(2) « Une coopération qui n’oblitère pas le débat, qui intègre et met en partage. »
Cet entretien est aussi publié sur le blog de Philippe Meirieu
Seconde partie : la coopération dans la formation des enseignants
Philippe Meirieu lors de la conférence (la vidéo est ici) à l’invitation de la coopérative pédagogique 29 et du réseau coopératif prof@brest à Brest le 29 janvier.
À propos de la co-construction...
J’étais très heureux, pendant plusieurs dizaines d’années, de travailler dans ce cadre là et j’ai le sentiment que, dans la formation des enseignants, dans la recherche pédagogique et didactique, nous avons pu ainsi irriguer les pratiques et contribuer de manière coopérative à dépasser le stade de l’échange, à faire quelque chose qui fut vraiment une construction collective. Je dis « construction collective » parce que je me méfie beaucoup, pour ma part, de l’expression extrêmement populaire aujourd’hui de « co-construction ». J’ai vécu des expériences de « co-construction » et j’ai parfois été choqué de voir que ce qu’on mettait sous ce mot était plutôt une injonction formelle à la « créativité collective » qui désamorçait, derrière, tout véritable débat démocratique. On fait semblant de prendre l’avis de X, Y ou Z et, au prétexte que cet avisa été pris, que les gens ont pu s’exprimer dans cette « co-construction », on ne les consulte plus dans la décision.
Or la véritable démocratie, au-delà de la consultation des personnes, ne peut pas faire l’impasse de la mise en débat collective de ce qui a été construit et doit déboucher sur une décision collective. Je crois qu’il y a trop souvent, aujourd’hui, une manière de s’exonérer de la « démocratie de décision » en pratiquant une pseudo « démocratie d’élaboration » dans laquelle les personnes ne sont pas toujours en mesure de s’exprimer. Parce que l’on « consulte » tout le monde, on n’invite plus les gens à décider et on les met dans une situation où il n’est même pas pensable qu’ils puissent s’opposer à ce qui est proposé, et, a fortiori, proposer des alternatives. On arrive à quelque chose de tout à fait étrange : avec une conception fantasmatique de la coopération, on tue le débat au profit d’un « consensus », qui apparaît, le plus souvent, comme « mou » sur le plan idéologique, et qui se réduit, dans bien des cas, à un ensemble de « mesures techniques » prétendument « neutres », auxquelles il n’est pas possible de s’opposer.
Il me semble qu’il faut être vigilant là-dessus et ne pas laisser l’idéologie libérale du « management » s’emparer de l’idée de coopération et la dévoyer. Il y a, en effet, aujourd’hui, des confusions fâcheuses qui s’installent entre la « start-up » et la « coopérative » : la première peut emprunter des oripeaux humanistes tout en ayant un fonctionnement très sélectif et ségrégatif complètement contraire à la philosophie de la seconde ; elle peut faire semblant de lui ressembler en instaurant un « climat » entre les personnes qui se substitue à une authentique démarche coopérative et laisse croire que « le bien-être collectif » est toujours synonyme de progrès démocratique et social. Les « bonnes relations » au sein d’un collectif peuvent cacher efficacement la réalité du fonctionnement de ce collectif, des stratifications insurmontables et des phénomènes d’emprise, des inégalités de traitement et des intimidations inavouées, des enjeux sur la place et le sens de ce collectif dans son environnement et une vraie cécité sur les causes qu’il sert réellement dans la société.
échanges avec les enseignants de la coopérative pédagogique 29 et du réseau coopératif prof@brest à Brest le 29 janvier.
Comment verrais-tu la place de la formation à la coopération dans la formation initiale des enseignants ?
Rappelons d’abord que, d’après toutes les études, les gens ne font jamais ce qu’on leur a dit de faire en formation, mais toujours ce que l’on a fait avec eux. Ce qui est important, c’est donc de mettre en œuvre cette coopération dans la formation elle-même pour que les personnes la mettent en œuvre ensuite dans leur métier.
Une première forme de coopération, c’est l’entraide, l’échange de nos savoirs et nos ressources, l’échange aussi de nos questions et de nos interrogations. Le fait d’être ignorant peut, en effet, être un atout, à un moment donné, pour permettre à quelqu’un qui sait de mieux comprendre ce qu’il sait en l’expliquant : « En te demandant de m’aider, je t’aide ! Car, tu vas apprendre en m’enseignant... », voilà quelque chose que l’on oublie trop souvent.
Je crois donc à la nécessité de multiplier les dispositifs d’ « inter-enseignement ». Je voudrais, par exemple, qu’en formation d’enseignants du second degré, on demande systématiquement au professeur de lettres d’enseigner la littérature à des futurs professeurs de mathématiques et à des professeurs de mathématiques d’enseigner les mathématiques à de futurs professeurs de lettres, à des professeurs d’éducation physique d’enseigner leur discipline à des professeurs des écoles, aux professeurs des écoles de simuler des cours d’apprentissage de la lecture avec des professeurs de biologie ou de physique, etc... De tels échanges systématiques, à condition, bien sûr, qu’ils soient préparés, travaillés, accompagnés de manière exigeante en alternant les positions d’apprenant et d’enseignant, seraient particulièrement féconds : ils favoriseraient tout autant l’appropriation par chacun de ses propres savoirs que la capacité de comprendre les obstacles à l’apprentissage ; ils stimuleraient l’inventivité pédagogique et didactique en même temps qu’ils formeraient à l’empathie cognitive, qui est une qualité absolument essentielle pour un enseignant.
Au-delà de ces formes simples mais essentielles de coopération, il faut développer, je crois, l’engagement dans des projets communs. Il conviendrait, bien sûr, de vérifier alors l’implication de chacune et de chacun dans le collectif ainsi que la part prise par chaque membre du groupe dans le résultat final… Mais, à cette condition, je ne vois pas ce qui empêcherait qu’au moins une année de formation soit structurée par un projet collectif qui donne sens à l’ensemble des enseignements et qui mette les personnes en formation en situation de « recherche coopérative » de savoirs professionnels. Les savoirs professionnels ne s’acquièrent pas de manière académique, ils s’acquièrent dans des mises en situation, ils s’acquièrent par la recherche et la mise à l’épreuve, ils s’acquièrent par la dialectique permanente entre les modèles théoriques et les décisions qui permettent de les incarner.
Attention ! Je parle de « modèle théorique » et de « décisions concrètes » mais je n’entérine en aucun cas l’opposition traditionnelle et, à mon avis, complètement fantaisiste entre « théorie » et « pratique ». Comme le dit si bien Bruno Latour le mot « pratique » n’a pas d’opposé. Ceux qui pensent être dans la théorie et réserver la pratique aux autres sont toujours, au moins, dans la pratique de leur théorie. Une pratique n’est jamais « neutre » et il n’y a pas de « théoricien pur » ; la pratique du théoricien, et, en particulier, son rapport aux praticiens peut et doit toujours être interrogée.
Pour préciser ce qu’est un « savoir professionnel », on peut dire que c’est un « savoir en action » une démarche, un aller-retour permanent entre des modèles théoriques et des décisions pratiques. C’est vrai pour l’artisan qui construit un mur : il faut qu’il ait un modèle qui lui permet de concevoir son mur, il faut aussi qu’il prenne des décisions pour mettre en œuvre ce modèle… et il faut qu’il précise, enrichisse ou révise son modèle en fonction de ce qu’il aura observé de l’effet de ses décisions. Et c’est vrai également pour l’enseignant ; il a besoin d’inscrire son métier dans une dialectique permanente entre modèles et décisions, deux réalités entrelacées en permanence.
C’est pourquoi je ne dis pas qu’il faut mettre au cœur de la formation des enseignants l’alternance « théorie / pratique », mais qu’il faut la structurer en articulant en permanence la recherche sur les pratiques et la mise en pratique des recherches. Ce n’est pas tout à fait la même chose : ce que je propose, c’est l’intériorisation d’une dynamique, d’un processus continu... et surtout pas une simple « application ». Or, ce processus continu se nourrit en permanence des « coopérations professionnelles ».
avec Monique Argoualc’h à l’initiative avec Marc Le Gall de l’invitation de Philippe Meirieu à Brest.
Et, sur le volet de la formation continue, comment développer les pratiques de la coopération ?
Nous avions mis en place dans les années 1980-1990, dans le département de l’Ain, un « réseau », une formation continue par des échanges réciproques de savoirs, et cela sous l’impulsion de quelqu’un qui a beaucoup travaillé dans ce domaine Michael Huberman. Huberman, qui a été professeur à Harvard puis à Genève, a bien montré à quel point les échanges de savoirs entre enseignants sont bénéfiques à la pratique enseignante et à la professionnalisation des enseignants. Il a montré qu’un échange sur les pratiques, même entre deux portes, est souvent plus efficace que la lecture d’un traité de psychologie. Cela ne signifie pas, évidemment, qu’il ne faut pas lire les traités de psychologie, mais cela veut dire que cette lecture est plus efficace quand elle s’effectue en relation avec des problèmes pratiques qui se posent. Cela signifie que c’est bien l’échange, la coopération entre professionnels riches, tout à la fois, de leurs problèmes et de leurs ressources, de leurs difficultés pratiques et de leurs modèles théoriques, qui est le vrai vecteur de la « professionnalisation » .
Or ce qui se passe aujourd’hui en est souvent loin : ce qu’on appelle la « concertation » entre enseignants, que ce soit dans le primaire, le secondaire ou a fortiori dans supérieur, ne porte, pour l’essentiel, que sur des questions organisationnelles, jamais sur des questions réellement pédagogiques. La plupart du temps, les concertations sont faites pour caler les agendas et faire des choix purement techniques. Il est rare, même pour des enseignants qui prétendent travailler ensemble, de se dire : « Voilà, moi j’ai eu un problème : je ne suis pas parvenu à expliquer clairement telle notion... Est-ce que quelqu’un pourrait me dire comment il a fait ? Non pas pour que je fasse comme lui, mais pour je m’inspire de sa démarche et qu’elle puisse nourrir ma propre dynamique de recherche ». Trop souvent, la formation continue est figée sur des aspects soit organisationnels soit institutionnels. Elle se fait aussi d’une manière trop verticale et insuffisamment en termes de réflexion sur les pratiques, d’analyse des problèmes rencontrés, d’échange des recherches qui ont pu être faites par les uns et par les autres et des solutions qui ont été trouvées.
J’évoquais tout à l’heure le travail coopératif à l’université : nous avions construit des méthodes qui concrétisaient, en formation continue, le principe de coopération. Par exemple, tous les mercredis, nous constituions des groupes de travail de huit à dix personnes où chaque membre devait apporter un texte qui lui avait parlé dans la semaine. C’était un texte de dix à quinze lignes distribué à chacune et chacun. Tous les textes étaient présentés avec un timing précis, sans être nécessairement commentés longuement, mais l’échange était d’une richesse extraordinaire. Et puis, chacun sortait de chaque séance avec huit à dix textes importants et cela se reproduisait trente-six semaines par an. Cela faisait plus de trois cent textes et, même si tout le monde ne se les appropriait pas tous, cette coopération intellectuelle représentait un enrichissement fabuleux…
On sous-estime beaucoup cette croissance exponentielle que représente l’échange des savoirs et des ressources. Ce serait relativement facile, y compris dans un établissement scolaire, de se dire que chacun apporte régulièrement un texte de quinze lignes qui lui a parlé et puis on les met en commun, on fait une sorte de livre d’or avec tous ces textes là. Chacun s’engage à l’égard de tous, mais à travers la médiation d’un texte qui permet de « parler de soi » sans dévoiler son intimité. Et puis, cela met chacun en situation de mobilisation pendant ses lectures : en cherchant un extrait à présenter, on lit autrement. On lit « en quête de... ». Les autres m’interpellent déjà dans ma lecture personnelle. C’est l’histoire de La Fontaine dans sa fameuse fable Le laboureur et ses enfants : quand on lit pour chercher quelque chose que l’on va présenter à d’autres, on lit d’une manière beaucoup plus prospective, beaucoup plus approfondie, on lit en cherchant dans ce qui est dit ce en quoi c’est saisissable et ce en quoi d’autres peuvent se l’approprier. Et cela me paraît extrêmement intéressant : c’est une des méthodes que l’on pourrait utiliser systématiquement en formation initiale comme en formation continue. Cela me semble beaucoup plus intéressant que ces conférences institutionnelles descendantes que l’on peut faire de temps en temps mais qui ne peuvent pas, de toute évidence, être le tout de la formation continue.
échanges lors de la présentation du livre La riposte à la librairie Dialogues à Brest le 30 janvier
Dans les projets coopératifs que tu as vécus qu’est-ce qui te semble facilitateur pour la coopération ?
Nous voilà au coeur du paradoxe de la coopération : ce qui est facilitateur, c’est l’engagement de chacun et sa volonté de coopérer, mais, en même temps que c’est facilitateur, c’est une vraie difficulté car cela rend l’acte de coopérer tributaire de cet engagement. Or l’enjeu sociétal, c’est de ne pas s’en tenir là, c’est de susciter le désir de coopérer chez d’autres que ceux qui le font spontanément, parce qu’ils en ressentent le besoin et en connaissent les bénéfices individuels et collectifs.
C’est pourquoi, il me semble nécessaire, dans tous les domaines, de trouver un équilibre entre le fait de rassembler des personnes qui sont déjà dans une dynamique de coopération et le fait d’associer des personnes qui n’ont pas la volonté d’entrer dans cette dynamique mais peuvent comprendre, en y entrant, l’intérêt que cela représente. On peut parler à ce moment-là d’une coopération « ouverte », au sens d’ « ouverte » à d’autres que les initiés et volontaires.
Car, ce serait un vrai danger que de réserver la coopération à un groupe de convaincus. Tous les grands penseurs de la coopération pointent ce danger d’une coopération qui, finalement, devient clanique ou très endogamique, où la recherche de l’homogénéité a priori devient une manière d’exclure ou, au moins, de se fermer à l’arrivée d’autres. Il faut souvent démarrer avec des personnes impliquées, mais il faut aussi que ces dernières sachent trouver des moyens - qui sont souvent des « ruses », d’ailleurs, au sens de Rousseau - d’intégrer ceux et celles qui n’ont pas spontanément envie de s’impliquer dans la coopération mais qui vont pouvoir y trouver des satisfactions.
C’est pourquoi je crois que tout groupe coopératif doit se préoccuper en permanence de sa propre ouverture. Il n’y a pas de vraie coopération s’il n’y a pas de réflexion sur tout ce qui permet d’élargir la coopération à d’autres que ceux qui coopèrent déjà. Cette réflexion sur l’élargissement est fondatrice d’une coopération contagieuse dont la portée ne se limite pas à la satisfaction des coopérateurs mais qui est consciente de ses enjeux sociétaux. Il faut, à chaque instant, que ceux qui coopèrent se demandent comment faire découvrir à d’autres ce qu’ils ont eu le bonheur et la joie de découvrir.
échange autour du "Merge cube", théme du prochain rendez-vous de prof@brest
Aujourd’hui on voit apparaître un renouveau des « communs », matériels comme les jardins partagés ou numériques comme wikipedia, mais qui ne sont pas encore très présents dans l’éducation. Est-ce que tu verrais une façon d’appréhender cette question des communs en matière éducative ?
Je l’ai évoqué tout à l’heure à propos des réseaux d’échanges réciproques de savoirs qui participent à la construction de « communs ». Il y a aussi la mise en communs des outils de coopération, le partage des techniques qui constituent des éléments très importants.
Je suis très choqué par le fait que l’Education nationale n’ait pas encore systématisé les logiciels libres, très choqué par le fait que nous sommes encore dans un système, y compris dans les universités publiques, où les documents ne sont pas à disposition de tous mais sont soumis à des droits de reproduction... qui obligent presque à transgresser la loi en permanence et metttent tout le monde en porte-à-faux.
Il faudrait que toutes les institutions éducatives, à tous les niveaux, soient contraintes par un « cahier des charges » précis, imposé par le politique, à se poser la question de ce qu’elles mettent en commun avec les autres, de ce qu’elles offrent aux autres, au lieu de se poser la question de ce qu’elles gardent pour elles parce que si les autres l’apprenaient - « la prenaient » - ils seraient nos égaux, voire pourraient nous dépasser. Cela aboutit à une mise en concurrence et une rivalité là où il faudrait au contraire impulser une dynamique qui soit celle du partage.
C’est pourquoi je suis très sévère aujourd’hui sur l’absence de réflexion, dans l’Education nationale, dans l’enseignement supérieur et dans la plupart des organismes de formation d’adultes comme dans les collectivités territoriales, sur cette question essentielle de la construction du commun partageable. Je trouve que nous agissons en petits propriétaires, surveillant en permanence ce que nous avons alors que nous devrions bien savoir que nous ne sommes propriétaires de rien, nous ne sommes que locataires, locataires provisoires et transitoires du monde, des savoirs et des techniques, et que nous avons besoin de partager tout cela avec d’autres pour assurer l’avenir de chacun et de tous. Je crois que nos institutions ne se posent pas suffisamment la question de ce qu’elles donnent au « commun ». Elles s’interrogent légitimement sur ce qu’elles doivent recevoir de l’État mais assez peu de ce qu’elles donnent à toutes et tous. L’égoïme institutionnalisé est ainsi en train de creuser notre tombe. Mais je crois qu’on peut et qu’il faut encore réagir. C’est ce que font les militants de la coopération authentique. C’est ce que j’essaye de faire.
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