris d’enseignements stabilisés pendant trois ans, et au bout duquel ils sortent ingénieurs, et le problème est réglé …
Dans le cadre de la Chaire, nous créons un rond-point avec les étudiants qui sont demandeurs, les entreprises qui sont demandeuses, les enseignants qui sont demandeurs. Personne ne sait exactement comment faire concrètement mais nous construisons notre avenir ensemble par un forum à l’ancienne dans lequel tout le monde co-construit des solutions et des usages alternatifs.
Comment impliquez-vous les enseignants ?
E.M : Impliquer des enseignants est toujours compliqué. On ne peut pas les obliger à faire des choses qu’ils n’ont pas envie de faire et surtout qu’ils ne se sentent pas capables de faire.
Tous les enseignants qui se sont intéressés, qui ont participé à des formations, notamment les formations proposées par l’Institut Mines-Télécom, ou qui ont participé aux animations faites par Anne et Damien autour de la la chaire, se sont pris au jeu. Et même si, pour l’instant, on ne peut pas dire que la majorité des enseignants soient enthousiastes à l’idée d’intégrer ces problématiques dans leur sujet, on sent quand même qu’en trois ans nous avons réussi à vaincre de nombreux complexes ou retenues que pouvaient avoir les enseignants. Grâce à Anne et Damien qui leur donnent de la légitimité, de la confiance et des outils, ils réalisent à quel point ils ont quelque chose à dire sur le sujet.
Comment impliquez-vous les étudiants dans la co-construction ?
A.M : Nous avons fait le choix de ne pas les impliquer trop tôt dans la co-construction : avant leur prise de conscience des impacts du numérique en 1ère année, une majorité d’entre eux sont encore très déconnectés du sujet, les médias de masse ne véhiculent pas encore les problématiques du numérique et de la technologie, même s’il y a un progrès majeur ces dernières années. Comme expliqué précédemment, nous incluons des retours réguliers des étudiants sur leur expérience vécue : mesurer leur niveau d’engagement et évaluer leur éco-anxiété après des cours construits sur des leviers motivationnels positifs ; leur demander d’enrichir concrètement les nouveaux outils projets qu’on leur propose.
Est-ce que dans le stage final de troisième année, ils peuvent mettre en application ce qu’ils ont compris, ou les questionnements qu’ils ont perçus ?
E.M : À Télécom SudParis, nous leur demandons un retour sur leur vision de la responsabilité sociétale de l’entreprise et nous espérons, nous souhaitons vivement qu’ils aient pu développer cet aspect de leur formation durant leur stage… Avec la bienveillance de leur employeur… Mais le plus important pour moi, c’est qu’ils fassent vraiment quelque chose dans leur entreprise pendant leur stage, plutôt que de venir dire un petit pipeau durant leur soutenance… juste pour me faire plaisir...
Emmanuel. si tu avais un conseil à donner ou un piège à éviter pour d’autres écoles d’ingénieurs. Ce serait quoi ?
E.M : Je ne suis pas là pour donner des conseils, mais ce qui est sûr, c’est qu’il faut se donner les moyens et faire de la place dans l’emploi du temps ! En parallèle, il faut donner confiance aux enseignants, leur donner de la légitimité, et être patients. L’écueil dans lequel ne pas tomber, serait de croire qu’une semaine du développement durable par-ci par-là permet de transformer les pratiques.
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