Diane Méar, « Héritage et fermeture. Pour une écologie du démantèlement. », VertigO - la revue électronique en sciences de l’environnement [En ligne], Lectures, mis en ligne le 14 mai 2024, consulté le 20 juin 2024. URL : http://journals.openedition.org/vertigo/43463 ; DOI : https://doi.org/10.4000/11pdl
À l’heure de l’Anthropocène [1]LabOrigens Media Lab est un laboratoire de recherche en sciences humaines et sociales qui se veut aussi être un tiers-lieu interdisciplinaire. , respectivement maître de conférence en science de gestion, docteur en sciences économiques, et maître de conférence en philosophie proposent une « redirection écologique » [2], qui opère par deux mouvements : l’héritage et la fermeture.
Le texte se compose de trois parties écrites chacune par un auteur. Chacun a sa propre filiation théorique [3], mais tous pensent largement à partir des travaux de Bruno Latour en disant dépasser sa réflexion pour y intégrer le non-humain technique. Ils proposent une contre-enquête (qui s’intéresse aux mondes qui se ferment et aux communs négatifs) et une contre-théorie de l’acteur-réseau (pour décrire les infrastructures en train de s’effondrer et les mondes en train de se défaire). Le capitalisme est un héritage à fermer correctement : il s’agit d’avoir avec lui un rapport pragmatique car il reste nécessaire pour la subsistance de millions de personnes, tout en étant sans concession avec lui sur le plan cosmologique et politique.
À rebours des tendances actuelles de l’écologie politique, qui célèbrent le retour au vivant de manière créative (on pense aux écrits de Baptiste Morizot par exemple), voire joyeuse, l’ouvrage frappe par ses constats sombres sous-tendu par une écologie réaliste, « déceptive » (p. 65) donc souvent négative [4]. Au lieu d’une écologie du renouveau et des « mondes en projet » (p. 65), l’ouvrage prône une « puissance d’arrêt » (p. 80) et l’attention à un déjà-là matériel. La question n’est plus « quel(s) monde(s) composer ? » mais « de quel(s) monde(s) hériter ? » (p. 67).
L’ouvrage se donne pour objectif de faire des propositions d’actions stratégiques. Pour cela, il se fonde sur une enquête pour identifier les choses auxquelles renoncer, ce qui ne consiste pas seulement à faire le tri entre ce qui doit être gardé et ce qui doit être abandonné : il s’agit de regarder les formes existantes de renoncement et celles qui ont déjà existé par le passé. C’est là le grand apport de l’ouvrage, notamment par rapport aux travaux de Bruno Latour. L’enquête progresse par dépassements de la pensée de cet auteur, et s’inscrit au carrefour de l’étude anthropologique de l’Anthropocène et des études logistiques, des études sur les chaînes d’approvisionnement et des théories des organisations. Il en résulte une grande attention aux infrastructures, à l’énergie et aux technologies, des impensés « honnis » (p. 7) qui n’auraient pas encore été problématisés de manière critique au sein d’une pensée écologique. Cette méthodologie permet de formuler un projet politique pragmatique de gestion de l’Anthropocène et un projet ontologique, qui implique un deuil, à la fois de l’idée de développement durable et de l’écologie « reconnexionniste » (p. 93) qui tente de penser un nouveau rapport au vivant.
5-Dans la première partie, Monnin propose d’abord la définition des « communs négatifs » (p. 8), qui sont les vestiges et les déchets de l’Anthropocène. Son apport consiste à élargir la définition déjà existante à d’autres réalités : les héritages culturels, les modèles économiques et les chaînes de commandement et d’approvisionnement. Les communs négatifs peuvent être ce que nomment les auteurs des « ruines ruineuses » (p. 30), c’est-à-dire les vestiges encore fonctionnels et qui participent encore au processus de ruine (les organisations, les modèles économiques, les hydrocarbures), ou des « ruines ruinées » (p. 33) (le CO2 dans l’atmosphère). Ils distinguent trois types de communs négatifs : le « vivre sans » (p. 41), des « zombies » à désaffecter pour leur négativité systémique, comme les hydrocarbures ; le « vivre avec désormais » (p. 43) qui passe par une mise à distance, par exemple les terrils et le « vivre avec autrement » (p. 45) en instaurant un autre rapport avec ce qui est devenu toxique, comme les bactéries. L’auteur fait valoir ce concept comme un moyen de politiser l’Anthropocène en mettant au cœur la question de la prise en charge par les politiques publiques : la « fermeture » consiste à transformer les communs négatifs encore actifs en de « bonnes ruines » (p. 33).
La seconde partie de Landivar propose des pistes pour penser l’héritage et la fermeture, en construisant un langage de la fermeture à grand renfort de néologismes construits sur le préfixe « de » (« dé-projection du monde » p. 56). Pour cela, tout est histoire de renoncements. Il faudrait d’abord renoncer au « monde ouvert » (p. 76), c’est-à-dire à l’horizon des possibles, au régime sémiotique et au mode d’organisation du monde du capitalisme ; et ensuite renoncer à l’idée d’un monde plus désirable et plus habitable. C’est donc d’une vaste ambition anthropologique qu’il s’agit, d’où la densité philosophique de cette partie : pour passer de l’ouverture à la fermeture, il serait nécessaire de renoncer aux promesses d’un monde pluriel au sein du capitalisme.
La dernière partie de Bonnet propose des protocoles pratiques afin d’hériter du capitalisme et de le fermer en adoptant une posture critique pour « penser en dehors des sentiers battus de l’écologie politique » (p. 89). Pour cela, il prête d’abord attention aux situations déjà existantes de renoncements, dans une perspective d’écologie dé-coloniale, puis il s’intéresse à des secteurs tout entiers, en lien avec les théories des organisations, et enfin il rapporte une enquête auprès des « patrons effondrés » (p. 123), les dirigeants d’organisations conscients de l’Anthropocène et terrifiés par ses conséquences. L’enquête empirique, seulement présente dans ce chapitre, permettrait ainsi d’établir les fondements d’une nouvelle cosmologie de la fermeture, qui n’est que peu suivie de mises à l’épreuve concrètes dans l’ouvrage. L’auteur défend la nécessité d’un recensement et d’une cartographie micro-écologique des savoirs indigènes des communautés qui ont déjà vécu des renoncements écologiques. Enfin, il propose une typologie des fermetures, listant les différentes méthodes de gestion pour parvenir à la redirection écologique, dans des tableaux qui confèrent un sentiment d’ébauche à la fin de l’ouvrage en se substituant à une réflexion rédigée.
Finalement, cet essai ouvre une piste féconde en faisant dialoguer la philosophie et les sciences de gestion et du management, et en proposant une base théorique pour pallier le manque de stratégie pour fermer le capitalisme. Toutefois, ces avancées sont parfois plus difficilement saisissables pour le lecteur, freiné dans sa lecture par l’addition de termes élaborés ainsi que par un très grand nombre de notes. On peut regretter le déséquilibre entre le propos sur l’héritage et celui sur la fermeture, qui est finalement assez peu développée, les pistes de protocoles collectifs de démantèlement paraissant maigres après l’arsenal philosophique. On aurait enfin aspiré à plus de détails sur les pratiques et le travail politique concret du démantèlement du monde organisé. Mais la proposition est novatrice, et la nouvelle posture du deuil et de la responsabilité des legs du capitalisme est particulièrement adaptée aux organisations, aux entreprises et aux futurs « dé-innovateurs » que les trois auteurs forment par ailleurs dans une maîtrise (Master en France) qu’ils ont créé à la Clermont Business School.
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