Un article repris de Vertigo, la revue électronique en sciences de l’environnement, une publication sous licence CC by nc nd
Louise Graf, « Les Territoires du vivant. Un manifeste biorégionaliste », VertigO - la revue électronique en sciences de l’environnement [En ligne], Lectures, mis en ligne le 11 octobre 2024, consulté le 27 octobre 2024. URL : http://journals.openedition.org/vertigo/45713 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12ihs
Dans Les Territoires du vivant, paru une première fois en 2018 et réédité l’année dernière augmenté d’une postface, Mathias Rollot, docteur en architecture et enseignant-chercheur à l’ENSA de Grenoble, s’intéresse à un impensé de la théorie biorégionale : l’architecture.
Le biorégionalisme, en tant qu’approche écologique préconisant une organisation des sociétés en fonction des spécificités culturelles et environnementales des territoires à l’échelle locale, apparaît, selon lui, comme une perspective de plus en plus pertinente pour appréhender la crise climatique actuelle. L’auteur avait déjà contribué à faire connaître cette approche en France à travers plusieurs publications [1] et en traduisant Dwellers in the land (1985) de Kirkpatrick Sale, essayiste américain né en 1937, pionnier dans la défense du modèle biorégional. Dans sa préface à l’édition française, Mathias Rollot justifie le succès récent du concept de « biorégion » (Berg, 1978), plus encore que celui de décroissance, par le fait qu’il permet enfin de chercher des solutions orientées vers le non-humain, ce qui rattache le biorégionalisme au mouvement plus large de l’écologie profonde (Naess, 1973), moins anthropocentré que l’écologie classique mais considérant plutôt les besoins de la biosphère et défendant la nature indépendamment de son utilité pour l’humain.
Comment penser l’architecture à l’heure où les constructions nous semblent de plus en plus décontextualisées de la réalité culturelle et environnementale des territoires ? L’architecture peut-elle être autrement qu’anthropocentrée ? L’ouvrage interroge notre manière d’envisager la crise écologique et le rôle de l’architecture dans l’approche biorégionale. À la fois architecte et chercheur, Mathias Rollot livre une réflexion stimulante pour penser les enjeux à venir, tout en nous prévenant de deux choses. D’abord, la potentielle récupération de certaines idées par les tenants d’une « Nouvelle droite » valorisant l’identité nationale et la terre, un culturalisme et un chauvinisme dont le biorégionalisme se défend. Ensuite, de mépriser ce qu’il peut y avoir d’utopique dans l’hypothèse biorégionale, rappelant au contraire la nécessité de penser l’utopie dans toute sa radicalité [2].
Dans son introduction, Mathias Rollot définit son texte comme « une proposition théorique au service de l’action » (p. 19), en réponse au constat suivant : après avoir détruit, il va falloir reconstruire, sur le plan ontologique et sur le plan pratique, trouver une éthique et une esthétique nouvelles. Sur un ton prophétique rappelant celui des théories biorégionales du XXe siècle, l’auteur érige le biorégionalisme en nouvelle voie qui impose de « considérer pleinement qu’il ne saurait y avoir un comportement écologique universel unique » (p. 21). En d’autres termes, les politiques écologiques nécessaires ne peuvent être que des politiques biorégionales, localisées et spécifiées.
Dans un tel contexte, pourquoi avons-nous encore besoin d’« idéaux architecturaux » ? L’instabilité caractéristique de notre « modernité liquide » [3] nous incite à (re)chercher des repères, qui seraient aussi des repaires : qu’elle soit « édifice », « discipline », « éthique partagée » ou « action » (p. 30), l’architecture se présente alors comme « opportunité de lutte contre l’absurdité moderne » (p. 31). En tant qu’édifice, l’architecture oppose sa présence physique au tout-numérique mais demeure pourtant, dans sa forme actuelle, archaïque, ne répondant plus adéquatement à nos besoins corporels et mentaux. L’architecture, qui relèverait d’un « contrat social, tant éthique qu’esthétique » (p. 40) mérite d’être repensée, autant dans l’enseignement de la discipline que dans sa pratique. Selon Mathias Rollot, cet impératif implique la redéfinition suivante de l’architecture : « L’architecture est l’art de penser et d’organiser les relations entre humains et non-humain en un point géographique donné » (p. 45). Cette définition recentre le rôle de la construction sur la médiation entre l’humain et le non-humain, le vivant et le non-vivant, et vise à mobiliser l’architecture pour répondre aux enjeux environnementaux en la sortant des sphères cloisonnées de l’art et de la technique (chapitre 3).
La deuxième partie de l’ouvrage examine la notion de « post-architecture » qui accompagne la catastrophe climatique. L’ère post-architecturale se manifeste lorsque les espaces construits semblent déserts, malgré la prolifération des édifices. Ce phénomène reflète un sentiment croissant de déconnexion entre les implantations humaines et les territoires, dû à l’uniformité du bâti. La post-architecture c’est aussi l’avènement des ville intelligentes (smarts cities en anglais) et des espaces jetables (junk spaces en anglais), lieux sur-planifiés, déconnectés des écosystèmes locaux, accentuant les inégalités sociales et environnementales. Pour repenser nos manières de vivre et de construire, il faudrait alors emprunter la voie « de l’équilibre et de la mesure, celle de l’articulation entre le local et le mondial, entre humanité et milieux naturels, entre autonomie et interdépendance » (p. 79). En outre, contrairement à l’écologie politique, le biorégionalisme préconise une organisation fondée exclusivement sur les caractéristiques culturelles et écologiques des territoires, sans se référer à une analyse plus globale des structures politiques et économiques qui les régissent.
La troisième partie, « L’opportunité biorégionale » (p. 81), insiste sur la difficulté d’aborder la catastrophe climatique car celle-ci fait jouer des évènements supraliminaires [4] : pour la saisir, l’humain ne peut agir qu’à son échelle. Ainsi, une architecture biorégionale lui offrirait la possibilité de se reconnecter au territoire qu’il habite, plutôt que de demeurer étranger à celui-ci, permettant d’« en-visager » (p. 108) de nouveau le monde, de le ré-incarner « en questionnant le sens de la construction, et en retrouvant éventuellement les raisons et les modalités de la construction du bâti vernaculaire ; ou encore en inventant des alliances inédites entre fonctionnements écosystémiques et sociétés humaines » (p. 108). De quelle révolution architecturale s’agit-il alors ? Celle d’une architecture non anthropocentrée, enrichie des idées de l’écologie et de la philosophie, concevant des installations durables faites de différents héritages, sans chercher à faire table rase, reposant sur un réseau de mobilités douces et offrant un espace à la spontanéité. L’architecture biorégionale sera également tournée vers les filières locales et artisanales, accordant aux territoires une autonomie économique.
Enfin, les dernières pages de l’ouvrage questionnent l’existence potentielle d’« esthétiques biorégionales » (p. 144). À l’appui des théories de Georg Simmel ou Hannah Arendt, l’auteur rappelle que le goût en esthétique est toujours lié à des convictions politiques et existentielles. Dès lors, dans une esthétique biorégionale, le goût ne saurait être seulement relatif à une philosophie humaine : il faudrait considérer des théories esthétiques plus aptes à prendre en compte l’entièreté du monde, humain et non-humain, voire envisager une nouvelle « symbolique partagée » (p. 149). Cependant, aucun style biorégional n’est clairement défini dans l’ouvrage, car il s’agit précisément selon Mathias Rollot de favoriser la libre expression de la spontanéité du vivant.
Le livre a le mérite de s’appuyer sur une large littérature interdisciplinaire, citant à la fois des penseur-se-s de l’écologie, des philosophes, des géographes et historien-ne-s et des architectes modernes sensibles à des préoccupations similaires comme Frank Lloyd Wright et Alvar Aalto, mais aussi des architectes contemporains comme Simon Teyssou, devenu depuis lauréat du Prix d’Urbanisme 2023, présenté comme l’exemple d’une architecture biorégionale possible. Alternant entre constats désenchantés et perspectives vivifiantes, Les Territoires du vivant propose un éclairage historique et philosophique sur les notions de l’écologie biorégionale, ainsi qu’une approche critique des constructions modernes, dans une perspective à la fois novatrice et nécessaire.
Bibliographie
Anders G., David C. (trad), 2022, Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j’y fasse ?, Allia, Paris, 96 p.
Berg P., 1978, Re-inhabiting a Separate Country : A bioregional Anthology of Northern California, Planet Drum Books, San Francisco, 220 p.
Carabédian A., 2022, Utopie radicale : par-delà l’imaginaire des cabanes et des ruines, Éditions du Seuil, Paris, 160 p.
Naess A., 1973, The Shallow and the Deep, Long-Range Ecology Movements, Inquiry, 16, p. 95 - 100.
Rollot M., Schaffner M., 2021, Qu’est-ce qu’une biorégion ?, Éditions Wildproject, Marseille, 152 p.
Sale K., 1985, Dwellers in the land : The Bioregional Vision, Sierra Club Books, San Francisco, 228 p.
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