Sous l’impulsion de Delphine Batho, Cédric Villani et Matthieu Orphelin, 80 députés ont déposé une proposition de loi sur l’enseignement des enjeux climatiques. Sans attendre cette initiative législative, il s’avère que de nombreuses actions ont déjà été lancées dans les universités pour intégrer à la formation cette dimension de « durabilité ».
À travers cet article, je souhaite tirer quelques conclusions d’une expérience de recherche menée à Grenoble – le projet NEED for IoT – dont le but est de développer des constituants d’objets technologiques modernes qui seraient plus durables.
Dans ce projet, la communauté de chercheurs élabore et teste des solutions de réduction ou de substitution des matériaux critiques que l’on trouve dans nos objets quotidiens – smartphones, box Internet, ou voitures connectées.
Si ces matériaux sont incontournables à la fabrication de certains objets – par exemple l’indium pour les écrans tactiles de smartphones-ils posent de multiples problèmes… Leur extraction est extrêmement polluante, certains, comme le cobalt, sont rares, et proviennent de pays (Chine, Congo, Brésil) dont les contextes géopolitiques et commerciaux sont incertains…
L’association de laboratoires de physique, de micro-électronique, de gestion, de sociologie mais aussi d’industriels, doit donc permettre d’engager une dynamique de recherche qui prenne en compte l’enjeu de « soutenabilité » dans sa globalité.
Voici quelques leçons tirées de cette expérience pour mieux réfléchir aux conditions propices à l’introduction des enjeux environnementaux dans des programmes l’enseignement supérieur.
De l’interdisciplinarité évidemment…
À l’université, la fragmentation disciplinaire et la spécialisation extrême sont aujourd’hui des obstacles à la construction d’une offre d’enseignements dédiée aux enjeux autour du climat et de l’énergie. Et pourtant, comme l’a rappelé récemment le rapport du Shift Project, ces enjeux doivent évidemment être abordés dans une perspective pluridisciplinaire.
La collaboration entre sciences sociales et sciences « dures » est indispensable pour enseigner ces enjeux. Et cela passe donc d’abord par des échanges entre les enseignants eux-mêmes.
L’interdisciplinarité est une aventure qui requiert des qualités d’écoute et de compréhension. C’est à travers cet effort que nous pourrons proposer aux étudiants une vision à la fois systémique – c’est-à-dire une vision des « problèmes » considérés dans leurs relations et leurs interactions – et rendant compte de la complexité des phénomènes.
Connaître le passé pour valoriser le présent
Nous ne pourrons pas imaginer des solutions innovantes aux problèmes de notre temps sans éclairer la jeunesse sur le capital intellectuel dont elle hérite dans les disciplines qui la concernent. Autrement dit, il semble illusoire de vouloir former des étudiants à des « techniques » innovantes s’ils n’ont pas connaissance de ce qui a été « pensé » avant eux.
Hannah Arendt, dans La crise de l’éducation, n’hésitait pas à écrire qu’une éducation dite « progressiste » se doit d’être conservatrice et que « pour préserver ce qui est neuf et révolutionnaire dans chaque enfant (elle doit) l’introduire comme un ferment nouveau dans un monde déjà vieux ».
Ainsi, paradoxalement, l’enseignement « des transitions » doit passer par un apprentissage d’un passé, d’une histoire, celle de la pensée des disciplines concernées en sciences dures et en sciences sociales pour mieux comprendre le monde tel qu’il est aujourd’hui.
Sans cela nous nous nous condamnons à être myopes : croyant réinventer sans cesse des choses qui existent ou ont existé. C’est bien le passage par l’œuvre forgée par l’histoire qui permet aux individus d’ouvrir les yeux sur le monde et de se comprendre soi-même.
Les enjeux de la pratique
Au fil de notre travail, une conviction s’est formée : ces enjeux de durabilité ne peuvent pas s’aborder seuls, en tant que tels. Inutile, selon nous, de concevoir des enseignements ou des recherches dont le seul contenu serait « le développement durable », la « soutenabilité ». Ces thématiques doivent être abordées avec le contenu technologique, sectoriel, qui est en jeu.
La durabilité doit se penser avec et non séparément du domaine concerné. En effet, nous devons passer d’une explication des enjeux à une véritable pratique des enjeux, en étant ancrées dans l’activité de travail. Aborder les enjeux de durabilité à un niveau macroscopique a tendance à déresponsabiliser, voir à désespérer, les acteurs.
En effet, le citoyen lambda se trouve souvent démuni face à des grands enjeux – que puis-je faire moi, simple, citoyen ? Il est probablement plus délicat mais aussi plus efficace de travailler à notre pratique quotidienne : en tant que futur chercheur, futur ingénieur, je peux avoir une action – certes, limitée – mais concrète.
Des enjeux… pour qui ?
Par ailleurs, nous constatons aussi que les enjeux ne peuvent pas être pensés indépendamment des acteurs qui les portent. En effet, dans ces grands changements que va engendrer la prise en compte des dimensions de développement durable, il ne faut pas ignorer que des acteurs ont des choses à gagner et d’autres, des choses à perdre.
Si l’on veut concevoir des cours sur ces sujets de transition, il faudra donc apprendre aux étudiants à identifier les acteurs et à comprendre les stratégies qui sont ou peuvent être les leurs. Car c’est en comprenant les parties prenantes, en identifiant leurs arguments (points de blocage, « pain point ») que l’on peut faire évoluer des situations.
Abordons la question des controverses scientifiques, imaginons une pédagogie pour aborder la question des dilemmes. À travers l’enseignement des controverses scientifiques, nous pouvons aider les étudiants à « ouvrir la boîte noire » que tend à devenir tout contenu scientifique accepté pour donner à voir, en amont de ce contenu, le jeu des acteurs concrets défendant, dans différentes arènes publiques ou non, des points de vue argumentés.
Des solutions satisfaisantes, pas optimales
Enfin, pour l’ingénieur, pour le chercheur, comme pour l’étudiant, il ne faut pas tomber dans le piège de la recherche d’une solution optimale aux différents problèmes de transition, car cette quête pourra bien être « perdue d’avance ».
Nous avons la conviction que nous ne trouverons pas d’un coup d’un seul coup la solution mais que, face à des problèmes aussi pluridisciplinaires et complexes, nous avons, à notre portée, des solutions « justes » satisfaisantes, provisoires, apportant chacune une amélioration à la précédente. Ce n’est pas le progrès décisif qui doit être recherché mais des améliorations successives dans une recherche dont il faut accepter qu’elle ne s’arrêtera pas.
Aurélie CATEL a reçu des financements de l’IDEX Univ. Grenoble Alpes. Elle participe au projet NEED for IoT.
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