Domaine où les pratiques évoluent sans cesse, les professionnel·les de santé sont de plus en plus amené·es à travailler ensemble autour d’un·e patient·e lors de la prise en charge. Les échanges de pratiques et l’amélioration de ces dernières sont au cœur des besoins du secteur et peuvent trouver des possibilités dans des dispositifs comme les communautés de pratique. Concept développé par Étienne Wenger dans les années 1990, la communauté de pratique ou community of practice (CoP) en anglais amène des individus à se rassembler autour d’une thématique commune et à apprendre ensemble en partageant leurs pratiques.
Cette recherche [1] s’intéresse à la CoP impulsée par l’Institut de Formation en Pédicurie-Podologie, Ergothérapie et Masso-Kinésithérapie (IFPEK) de Rennes. Émanant d’un souhait institutionnel, cette CoP nous amène à questionner le processus d’engagement des membres qui y participent. Effectivement, au-delà du souhait de créer cette CoP, les conditions ont dû être pensées pour favoriser l’engagement des membres présent·es aux rencontres.
Dans une première partie, nous préciserons les éléments contextuels qui nous ont amené à la problématique de cette recherche. Il s’agira d’explorer trois niveaux de contexte : le secteur de la santé, l’IFPEK en tant qu’organisation et le dispositif de la CoP impulsée. Nous porterons ensuite la focale sur les notions et concepts qui gravitent autour de notre sujet : celui de CoP, puis l’engagement et le cadre théorique de l’environnement capacitant. La troisième partie s’attachera à décrire la méthodologie qualitative déployée avec des entretiens individuels et collectifs auprès d’une partie des membres de la CoP. Nous développerons également les différentes postures incarnées pendant la recherche. Les résultats seront présentés dans la quatrième partie de cet écrit avant d’être analysés dans la cinquième. Finalement, des préconisations seront apportées dans la dernière partie avec quatre niveaux : à nouveau le secteur de la santé, l’IFPEK et la CoP mais aussi pour la recherche.
Contexte et questionnements
D’abord au niveau macro, la coordination des acteurs de santé est renforcée avec les modes d’exercice coordonné et la loi Hopital Patients Santé Territoires (HPST) du 21 juillet 2009. Le changement de pratiques des professionnel·les de santé est également au cœur des enjeux du secteur avec la création du développement professionnel continu qui vise le maintien et l’actualisation des connaissances et des compétences ainsi que l’amélioration des pratiques des professionnel·les de santé.
Au niveau méso, l’IFPEK regroupe trois filières de formation aux métiers du paramédical et porte cette interdisciplinarité à plusieurs niveaux. La CoP fait partie des projets inscrits dans le projet associatif 2023-2027.
Au niveau micro, le souhait de monter une CoP apparaît en 2020 mais n’est concrétisé qu’à partir de novembre 2022. Ce souhait étant institutionnel, j’ai souhaité interroger les besoins du terrain dans une enquête exploratoire. J’ai réalisé un questionnaire où j’ai obtenu 82 réponses puis j’ai mené 13 entretiens avec des répondant·es du questionnaire afin d’approfondir le recueil des besoins.
Ainsi, le dialogue entre les enjeux qui amènent l’IFPEK à vouloir créer une CoP et le souhait d’engager les membres de celle-ci m’a interrogée et j’ai posé la problématique : Comment décrire le processus et les facteurs d’engagement dans une CoP intentionnelle ?
Éclairage conceptuel
Je reviens sur les deux concepts essentiels de cette recherche. D’abord celui de CoP décrit par Etienne Wenger dans les années 90 et repris par Anne Lessard en 2022 avec la définition suivante : « un groupe de personnes qui partage un intérêt ou une passion pour une pratique commune et qui apprend à le faire mieux en interaction (communauté) sur une base régulière ». La CoP étudiée compte une trentaine de membres plus ou moins réguliers avec différents profils, elle est pluridisciplinaire car les personnes viennent de différents champs disciplinaires, elle est ouverte car toute personne s’intéressant à la thématique de la rééducation-réadaptation est la bienvenue. L’objectif visé est l’échange et l’amélioration des pratiques, les rencontres se font en présentiel sous la forme d’ateliers. Cette année, nous avons pu réaliser 4 réunions de travail, une sortie externe aux champs libres et une séance d’analyse de pratique professionnelle qui est le projet d’un des groupes.
Je me suis ensuite intéressée à l’engagement qui est un des principes dans la création d’une CoP. Selon Etienne Bourgeois (2022) l’engagement en formation est « le processus qui conduit l’adulte, à un moment donné de sa vie, à prendre la décision d’entamer telle ou telle formation et à renoncer à d’autres options qui s’offrent à lui ». Pour Jean-Marie De Ketele (2022), l’engagement professionnel est l’ensemble des comportements démontrant l’attachement, les efforts et le sentiment de devoir envers une profession et qui impactent l’identité professionnelle. Ces deux définitions ont en commun de définir l’engagement comme un processus mouvant et variable, où l’individu doit faire des choix.
Pour éclairer le processus d’engagement des membres d’une CoP, je me suis intéressée au concept d’environnement capacitant. En effet, étudier les interactions entre les membres de la CoP et les caractéristiques de l’environnement qui leur est proposé. Cette grille permet de comprendre ce qui « ce qui freine ou promeut les capacités des individus à agir et à apprendre dans les organisations ». Il s’agit de s’intéresser davantage au processus d’engagement des membres plus qu’au résultat de leur engagement dans la CoP.
Ainsi, la lecture du concept d’environnement capacitant développée par Solveig Fernagu (2012, 2022) et complétée par les apports de Denis Cristol (2022) et Bernard Blandin (2022) permet de saisir le processus d’engagement des membres dans le milieu de la CoP étudiée et constitue notre cadre théorique pour l’analyse des données. Différentes étapes sont décrites dans ce processus : les affordances, les ressources, les instruments, les facteurs de conversion, les accomplissements mais aussi les facteurs de choix. Ces étapes seront détaillées dans l’analyse des données où nous mobiliserons ce modèle.
Méthodologie déployée
Ma posture au cours de cette recherche a été marquée par des points particuliers. Effectivement, j’ai eu d’un côté l’animation du projet et de l’autre la recherche sur celui-ci. La double posture n’était pas simple à mener. De plus, en faisant partie de l’organisation, j’ai eu des liens tenus avec les enquêté·es mais aussi avec l’organisation qui soutient le projet. Cela a pu présenter des avantages (accès au terrain, autonomie, ajustements constants, soutien de l’équipe) et des inconvénients (discussions informelles, implicites dans le discours, biais d’interconnaissance).
J’ai réalisé une enquête qualitative avec sept entretiens semi-directifs à visée compréhensive auprès de membres de la CoP. J’ai réalisé six entretiens individuels avec : deux formateurs internes, deux salariées sur des postes support, une professionnelle externe et une étudiante. J’ai également mené un entretien collectif avec trois étudiantes.
L’analyse des données s’est basée sur le modèle de l’environnement capacitant que nous venons de voir avec un croisement thématique des discours des enquêté·es.
Résultats de l’enquête
Nous allons parcourir les résultats de l’enquête sur trois étapes du processus d’engagement afin de décrire les facteurs identifiés.
La première étape va des affordances aux instruments. Après deux rencontres, les membres ont vu la possibilité d’échanger et de partager des documents entre les réunions. Plusieurs ressources pouvaient répondre à ce besoin : Whatsapp, Teams, les mails ou le site collaboratif de l’IFPEK. Chaque sous-groupe de la CoP a choisi un ou plusieurs outils pour les transformer en instruments. Un groupe a créé une conversation de groupe sur Whatsapp pour pouvoir échanger, un autre a créé une équipe Teams pour pouvoir se partager les documents et un autre a créé les deux : un groupe Whatsapp et une équipe Teams. Nous voyons ici le passage des affordances aux instruments en passant par les ressources.
D’autres ressources sont identifiables. La temporalité des réunions en soirée de 18h à 21h dans une salle de l’IFPEK mobilise des ressources temporelles et spatiales. Aussi, le groupe qui organise et anime les réunions peut être perçu comme une ressource humaine.
La deuxième étape concerne les facteurs de conversion qui facilitent ou entravent la capacité à faire usage des ressources pour les convertir en réalisations. Ces facteurs peuvent être individuels : le poste ou le statut occupé, l’expérience mais aussi le domaine de formation.
La deuxième dimension concerne les facteurs sociaux. La diversité des profils et l’horizontalité des échanges ont représenté des facteurs de conversion sociaux positifs pour les membres de la CoP, facilitant ainsi la mobilisation de leurs ressources. L’interconnaissance a été un facteur de conversion positif pour la plupart des membres qui appréciaient retrouver des collègues ou des personnes rencontrées précédemment. Nous pouvons noter que l’interconnaissance entre les personnes de l’IFPEK est forte mais que la professionnelle externe s’est sentie accueillie et intégrée au groupe.
Enfin, ils peuvent aussi être environnementaux comme l’organisation du travail qui permet ou empêche la participation aux rencontres avec un aménagement des horaires parfois possible. Les thématiques ont suscité l’intérêt des membres mais certains d’entre eux relèvent qu’elles étaient parfois trop larges. Ces thématiques constituent donc un facteur de conversion à la fois positif et négatif. Le facteur du présentiel a été facilitant pour la totalité des membres sauf la professionnelle externe interrogée qui vient de Nantes et doit faire le déplacement.
La dernière étape concerne le passage des accomplissements réalisables aux accomplissements réalisés en passant par les facteurs de choix. Dans les accomplissements réalisables, nous pouvons remarquer d’un côté le montage possible de divers projets dont deux sur trois ont abouti. D’autres accomplissements étaient visés au départ par les membres comme l’envie d’apprendre et de faire des rencontres. Ces accomplissements se sont réalisés avec une mise en réseau illustrée par la professionnelle interrogée qui a accepté de prendre une étudiante de l’IFPEK en stage. Certains membres partagent aussi leur envie de participer à d’autres communautés comme c’est le cas pour l’une des étudiantes qui s’est engagée dans une CoP en ergothérapie en parallèle de sa participation à celle-ci. Enfin, deux étudiantes évoquent un gain de confiance notamment grâce à l’horizontalité des échanges et aux opportunités de montage de projets dans la CoP.
Pour les facteurs de choix, la curiosité et l’envie d’expérimenter ressortent de l’enquête. Les enquêté·es partagent aussi l’envie de travailler en interprofessionnalité et un intérêt pour les thématiques abordées. L’expérience de certains membres dans des projets similaires a pu faciliter leur envie d’engagement dans la CoP.
Nous avons analysé les facteurs de l’engagement dans la CoP intentionnelle étudiée. Cette analyse comporte cependant quelques limites comme le nombre d’enquêté·es qui reste limité ou encore d’autres facteurs qui n’ont pas été interrogés (contexte personnelle, histoire de vie, âge, genre...). Nous avons tout de même dégagé des tendances collectives et des singularités individuelles.
Préconisations
Pour les préconisations, nous reprenons les trois niveaux de notre contexte et ajoutons la recherche.
Au niveau macro, les CoP représentent de réelles opportunités pour répondre aux enjeux d’interdisciplinarité du secteur de la santé. Selon leur composition, les CoP peuvent aussi être l’occasion de regrouper les professionnels de santé et les étudiants en formation afin de partager les pratiques et de faire des liens entre ces deux mondes.
Au niveau méso, je ne peux qu’encourager l’IFPEK à déployer les ressources nécessaires pour assurer la pérennité de cette CoP. En effet, l’enquête a montré de réels apports pour les étudiantes en termes de professionnalisation et de construction de leur identité professionnelle mais aussi, plus largement, sur les échanges et la mise en réseau. Les ressources à déployer peuvent donc être financières, matérielles mais aussi humaines. L’autre enjeu relève pour moi de la visibilité de la CoP et de la communication associée. La communication auprès des salariés pourrait permettre une plus grande mobilisation si elle est faite grâce à des soutiens institutionnels comme la direction ou les responsables de service. Je pourrais développer ces éléments car j’ai récemment eu des échanges avec la direction et les responsables de services.
Au niveau micro, pour assurer la continuité de la CoP, la dernière réunion avec des membres a permis de réaliser un bilan des projets réalisés et formaliser la direction à venir. Nous avons aussi réfléchi à l’élaboration d’une charte d’engagement. A long terme, la CoP pourrait se développer et s’émanciper de l’initiative institutionnelle initiale portée par l’IFPEK en prenant son indépendance vis-à-vis des contraintes associées. Cependant, au stade actuel, nous ne voyons que des avantages à être ancré dans l’IPFEK.
Enfin, au niveau de la recherche, la thématique des CoP est relativement récente même si les recherches tendent à s’y intéresser avec les communautés plus largement. Nous pouvons voir des enjeux pour lier davantage le monde de la pratique avec celui de la recherche comme nous l’avons fait avec cette recherche action ancrée sur un terrain.
Grâce à cette recherche, nous avons pu mettre en lumière les facteurs influençant le processus d’engagement des membres d’une CoP. La CoP étudiée étant intentionnelle et appartenant au secteur de la santé, nous pouvons identifier des opportunités de transposer ces apports à d’autres contextes tout en soulignant des limites.
Bibliographie
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Wenger, E., McDermott, R. A., & Snyder, W. (2002). Cultivating communities of practice. A guide to managing knowledge. Boston, MA : Harvard Business School Press.
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