Jean-Pierre Husson, « Sans transition. Une nouvelle histoire de l’énergie », VertigO - la revue électronique en sciences de l’environnement [En ligne], Lectures, mis en ligne le 16 janvier 2025, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://journals.openedition.org/vertigo/47074
La collection Ecocène aborde les enjeux écologiques globaux afin de s’engager sur l’avenir de la planète. Les ouvrages qui la compose apportent des analyses, dégagent des tendances, questionnent les sujets d’actualité. Dans ce cas précis, il s’agit des évolutions énergétiques, ce qui avait été formulé en ces mots par le philosophe Bruno Latour : « Où atterrir ensemble ? ». Le titre retenu par Jean-Baptiste Fressoz, historien des sciences, des techniques et de l’environnement est volontairement dérangeant, interrogateur, voire provocateur et avant tout novateur. En triturant le mot transition, il redéfinit le champ de l’histoire des techniques. L’auteur abandonne l’approche phasiste, c’est-à-dire la progression par étapes, de l’histoire des énergies qui simplifie mais rend erronée nos lectures de la consommation énergétique. Il s’insère dans une démarche de nouvelle historicité des transitions énergétiques. Il tend à replacer ces temporalités techniques dans nos imaginaires, ceux de l’impérialisme du charbon puis de l’âge de l’« or noir » et encore de la « fée » électricité. Cette dernière inspira le peintre Raoul Dufy qui créa en 1937 une fresque de 600 m2 désormais exposée au Musée d’Art Moderne de Paris.
Ce volume succède à L’Apocalypse joyeuse (2012), L’événement anthropocène (2013), Les révoltes du ciel (2020). Ce livre est tout à la fois facile à lire, décapant et savant (778 références de bas de page reportées en fin de volume, p. 335-407). En douze chapitres, il raconte l’histoire des transitions énergétiques tissées en confrontant des données politiques, en contextualisant les conjonctures éco-démographiques et en intégrant l’impact des changements techniques sur le déroulé de l’histoire. Ce faisceau de données explique les variations créées par la mondialisation et la circulation généralisée de tous les pondéreux. Ces temporalités lissées, heurtées, accélérées sont abordées dans les successions et télescopages de systèmes énergétiques qui ont prospéré avant d’être relayés par d’autres, souvent sans pour autant faiblir. Ainsi découvre-t-on des accumulations énergétiques intriquées, avec in fine, des difficultés à réfléchir correctement au défi climatique qui nous assaille.
Ce constat rend l’idée de transition étrange, sauf si l’on se place dans une approche futuriste, hétérodoxe, mercantile (p. 14), mondialisée, systémique et encore comparative avec les utilisations passés des combustibles. Jean-Baptiste Fressoz tente une analyse matérialiste des variations énergétiques. Il relativise, compare, illustre. Par exemple, il souligne que l’actuelle Chine brûle quinze fois de charbon que le Royaume-Uni à l’apogée de l’ère victorienne. Par l’amplitude de ses lectures, il sort de l’exception européenne pour aborder son sujet dans une globalité qui fragilise et relativise l’ambition de décarbonation des pays importateurs de biens manufacturés. De facto, ces achats déportent sur les pays-usines la production de CO2. L’énergie n’est pas un récit de progrès et de transition. Au contraire, elle est l’approche intriquée de sources d’énergies qui s’épaulent plus qu’elles ne se concurrencent. Ces énergies compagnonnent entre elles et font varier le bilan carbone entre les pays ateliers (au XIXe siècle le Royaume-Uni, aujourd’hui la Chine et la nébuleuse des Dragons) et les pays importateurs. Ces dynamiques ne sont pas dictées par des résistances ou des additions de moyens (bois, charbon, vent et eau par exemple). Elles s’expriment dans des coalescences de cercles plus ou moins vertueux, neutres ou désastreux. L’essor du pétrole et de l’automobile se sont réalisés en augmentant fortement la production du charbon et sa circulation de par la planète alors que précédemment les gisements dictaient l’essentiel des localisations industrielles (Lancashire, Ruhr, Pennsylvanie).
Ce livre innove pour aborder et éclairer la sortie attendue et espérée du cycle carbone associé bien hâtivement au capitalisme, à la production de matériaux, bref à une démarche de consommation absolue. Par exemple, dans les années Trente, il fallait sept tonnes de charbon pour réaliser une voiture (p. 117). Pour l’auteur, l’histoire énergétique est sans transition. Elle s’écarte en cela des cadrages chronologiques et des références aux systèmes. L’auteur remplace les transitions par des « tuilages » des sources d’énergie. Il s’intéresse aux valeurs absolues et non aux dynamiques relatives. Il démontre que chaque passage se traduit par une forte croissance de la consommation de l’énergie qui semble avoir été reléguée au second rang. Ainsi, dès les années Trente, l’essor de la consommation de pétrole porte celle du bois et conforte celle du charbon. Jean-Baptiste Fressoz tente une histoire symbiotique de l’énergie dans une écriture dense, en injectant du politique dans les récits, à son goût trop lisses de l’histoire économique de l’énergie.
Pour débuter, les chapitres 1 à 3 posent le sujet et sont introduits par une sorte de parabole sur la bougie. Les chapitres 4 à 8 traitent des rapports entre bois, charbon puis pétrole, électricité, avec des successions et des dynamiques de remplacement qui, pour l’auteur, ne relèvent pas du processus de transition. Enfin, les chapitres 9 à 12 montrent que la transition énergétique n’est pas un outil pertinent pour suivre l’évolution et aborder la confrontation aux actuels dangers dénoncés par le GIEC. Comment décarbonner la planète alors que les trois quarts de l’acier exigent du charbon ? Comment « déplastifier » les océans et arrêter la création de « tourbillons » de ces matières à la surface des eaux ? Le réchauffement climatique est une tragédie de l’abondance (p. 53) et non pas l’inverse. Pour les opinions publiques, ce sujet semble inextricable, injuste, pour l’essentiel légué par les Trente Glorieuses. Est-ce si vrai ?
L’ouvrage débute par une sorte de conte écologique en revenant à la lueur des bougies pour entrer ou plutôt dénier l’existence des transitions. Ce qui est nouveau ne fait pas disparaître l’ancien. Par exemple, les pédaliers, charriots, vélos et autres outils perdurent, voire renaissent et prospèrent différemment du passé. L’essor de la circulation douce en ville en est la preuve. Suite à cette entrée métaphorique, l’historien se penche sur les trois aspects du concept de « phasisme » avec l’âge du fer et du charbon, l’âge du pétrole, l’âge de l’atome. Ces âges connurent des succès lexicaux souvent extraordinaires. Le « phasisme » est une interprétation bourgeoise de l’histoire (p. 59). Il porte en lui la hantise de ne plus, in fine, disposer d’énergie alors que chaque temps de notre histoire énergétique a été jusqu’à aujourd’hui en partie recouvert par la précédente étape. Les énergies ont cohabité dans des « bouquets » de consistance variable et ponctués de quelques déceptions (échec des transitions attendues vers l’hydroélectricité puis l’éolien ?). Le « phasisme » serait-il alibi ? Avec l’histoire boisée du charbon (chapitre 3), Jean-Baptiste Fressoz insiste sur les liens qui intriquent ensemble les énergies. L’ère du charbon se fit avec les étais de bois qui soutenaient les mines et qu’il fallait renouveler. Des forêts entières étaient engouffrées dans les galeries. L’extraction charbonnière contraignit l’Angleterre victorienne à se soucier de ses forêts (p. 92) avant que ne soient, bien après, inventés les soutènements marchants faits en béton.
Les cinq chapitres formant la seconde partie font une relation du couple énergie-fabrication. Les prémices de l’ère ferroviaire se firent dans des usines protoindustrielles ayant alors atteint leur maximum d’efficacité, juste avant qu’elles ne périclitent. C’est seulement vers 1930 que le bois trouve des débouchés lucratifs dans l’industrie du papier-carton. Les villes industrielles du XIXe siècle résultent de l’usage conjoint de l’argile (briques), du charbon et du bois (p. 105). Avant 1914, le charbon reste un produit moderne puis il s’associe à l’usage du pétrole. Il est essentiel dans la production des aciers Thomas et Martin et contribue aussi à la diffusion du béton armé et à l’essor grandissant des infrastructures et travaux publics. Le charbon reste également performant en étant un pondéreux, circulant à l’échelle de la planète, se comportant peu à peu comme un fluide (p. 147). Après 1945, lors de la reconstruction, le charbon est un levier si important qu’en France, le gouvernement de la IVe République nationalise ce produit stratégique. Essentiel puis seulement important dans le bouquet énergétique, le charbon change de lieux d’extraction mais augmente en volumes extraits. Aux États-Unis s’opèrent alors plusieurs relances charbonnières, en particulier vers les mines à ciel ouvert du Wyoming. Pétrole et bois ont avancé ensemble comme précédemment bois et charbon, avec des symbioses énergétiques en boucles. L’’étalement urbain des pays neufs rendu possible par l’usage de l’automobile s’abrita dans des maisons en bois. Cette matière fut de plus en plus sollicitée pour conditionner et faire circuler les marchandises (palettes pour emballer la croissance ; p. 173). L’essor des énergies fossiles est couplé à la consommation des bois-énergie. Jean-Baptiste Fressoz parle de « pétrolisation » des bois (p. 187), avec l’usage des machines utilisées pour récolter et débarder les bois et encore la diffusion de sylvicultures intensives forcées aux intrants (eucalyptus, pins). De par la planète, le bois et le charbon de bois sont intégrés dans toutes les mutations énergétiques, y compris dans les pays les plus démunis qui décapitalisent leurs forêts. Cette démonstration qui analyse les usages du charbon et du bois amène l’auteur à avancer que la transition n’est pas un outil analytique. Elle devrait être reléguée comme notion normative ou même dans le registre utopique (p. 202).
La dernière partie (chapitres 9 à 12) part d’un constat. La Grande Guerre aurait selon Stuart Chase conduit à aborder d’avantage l’économie en Watt qu’en dollars (p. 207), à engager une nouvelle approche des dynamiques de transitions traduites en formes graphiques. L’utopie gagne les analyses et projections énergétiques. Après 1945, le croisement qui peut sembler improbable des apports de Malthus avec l’âge atomique s’expose dans des questions existentielles sur notre avenir commun. Après 1970, les spécialistes rompent avec un futur énergétique qui jusque-là avait prévu d’être un prolongement agrandi du proche passé (p. 227). Dès 1953, P.-C. Putnam soutenu par l’économiste Colin Clark, révolutionne les analyses énergétiques. Pour ces savants, le nucléaire introduit la futurologie énergétique. En 1967, le chimiste Harrison Brown lance l’expression « transition énergétique » en prolongement de l’expression « transition démographique » énoncée en 1945 par Kingsley Davis. Dans le contexte de guerre froide, le surgénérateur crée une futurologie inquiète, novatrice, dystopique, pouvant décrire une société imaginaire et autoritaire sans échappatoire. Nous ne sommes pas loin du roman prémonitoire de Georges Orwell « 1984 » paru en 1949. Jean-Baptiste Fressoz termine son sujet en abordant ce qu’il qualifie d’« invention de la crise énergétique ». À partir du choc pétrolier de 1973 déclenchée par la décision unilatérale de l’OPEP, ce sujet hante tous les discours et raisonnements discursifs où émergent à la fois les énergies renouvelables de substitution et encore la spécificité des positionnements nationaux (par exemple, sortir du nucléaire en Allemagne). Vers 1985 s’affirme une histoire dynamique de l’histoire énergétique qui contredit ses inerties. La notion d’épuisement est remplacée par celle d’obsolescence (p. 269). Nos incertitudes temporelles s’invitent dans le débat énergétique pollué par trop de charbon (la Chine de 2010 brûle à elle seule plus de charbon que la planète réunie en 1980). La première conférence mondiale sur le climat (Genève, 1979) aborde ce thème comme potentielle ressource suffisamment solide pour capter les investissements. En 1983, le néolibéralisme croise les préoccupations du GIEC et s’en accapare. Cependant, la nécessité d’étoffer l’équipement des pays en croissance et le bien-être exigé par les autres pays font que les productions énergivores (acier, ciment, plastique, engrais) continuent à croitre. L’agriculture mondiale aggrave sa dépendance au pétrole. Partout régresse l’usage des matériaux traditionnels décarbonnés (adobe, jonc).
Jean- Baptiste Fressoz nous livre une nouvelle perception de l’histoire de l’énergie, de ses faux-départs et de ses insuffisances. Énergies et matières premières tissent des relations portées par des synergies. Ce couple entretient des tuilages, organise des ententes et cartels. Il fonctionne plutôt en empilant et sans éliminer. L’auteur voit dans la transition un discours avant tout idéologique, à la fois brandi par les gouvernements, les grandes entreprises et les lobbys. Tous s’affichent et postulent en faveur d’une décarbonation qui, in fine, n’avance pas assez. Ainsi, en 2020, les trois quarts de l’acier mondial continuent à être produits avec du charbon. Ce mouvement étrangement consensuel, voire affecté de cécité, invite à justifier les procrastinations (p. 333) pour arbitrer les trajectoires d’une planète qui avance à plusieurs vitesses peu solidaires entre elles. Cette histoire énergétique remue beaucoup de préjugés. Ce livre qui sort des chemins classiques nous interroge sur notre avenir commun et l’urgence d’atterrir. L’auteur nous propose un livre riche, nourri, décapant.
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