« Nous voulons poser les bases d’un service expérimental : une mobilité cyclable et partagée qui soit pensée de bout en bout »
Expert « mobilité durable », Jean-Baptiste Gaborieau est arrivé il y a plus d’un an au Campus de la Transition. Cet ingénieur de 33 ans, passionné par la question des transports et amoureux de la cuisine italienne dont, avec maestria, il sait régaler les papilles au Campus, revient sur l’étude menée par le laboratoire de recherche-action dans le cadre du programme « Mobilité Bas Carbone ». Interview.
Est-ce que tu peux te présenter et nous dire ce que tu fais au Campus ?
Je viens d’avoir 33 ans, je suis originaire de Vendée, breton d’adoption, italien de cœur et seine-et- marnais de conviction.
Ingénieur expert des transports, j’ai passé ma thèse en Italie à l’Ecole polytechnique de Turin où je me suis intéressé aux mécanismes de choix modaux du point de vue de la psychologie sociale, autrement dit sur les raisons qui nous poussent à choisir tel ou tel mode de transport.
Je suis arrivé au Campus il y a un peu plus d’un an pour travailler sur le projet de recherche-action « Mobilité Bas Carbone » qui se lançait avec le soutien de la Fondation Michelin. Au-delà, c’était rejoindre une aventure humaine qui fait sens pour moi et qui est l’incarnation des valeurs que je défends : la vie en collectif, le soin et le partage au sein du groupe et la conviction que m’engager pour la transition est le seul engagement qui pourra donner du sens à mon existence.
Pourquoi t’être intéressé au domaine des transports en particulier ?
Par curiosité d’abord car s’intéresser au domaine des transports, c’est s’intéresser à l’urbanisme, à l’aménagement du territoire et à son histoire et géographie mais aussi à la psychologie sociale et individuelle, à la sociologie de la technique.
Je vois les transports comme un précipité des enjeux de la transition écologique et sociale, une cristallisation d’un ensemble de problématiques diluées dans nos quotidiens : dépendance au pétrole, contribution au réchauffement climatique, architecte mécanique de nos villes modernes, aménageur de nos territoires, facteur de choix pour nos modes de vie, nos lieux de résidence et de travail.
Le transport se joue partout, tout le temps : pour l’approvisionnement et la distribution des biens de consommations, pour l’ajustement (prédateur) des chaînes de valeurs industrielles, pour l’instruction, le travail, la santé, les loisirs. Le transport arrive bien sûr avec son lot d’externalités (artificialisation du sol, pollution, bruit, embouteillage, etc.) et ses promesses de révolution technique (électrification et hydrogène, avènement du véhicule autonome et connecté).
Il inspire des modes de vies alternatifs en provoquant des résistances à ses grands projets inutiles et révèle les inégalités en donnant aux uns les moyens d’une hyper-mobilité faite de transit de non-lieux en non-lieux (aéroport, parking d’autoroute, etc.) tout en laissant les plus vulnérables d’entre-nous sans moyen d’émancipation. Et les Gilets jaunes l’ont bien fait comprendre : c’est dans nos territoires ruraux que la transition écologique passera l’épreuve de la justice sociale.
Quelles sont les ambitions du programme de recherche-action « Mobilité Bas Carbone » lancé il y a un an ?
L’ambition de départ était triple : définir la trajectoire de décarbonation pour les besoins de déplacement du Campus, développer sur le territoire un nouveau service de transport qui soit inclusif et bas carbone et, enfin, accompagner et aider le territoire sur ces thématiques là en proposant aux élus et aux acteurs locaux notre expertise sur la question de la mobilité (préparation de documents cadres, réponse aux appels à subvention…)
Pour ce faire, on a constitué un comité de pilotage représentatif de la diversité des acteurs qui portent le projet : un élu du territoire avec la présence de Damien Buzzi, adjoint au maire de Forges – hameau de 400 habitants où se situe le Campus de la Transition et dont Montereau est, à 7 km, la ville la plus proche – qui est aussi président du Syndicat des transports collectifs (SITCOME) ; des experts du Campus dont notamment Cécile Schwartz, responsable de la recherche-action ; Benoit Quittre, un des fondateurs du Campus qui fut trésorier de l’association ; Patrick Hendrix, un professeur de l’Université libre de Bruxelles spécialiste de la mécanique et de la propulsion ; et Bertrand Bonhomme, un parrain de la fondation Michelin, très impliquée dans la question de la mobilité durable.
Le projet « Mobilité Bas Carbone » est pensé dans une démarche de recherche-action, c’est important de le préciser : on ne travaille pas hors-sol mais avec la volonté d’accompagner le territoire local et d’y avoir un impact notamment par l’observation, puis l’expérimentation de modèles alternatifs.
Concrètement, quelles sont les étapes que vous avez franchies cette année et quels sont les enseignements que vous tirez de la première phase d’observation ? En bref, comment se vit la mobilité sur le territoire de Montereau et son agglomération ?
Pensé sur trois ans, le projet « Mobilité Bas Carbone » a démarré en septembre 2019 par une phase d’étude multi-méthodologique : prise de contact avec les acteurs locaux, définition d’un état des lieux de mobilité sur le territoire, analyse comparative des solutions de mobilité en milieu rural et, enfin, lancement d’une enquête territoriale.
Nous avons pu en tirer de riches enseignements. Ainsi, grâce aux données de l’Insee (flux domicile-travail, trafic, profils socio-économique de la population locale, infrastructure…), on a une photographie actuelle de la mobilité : alors qu’elle a été pensée comme une ville dortoir dans les années 60 où résidaient les ouvrier travaillant à Paris, Montereau se révèle être de fait un pôle régional d’attraction, du fait notamment de sa proximité avec la Bourgogne. On note ainsi plus d’échanges et de flux avec des villes comme Sens ou Fontainebleau qu’avec Paris.
On a aussi observé un taux de motorisation (nombre de voiture par personne) faible, proche de celui de Paris, alors que Montereau se situe dans un territoire semi-rural qui aurait supposé un taux beaucoup plus élevé : ceci s’explique par la population, très défavorisée qui y réside. En conséquence de quoi un des axes du projet « Mobilité Bas Carbone » est de travailler sur une trajectoire de 7 km pour rejoindre la gare en centre-ville, ce qui n’est pas classique en milieu rural, davantage caractérisé par des trajets domicile-travail qui font en moyenne plus de 30 km.
Enfin, la présence d’un port fluvial à la confluence de la Seine et de l’Yonne d’où partent notamment des productions céréalières à destination des grands ports hollandais ainsi que l’activité industrielle d’aciérie génèrent un trafic important de poids lourds.
On a ensuite mené une enquête territoriale à l’aide d’entretiens semi-directifs et d’un questionnaire diffusé en ligne et en boîte aux lettres, qui nous a permis d’avoir un niveau d’analyse plus fin et qualitatif des profils socio-économiques des personnes et de leur pratiques quotidiennes en matière de mobilité. Les données sont encore en cours d’analyse mais on peut d’ores-et-déjà constater que la dépense carbone par kilomètre parcouru augmente en fonction de la distance de la résidence principale par rapport à Montereau. Autrement dit, plus on habite loin du centre-ville, plus l’on dépense par kilomètre.
Qu’en retenir pour le territoire ? Et bien, d’un côté, si les habitants du quartier de Surville ont une mobilité sobre car ils disposent de tous les services nécessaires aux pieds des immeubles (pharmacie, supermarché, etc.), ils manquent d’opportunités de mobilité pour se former et aller chercher du travail : c’est sur cet enjeu qu’il nous les accompagner, sans augmenter pour autant l’empreinte environnementale. A contrario, l’enjeu pour les villages alentour comme Echouboulains ou Forges est de décarboner la mobilité quotidienne.
Enfin, l’analyse comparée des solutions de mobilité en France et en Europe (covoiturage organisé différemment, autopartage en petite communauté, pratique d’auto-stop, cyclabilisation des territoires…) a montré la nécessité d’une boîte à outils pour remplacer la fonction « couteau-suisse’ d’une voiture. Je m’explique : il n’y a aucune solution de mobilité qui peut remplir les besoins d’une voiture individuelle, il faut donc développer un dispositif multimodal, c’est-à-dire plusieurs modes de transports compatibles entre eux.
Comment réagissent les acteurs locaux face à cet enjeu de mobilité durable ?
Globalement, les relations sont positives car nous n’adoptons pas une posture d’expert venu leur apprendre la mobilité mais nous nous mettons à leur disposition comme une ressource pour avancer et progresser sur ce sujet.
Les acteurs en lien avec le projet sont multiples et variés : élus des collectivités locales, chambre de commerce et d’industrie de Montereau, grandes entreprises industrielles installées sur le territoire telles que la SAM (Société de l’Aciérie de Montereau) ou Silec qui produit et installe des câbles dont l’activité industrielle se traduit par un trafic important de poids lourds, institutions locales (SITCOME, Syndicat de l’énergie), l’Institut Paris Région d’urbanisme qui accompagne les collectivités d’Île-de-France dans l’aménagement et l’urbanisme.
As-tu rencontré des freins ou des résistances ?
Le découpage administratif et la multiplicité des autorités impliquées nécessitent de travailler étroitement en concertation mais ne facilitent pas la mise en œuvre rapide de projets : ainsi, par exemple, quand une départementale traverse un village, il faut savoir que si la route appartient au département, les travaux de voirie relèvent de la compétence de la communauté de communes et que les trottoirs sont du domaine de la commune !
Un autre élément important à prendre en compte est la conjoncture réglementaire : ainsi, depuis la la loi dite LOM d’Orientation des Mobilités de décembre 2019, n’importe quelle intercommunalité peut demander à avoir la compétence d’autorité organisatrice de la mobilité sur son territoire, sauf en Île-de-France où la seule autorité compétente reste Île-de-France Mobilité (anciennement STIF) pour laquelle le Pays de Montereau n’est pas à date une priorité. En partie aussi parce que la délégation de marché public touche à sa fin et que ce calendrier administratif ne favorise pas actuellement une expérimentation avec le service public sur le transport en bus ou à la demande.
Quel rôle joue la Fondation d’entreprise Michelin dans ce projet de recherche-action du Campus ?
Le premier, essentiel, est de financer cette phase 1 dédiée aux études préalables ! Par ailleurs, les équipes de la Fondation Michelin nous apportent leur réseau et leur connaissance du terrain (expertise, retour d’expérience de solutions de mobilité testées ailleurs, etc.). De leur côté, le projet « Mobilité Bas Carbone » les intéresse car il existe très peu d’études sur la mobilité rurale. Or, Michelin se définit depuis toujours comme un acteur incontournable de la mobilité (pensez aux cartographies et différents guides routiers) et se fixe une mission de déploiement de la mobilité durable qui joue à la fois sur l’efficience, l’inclusivité, la sécurité et l’impact environnemental.
Quelles sont les prochaines étapes maintenant que vous avez cartographié et analysé les usages de mobilité ?
A la fois pour engager le maximum de personnes et aussi en raison des freins administratifs que j’expliquais plus haut, on a fait le choix de retenir une solution qui fasse consensus entre l’équipe de recherche du Campus, les élus et le comité de pilotage en posant les bases d’un service expérimental : une mobilité cyclable et partagée qui soit pensée en tant que système.
Pour faire une analogie avec l’automobile, de la même manière qu’une voiture ne pourrait pas marcher s’il n’y avait pas d’infrastructures routières et de pompe à essence alentour, il ne suffit pas de mettre à disposition des vélos pour que chacun se mette à rouler : il faut mettre en place tout un écosystème qui rende possible une utilisation maximale, en toute sécurité et légalité (infrastructures avec des pistes cyclables, des parkings réservés, service de réparation, animation du territoire, réglementation urbaine, etc.)
On aimerait aussi développer l’auto-partage en travaillant avec des associations telles que Rezo Pouce ou d’autres communautés d’autostop. Par exemple, tous les véhicules municipaux pourraient être libres le week-end pour les habitants.
Les prochaines Rencontres de Forges – cycle trimestriel de conférences thématiques – porteront justement sur la mobilité durable : qu’est-il prévu pour cette journée d’échanges et de débats ?
Nous avions prévu en effet des Rencontres de Forges ce mois-ci sur ce thème avec des tables-rondes, des ateliers et animations, un débat aussi avec des élus et des associations engagées sur ce sujet mais, en raison du confinement, nous le reportons au premier semestre 2021. Ce n’est donc que partie remise !
Et d’ici là, pour célébrer avec notre communauté le premier anniversaire du programme de recherche « Mobilité Bas Carbone », on organise dans quelque jours, le 17 novembre prochain à 18h, un webinaire avec un invité de choix : Eric le Breton. Maître de conférence en sociologie de la mobilité à l’université de Rennes 2, auteur de plusieurs ouvrages sur le sujet dont Bouger pour s’en sortir, mobilité quotidienne et intégration sociale et Mobilité, la fin du rêve ?, il nous partagera son expérience des dispositifs d’inclusion, qu’ils soient émergents ou concertés. Je partage sa réflexion qu’il résume ainsi : « Les enjeux de la mobilité inclusive sont devant nous, dans le champ du développement durable comme dans ceux de la démocratie et de la cohésion sociale ».
Et bien sûr, Cécile Schwartz qui porte le projet « Mobilité Bas Carbone » présentera les enseignements de l’étude menée cette année et les expérimentations à venir.
Dans la droite ligne des valeurs du Campus et du territoire sur lequel il s’ancre, nous avons choisi de nous intéresser à « La mobilité durable & inclusive : quelles voies, quelles voix en zone rurale ». L’inscription est gratuite et on vous y attend nombreux.ses !
Pour terminer sur une note plus personnelle, quelle est ta vision de la mobilité durable et quelle graine as-tu envie de planter prochainement pour faire grandir la conscience collective sur cette question de la mobilité ?
D’un point de vue personnel, j’essaie de développer une pensée qui va à contre-courant de ce qui peut se dire dans l’espace public : on y parle de mobilité courante comme de l’eau courante, qui serait disponible tout le temps, de droit à la mobilité. A l’inverse, j’essaie de réfléchir à une immobilité durable : comment se déplacer le moins possible pour répondre à l’ensemble de mes besoins ? Ce n’est pas un plaidoyer pour être immobile et rester chez soi mais il s’agit davantage de reprendre le temps de voyager et de se déplacer, de penser autrement le temps et la vitesse car, profondément, je ne crois pas que le sens de l’existence humaine se fasse de « non-lieu » en « non lieu » à des vitesses élevées.
Plus pratiquement, j’ai très envie de redonner goût à la marche et, dans cette perspective, j’aimerais créer pour le Campus des podcasts sous forme d’audio-balades où l’on pourrait redécouvrir la faune, la flore, le patrimoine qu’il soit naturel, religieux ou industriel.
Propos recueillis par Maud Vincent, responsable de la communication du Campus de la Transition
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