Directrice du laboratoire de recherche du laboratoire « Population-Environnement-Développement » à ’Institut de Recherche pour le Développement (IRD) Bénédicte Gastineau y a développé un fonctionnement collaboratif avec le souci de " favoriser la bienveillance, l’écoute, la confiance, le partage des connaissances et la transparence" dans une gouvernance partagée..
Dans un monde la recherche de plus en plus poussé vers des formats compétitifs et normés, voici le récit d’une démarche qui allie communication non violente et pratique des outils collaboratifs dans un mieux vivre et travailler ensemble.
Bonjour Bénédicte est-ce que tu peux te présenter ?
Je m’appelle Bénédicte Gastineau, je suis chercheur à l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD), je suis démographe plus exactement et je travaille sur les questions d’interactions, de liens entre les croissances démographiques et les changements environnementaux et climatiques en Afrique. J’ai travaillé en Tunisie, à Madagascar et au Bénin.
Je suis chercheur depuis 2001 et depuis le 1er janvier 2018 je suis directrice du laboratoire « Population-Environnement-Développement » qui est un laboratoire mixte entre l’IRD et l’université d’Aix-Marseille. J’ai également des responsabilités pédagogiques, je suis coresponsable d’un parcours « Mathématiques appliqué aux sciences sociales » dans un Master. J’ai à la fois des activités de recherche, d’enseignement et de direction d’un laboratoire.
Au 20 janvier le laboratoire comprend 45 membres permanents, 21 doctorants et 15 personnels associés.
En matière de coopération si tu avais à définir quelques mots clés pour te présenter quels seraient-ils ?
Ma pratique du collaboratif se décline dans mes recherches, dans ma direction du LPED et dans mon enseignement : je mettrais le mot partenariat, avec mes collègues, les étudiants et en particulier le partenariat scientifique avec l’Afrique. On travaille la question de la collaboration en interne dans le labo mais aussi de plus en plus dans le cadre de nos partenariats avec les universités et les institutions africaines.
En terme de posture je dirais du faire ensemble, de la communication non violente et aussi de la co créativité. L’idée est de produire et de diffuser des connaissances scientifiques – mon coeur de métier - un peu différente et de partager ces connaissances.
La coopération n’est pas forcément une pratique courante dans notre société comment es-tu arrivée à la développer ?
Mont intérêt pour la coopération a certainement des origines lointaines, dans ma socialisation, dans mon enfance. J’ai été scolarisée en classe unique en milieu rural avec des formes d’enseignement alternatives, différentes de ce que l’on pouvait connaître ailleurs, plus collaboratives déjà. Mon engagement associatif assez intense, surtout pendant mon adolescence et mes études universitaires m’a aussi donné envie de plus de coopération.
Et puis aujourd’hui c’est l’exercice de mon métier de chercheur qui me fait cheminer vers la coopération : je suis démographe, une « démographe de terrain », à l’IRD, je travaille en Afrique. J’ai passé deux ans et demi en Tunisie, quatre ans au Bénin, cinq ans à Madagascar. Etre sur des problématiques complexes, sur des terrains complexes, où l’on est étranger, nécessite de travailler en équipe pluridisciplinaire, multiculturelle.
Ensuite il y a l’évolution du monde de la recherche : de plus en plus de concurrence, des évaluations individuelles, une course au financement constante. L’incitation à travailler dans des projets de grandes envergures, où nous sommes constamment soumis à des évaluations collectives et individuelles produit une très grosse perte de sens de notre travail. Nous ne savons plus très bien pourquoi et pour qui on travaille. La reconnaissance de notre travail est de moins en moins évidente.
C’est ce qui a déclenché mon envie de mettre de la collaboration dans mon travail, de faire la recherche différemment dans mon labo. La collaboration est une façon de se redonner du bien-être, une réponse possible, parmi d’autres, aux souffrances au travail qui sont très fréquentes dans le monde de la recherche. L’envie de produire une recherche différente, moins concurrentielle, plus créative a été aussi un déclencheur important.
Et puis il y a eu aussi une forme de routine et d’ennui dans ma pratique de l’enseignement. Certes, je n’enseigne pas beaucoup parce que je suis chercheur avant tout et j’ai la liberté de choisir mes cours, du moins d’en refuser. J’aime bien enseigner : depuis 20 ans, je donne des cours à l’université en France ou en Afrique. Toujours le même d’ailleurs, de l’analyse démographique. Il y trois ans, j’ai ressenti le besoin de tester, de chercher de nouvelles méthodes pédagogiques pour le plaisir des étudiants et pour le mien aussi. Travailler sur des pédagogies plus collaboratives avec des outils nouveaux – nouveaux pour moi - m’a redonné envie d’enseigner. Cela m’a permis de reprendre des charges d’enseignement avec plus de motivations et d’efficacité.
Est-ce que tu pourrais présenter un ou deux projets coopératifs auxquels tu as participé ?
Je ne sais pas si le mot projet est adapté mais il y a des espaces où j’essaie de participer à du collaboratif ou même d’impulser, de vivre du collaboratif. Dans l’enseignement, en essayant de rendre les étudiants le plus autonomes possible, le plus participatifs dans le déroulement des cours. Je travaille avec les étudiants et quelques collègues en utilisant des wikis, des espaces collaboratifs. Je leur demande de produire leurs propres connaissances, de les partager. Nous faisons beaucoup de co écriture avec eux. Nous testons ensemble des outils avec plus ou moins de succès. J’ai toujours les mêmes objectifs d’apprentissage, mais c’est la méthode qui change.
Mes relations avec les étudiants ont changé. Les étudiants ne me voient plus comme celle qui détiendrait seule le savoir et les connaissances. Avec les collègues, nous essayons de décliner cette posture dans nos enseignements formels mais aussi dans les encadrements de travaux de recherche : nous pouvons accepter que des travaux de recherche soient menés par plusieurs étudiants en même temps, en les aidant à travailler vraiment ensemble et en sortant de l’évaluation individuelle.
Vers un fonctionnement de laboratoire collaboratif
L’autre espace ou j’essaie de développer de la collaboration c’est dans le laboratoire que je dirige avec Carole Barthélémy, enseignante-chercheure, sociologue de l’environnement. Le travail a été engagé avec différents collègues avant que je devienne directrice. Depuis 2016, il repose sur deux grands volets :
Le travail de la posture : nous proposons aux membres du laboratoire des formations à la communication non violente (CNV) par exemple. J’apporte beaucoup d’attention à ce que notre fonctionnement, notre organisation puissent favoriser la bienveillance, l’écoute, la confiance, le partage des connaissances et la transparence : tout ce qui permet de favoriser la collaboration.
Et puis nous nous formons à différents outils qui permettent de travailler ensemble : un wiki, des outils de co écriture. Une partie des collègues se forme à des outils d’animation qui favorisent l’intelligence collective. Le LPED accueillent aussi ateliers mensuels de travail collaboratif où ceux qui le souhaitent peuvent venir se former à la médiation, la gestion de conflits, le debriefing positif...
La mise en pratique n’est pas toujours simple, mais nous avons des résultats vraiment stimulants. Ce sont par exemple les cafés du labo qui sont autogérés, auto organisés par les chercheurs sans qu’il y ait de responsable de ce type d’animation. Chacun s’en saisit quand il en a besoin et l’organise et du coup cela donne une grande richesse, une grande diversité dans les formes d’animations.
Le LPED a aussi une lettre d’information interne qui est gérée de manière collaborative : il n’y a pas de responsable désigné, c’est un partage de travail quif ait que personne ne s’approprie ce travail et cette lettre. Ainsi tout le monde peut participer à sa conception et tout le monde profite de ce produit.
Il y a aussi un souhait dans ce labo de faire de la gouvernance partagée sur ce chemin de la collaboration. Je délègue des dossiers, avec un souci de la transparence qui favorise beaucoup la collaboration notamment sur des sujets ou des espaces aussi sensibles que les décisions budgétaires.
Et puis j’ai le souci de ne pas oublier l’individudans le collectif. Je tente d’être attentive à l’accueil des nouveaux, des stagiaires, des nouveaux chercheurs avec des procédures qui facilitent l’insertion dans le laboratoire.
Nous avançons doucement, nous testons, nous bricolons nos propres outils et modes de fonctionnement, nous acceptons de nous tromper et nous savons reconnaître ce qui fonctionne mieux depuis que nous collaborons plus.
Est-ce que tu pourrais expliquer ce qui vous a amené à être accompagné pour ce fonctionnement qui n’est pas très ordinaire et et quel a été cet accompagnement ?
Au départ, l’accompagnement portait sur la communication non violente. Nous avions d’abord identifié le besoin de travailler la posture. En 2016, nous avons mis en place une formation à la communication non violente qui d’ailleurs ne s’appelait pas comme cela mais « formation au travail collaboratif pour plus de bien-être et plus d’efficacité ». Elle a été financée par notre tutelle IRD. Une quinzaine de personnes dont j’étais ont bénéficié d’une semaine de formation à la communication non violente et à l’intelligence collective (outils de concertation, d’animation, etc.). Cette formation a été assurée par Sophie Rousseau [1] qui avait convié également Laurent Marseault pour nous présenter des outils collaboratifs.
Nous sommes ainsi rentrés en même temps sur les outils et sur la posture. C’est, je crois, un point fort de notre chemin vers la collaboration, ces allers-retours constants entre les outils et les postures. Certains collègues pour lesquels les outils ne parlaient pas ou peu sont entrées dans la collaboration par la posture et ils viennent doucement aux outils. D’autres à l’inverse étaient à l’aise avec les outils et n’avaient pas envie de travailler la posture. Ils entrent dans la collaboration et dans des postures de collaboration en pratiquant les outils. Et ensuite, il y a des gens qui sont entrés par mimétisme parce que que les choses étaient plus simples et plus fluides ainsi.
L’accompagnement a été efficace et soutenant. Il a été personnalisé, adapté à nos besoins, à nos spécificités. Un accompagnement individuel pour le laboratoire. Nous avions de modèles de laboratoire collaboratif : on bricole, on compose avec Sophie et Laurent pour trouver ce qui convient le mieux à notre activité.
Nous travaillons aussi beaucoup à documenter ce qui se passe et à adapter. Nous avons essayé des choses qui n’ont pas fonctionné, on en essaie d’autres pour arriver à un labo qui corresponde bien à ce que l’on a besoin, où l’on est bien et et où on peut mener à bien notre mission qui est avant tout de faire la recherche et de l’enseignement. La force de l’accompagnement a été d’avoir ce couple posture et outils et d’être sans cesse dans le questionnement de ce dont on a besoin.
Nous avons encore beaucoup à faire et à apprendre. Nous souhaitons acquérir des compétences en interne : une collègue se forme à la CNV , d’autres continuent à se former à l’animation et au wiki. Cela nous permet de monter en compétences avec la formatrice et Laurent sur de nouveaux accompagnements et en même temps d’être autonomes. Cela donne plus de fluidité à notre mode de fonctionnement, permet de remettre en cause nos outils, nos façon de faire de la collaboration.
Comment les personnes du laboratoire ont-elles adhéré ? est-ce que tout le monde aujourd’hui s’y retrouve ?
Je ne sais pas si je peux dire aujourd’hui que tout le monde a adhéré et ce n’est pas forcément un objectif. Il y a tout un continuum de façons de fonctionner du très collaboratif au moins collaboratif. La démarche doit à la fois rester inclusive et accepter que certains choisissent d’autres modes de fonctionnements. Il y avait toute une partie des collègues qui déjà étaient tout à fait convaincus et qui étaient déjà dans ces pratiques collaboratives, avant même qu’on nomme ainsi la démarche. Ensuite les personnes y rentrent de façon très différentes (cf postures et outils précédemment).
Des outils sont partagés presque tous : la grande majorité ne se passerait du wiki par exemple. Et puis il y a des bénéfices sur lesquels tout le monde est d’accord, la baisse du nombre de mel ; en tant que directrice , je l’utilise très peu pour animer l’équipe ou pour passer de l’information. Le fait que l’on ait des réunions plus efficaces, bienveillantes, plus à l’écoute est bénéfique à tout le monde.
Un autre résultat de la démarche est de faciliter le montage de projets de recherche. Nous travaillons actuellement au montage d’un projet européens où vont s’impliquer 10 chercheurs du laboratoire, des partenaires d’universités européennes et des collègues africains. Aujourd’hui on commence à avoir des résultats dans la recherche, dans le montage de projets. Ce projet est conçu de manière la plus collaborative possible, c’est nouveau pour nous et cela permet d’engager des gens qui au début étaient peut-être à la marge. Nous démarrons aussi un groupe de travail de chercheurs et d’enseignants-chercheurs pour mutualiser nos pratiques d’enseignements interactifs et collaboratifs.
Une autre chose qui nous aide aujourd’hui, c’est que nos premiers pas dans la collaboration attisent la curiosité d’autres laboratoires et suscitent une certaine reconnaissance à l’extérieur. Il y a des laboratoires qui ne fonctionnent pas très bien où des personnes ont envie de changer leur façon de faire. Ces échanges avec d’autres labo autour de la collaboration aident aussi à ce que les collègues aient un regard positif sur la collaboration et que petit à petit plus de monde y entre.
L’objectif n’étant pas non plus que tout le monde absolument y entre. Aujourd’hui il y a, je crois, une très large majorité du personnel du LPED qui voit un bénéfice à ces nouvelles façons de travailler. Des façons de travailler qui ne nous éloignent pas de ce pourquoi nous sommes là : produire et enseigner des connaissances scientifiques, bien au contraire ! Et cela ne fait que commencer, nous tâtonnons encore, nous avons commencé il y a 3 ans.
Et du côté de l’IRD est-ce que l’institution se rend compte des bienfaits de cette approche ?
Oui pour certains services. Par exemple, le service formation et qualité de vie au travail nous a demandé d’organiser une journée de partage d’expériences sur notre travail collaboratif avec d’autres collègues de l’IRD, avec des collègues d’autres instituts. Ce sont eux qui ont été à l’origine de la demande et qui ont financé cette journée que l’on a animée. Alors oui, il commence à y avoir une vraie reconnaissance et cela inspire d’autres labo ou des services administratifs. Il va y avoir une série de séminaires au siège de l’IRD autour de travailler différemment, il nous a été demandé d’aller présenter ce que l’on fait.
Qu’est-ce qui te semble difficile pour développer la coopération quels sont les freins que tu perçois ?
C’est assez paradoxal parce que l’on pourrait imaginer que la coopération fait partie du monde la recherche. On devrait être dans un partage le plus abouti possible parce que l’on est sur des sujets complexes pour lesquels on a besoin travailler ensemble avec des disciplines différentes avec des chercheurs de cultures différentes. Il y aurait nécessité de faire vraiment de la collaboration et puis de partager nos connaissances. Si l’on veut que nos connaissances servent à quelque chose, que les décideurs, les développeurs ou les nouvelles générations d’étudiants se saisissent de ce que l’on fait et que l’on soit utile quelque chose, il faut partager au maximum.
Et en même temps, la forme d’organisation de la recherche aujourd’hui fait que c’est complètement contradictoire : nos publications sont extrêmement normées, sont en accès payant, sont peu diffusées et on n’est pas du tout dans le partage des résultats de recherche même s’il y a les formats de diffusion parallèle avec les archives ouvertes. Il y a quand même une appropriation de nos publications qui fait que c’est difficile de partager.
La structuration de nos projets de recherche et leur financement ne nous facilitent pas du tout la collaboration, parce qu’aujourd’hui quand on répond un appel d’offres du type de ceux de l’Agence Nationale de la Recherche, où de l’Europe il faut UN porteur de projet, il faut qu’ils soient identifié, il faut UN responsable et toute la structuration des projets que l’on nous impose ne facile pas du tout la collaboration. Ce sont des difficultés sur lesquelles il faut travailler en interne pour pouvoir les contourner.
Nous travaillons beaucoup avec des partenaires scientifiques des pays du Sud : l’interculturalité dans la coopération est quelque chose de compliqué. Il y a des façons travailler au sud qui peuvent être éloignées des nôtres. Voici un beau sujet à travailler pour nous. De plus, la collaboration dans l’évaluation de la recherche n’est pas reconnue. La structuration de la recherche n’est pas favorable à la collaboration. . Il en est de même dans la structure de l’enseignement supérieur aujourd’hui : les enseignants-chercheurs du laboratoire sont soumis à des pressions importantes.
Et à l’inverse qu’est-ce qui te semble facilitateur ?
Ce qui me semble facilitateur dans mon laboratoire, c’est de travailler sur le terrain où collaborer est un vrai besoin. On a du mal à faire du terrain, des enquêtes , des observations seul. Et pour mon laboratoire qui est pluridisciplinaire avec des sciences sociales : géographie démographie, sociologie, anthropologie... et des sciences de l’environnement, travailler avec des disciplines aussi différentes nécessite un travail d’alignement, de savoir travailler ensemble peut-être encore profond que si on travaille dans une discipline. Cette interdisciplinarité peut faciliter l’engagement dans la coopération. De la même manière, les enseignements, comme les masters, sont très souvent pluridisciplinaires et leur coordination requiert une cohérence dialoguée et créative.
Après il y a aussi l’envie d’être bien au travail, d ’être bien ensemble au travail. Envie de partager du « bon temps ». Nous passons tout de même beaucoup de temps dans nos bureaux, l’envie de partager des moments de convivialité.
Parmi les lectures ou les personnes qui t’ont inspiré pourraient tu nous indiquer ?
Il y a la thèse d’Elzbieta Sanojca [2]
Ensuite il y a les travaux de Frédéric Laloux auteur notamment du livre "Reinventing Organizations". [3]
Et il y a Sophie Rousseau et Laurent Marseaut qui nous accompagné.
[1] Voir par exemple : Radio CNV - Interview de Sophie Rousseau par Diane Baran et l’interview de Laurent Marseault dans Histoires de Coopérations
[2] voir l’article résumé " Les compétences collaboratives et leur développement en formation d’adultes. Le cas d’une formation hybride", la thèse en ligne " et l’article "
« L’état d’esprit collaboratif », « faire avec » et « avoir le souci des communs » : trois pivots pour coopérer"
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