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Lucie Gouttenoire et Anaïs Loizon, « Quelle réflexivité les étudiants ingénieurs ont-ils à propos de leurs pratiques d’apprentissage ? Analyse d’écrits réflexifs et propositions pour le renforcement des capacités réflexives », Revue internationale de pédagogie de l’enseignement supérieur [En ligne], 38(3) | 2022, mis en ligne le 23 décembre 2022, consulté le 05 janvier 2023. URL : http://journals.openedition.org/ripes/4228 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ripes.4228
1. Introduction
De nombreux secteurs considèrent la réflexivité comme une compétence professionnelle incontournable et lui accordent une place centrale dans les formations (Charlier et al., 2019). C’est en particulier le cas dans le secteur dit « des métiers de l’humain » (travail social, enseignement, psychologie, santé…), au sein duquel « la réflexivité a acquis ses lettres de noblesse » (Lison, 2013, p. 24). Depuis la parution en 1983 de l’ouvrage fondateur de Donald Schön « The reflexive practitioner », les dispositifs d’accompagnement du renforcement des capacités réflexives des individus se sont multipliés. Pour autant, les conceptions de la réflexivité, les types de processus réflexifs recherchés et les enjeux qui conduisent à l’appropriation du concept de réflexivité peuvent être très variés, notamment d’un secteur professionnel à un autre. Par exemple, dans le domaine du travail social, la réflexivité est décrite par Chouinard et Caron (2015), sur la base d’une analyse de la littérature, comme un moyen pouvant aider les individus à déployer leur soi existentiel dans un univers professionnel difficile à appréhender, caractérisé par la pluralité de ses normes professionnelles et la diversité de ses conditions d’exercice. Par contraste, la réflexivité en formation des enseignants ou des infirmiers viserait davantage le déploiement du soi professionnel, la réflexivité y étant souvent vue comme une compétence à acquérir, nécessaire à l’exercice des métiers (Chouinard et Caron, 2015), et pouvant de surcroît légitimer une certaine professionnalité (Couturier, 2013).
Quoi qu’il en soit, dans ces domaines, la pratique réflexive semble avoir acquis une véritable légitimité. Des formations dédiées (Faingold, 2015) et de nombreux outils ont été développés, et sont devenus classiques, permettant d’accompagner les apprenants dans le déploiement de leurs capacités réflexives (Pineau, 2013). Parmi ces outils nous pouvons citer, par exemple, les écrits réflexifs (Morisse, 2014), le récit professionnel (Beaujouan et al., 2013) ou encore les groupes d’analyse de pratiques professionnelles (Fablet, 2004). De nombreuses recherches analysent la diversité des productions réflexives d’apprenants incités à mobiliser de tels outils (Buysse et Vanhulle, 2009 ; Jorro, 2005 ; Varga, 2014).
Dans d’autres secteurs professionnels, un tel historique, une telle culture n’existent pas. Pour autant, dans le domaine de l’ingénierie par exemple, des initiatives voient le jour pour conforter la place de la réflexivité parmi les compétences à travailler de façon explicite dans les cursus de formation (Gouttenoire et Guillot, 2017 ; Gouttenoire et al., 2019 ; Rouvrais, 2013 ; Vannereau et Lemaître, 2020). Difficile en effet de nier l’intérêt de former des professionnels capables d’exercer un recul critique sur leur action en vue de la rendre plus cohérente et plus efficiente, dès lors que les professionnels en question sont appelés, comme c’est le cas pour les ingénieurs, à construire et résoudre une variété de problèmes complexes pour lesquels les solutions toutes faites n’existent pas. Pourtant, sensibiliser les étudiants à l’importance d’une telle posture de réflexivité ne va pas de soi. Majoritairement formés et intéressés dans leur formation par les sciences dites « dures », les étudiants-ingénieurs croient souvent en la capacité de la science à « dire le vrai », un « vrai » univoque et totalement dépourvu d’ambiguïté, susceptible de dicter des conduites à tenir (Gouttenoire et al., 2019). Dans ces conditions, mettre au cœur de la réflexion le sujet, ses pratiques et ses valeurs, peut paraître incongru à certains. De plus, des résistances peuvent exister à propos de l’idée même de réflexivité, le corps enseignant pouvant, par ailleurs, être lui-même porteur de telles réticences.
Ce tableau peu optimiste quant aux dispositions à la réflexivité de publics non familiers avec cette notion, a essentiellement été brossé sur la base de l’expérience et du ressenti de formateurs intervenant dans l’enseignement supérieur agronomique (Gouttenoire et al., 2019). A notre connaissance, de tels éléments n’ont jamais été confrontés à une analyse plus systématique, à visée objectivante, des aptitudes à la réflexivité d’étudiants aux parcours à forte connotation scientifique, a priori peu sensibilisés voire peu sensibles à l’intérêt d’une pratique réflexive. Qui sont ces étudiants en tant qu’individus réflexifs ? Présentent-ils des blocages particuliers par rapport à l’exercice réflexif, ou au contraire des aptitudes pouvant utilement nourrir l’exercice de la réflexivité ? Quelle diversité existe-t-il au sein d’un tel public ? Un tel travail de caractérisation nous paraît utile, entre autres, pour mieux réfléchir, en termes de dispositifs pédagogiques, à ce qui, chez ces publics, pourrait être de nature à stimuler la réflexivité.
Pour contribuer à répondre à ces questions, 41 écrits réflexifs d’étudiants en première année d’une école formant des ingénieurs agronomes ont été analysés. Nous commençons par présenter ce matériel, notre cadre et notre méthode d’analyse, puis nous décrivons la diversité des écrits analysés en mettant en évidence différents « niveaux » de réflexivité, que nous discutons enfin au regard de la littérature existante, tout en énonçant différentes perspectives pédagogiques.
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