The Conversation
Un article repris du magazine The Conversation, une publication sous licence CC by nd
Le taux d’abstention élevé lors des deux tours de la présidentielle met au premier plan la question de changer le fonctionnement des institutions, voire d’aller vers une Sixième République. Cela devrait induire aussi la question corrélative du fonctionnement de l’école républicaine pour qu’elle forme effectivement des citoyens participant à la vie politique du pays.
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Avant même l’élection présidentielle qui vient d’avoir lieu, le « Comité d’évaluation des politiques publiques » a déposé un important rapport d’information, enregistré le 8 mars de cette année à la présidence de l’Assemblée nationale, sur « l’évaluation des politiques publiques en faveur de la citoyenneté ». C’était déjà un véritable cri d’alarme.
Le constat général : « La désaffection des jeunes envers la politique est importante. Elle touche les partis politiques comme les institutions et conduit à relativiser l’importance de la démocratie. Elle se traduit par des pratiques différentes : une abstention en moyenne supérieure de dix points par rapport au reste de la population. Un vote par intermittence »
Le rapport indique une ambition clairement présente dans les programmes du secondaire à partir de 2013 : « une ambition à la citoyenneté qui s’est considérablement développée dans ses thématiques comme dans ses modalités : deux axes essentiels avec l’enseignement moral et civique (EMC) et l’éducation aux médias et à l’information (EMI) ; et en parallèle le développement de la démocratie scolaire ». Mais le rapport signale avec force que le « bilan est en deçà des textes : apprentissage du débat évité, transversalité de l’enseignement inexistante, démocratie scolaire rarement effective […]. Déçus, collégiens et lycéens tendent à se détourner des instances de démocratie scolaire ».
Mode « simultané », mode « mutuel »
L’un des deux facteurs expliquant le bilan décevant de « l’éducation morale et civique » tient donc à « la marginalisation de la démocratie scolaire » selon le rapport. Les travaux de Mme Géraldine Bozec (citée nommément) dont les recherches portent sur l’éducation à la citoyenneté et ses effets mettent effectivement en avant que les élèves gardent le sentiment de ne pas être entendus dans l’espace scolaire car les instances participatives développées ces dernières années ne modifient pas les rapports de pouvoir entre adultes et élèves.
À cet égard, il faut bien voir que cet état de fait est l’héritage d’une longue et étrange histoire qui tend à perdurer… Durant toute la première moitié du XIXe siècle, les deux « modes » pédagogiques qui se disputaient alors le leadership de l’école (à savoir le « mode simultané » des Frères des Écoles chrétiennes, et le « mode mutuel » de la Société pour l’Instruction élémentaire d’obédience politiquement libérale) considéraient à l’évidence que leur mode d’organisation scolaire devait être homologue au type de société qu’ils souhaitaient et soutenaient.
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Le « mode simultané » des Frères des Écoles chrétiennes – où un maître enseigne à tous les élèves les mêmes savoirs en même temps – apparaît aux protagonistes comme le « mode » même, dans son organisation et sa pédagogie, d’une conception théocratique de la société, celle des ultra-royalistes qui veulent restaurer l’Ancien Régime, une monarchie absolue de droit divin. Leur première vertu est évidemment l’obéissance. Les autres sont la régularité, l’humilité, la modestie. Il s’agit de discipliner, de se discipliner. L’autorité magistrale est au cœur de cette ambition et de ce dispositif.
Le « mode mutuel » de la Société pour l’Instruction élémentaire est perçu et explicitement décrit par les protagonistes comme l’expression pédagogique du libéralisme et de la monarchie constitutionnelle. Là, les classes réunissent des élèves d’âge et de niveau différents, et les élèves les plus avancés secondent l’enseignant, jouant le rôle de répétiteurs et transmettant à de petits groupes de leurs camarades leurs savoirs. Dès 1816, le Bulletin de la Société pour l’Instruction élémentaire affirme ainsi :
« on chercherait vainement ailleurs une plus fidèle image d’une monarchie constitutionnelle ; la règle, comme la loi, s’y étend à tout, y domine tout, et protégerait au besoin l’élève contre le moniteur et contre le maître lui-même. L’instituteur représente le monarque. Il a ses moniteurs généraux (des élèves) qui, comme ses ministres, gouvernent sous lui ; ceux-ci à leur tour sont secondés par des moniteurs particuliers. À l’ombre de cette organisation vraiment gouvernementale, la masse des élèves a ses droits ainsi que la nation »
Le « mode mutuel » tient son nom de la place qu’il accorde aux « moniteurs », élèves conduisant l’instruction des autres élèves. Le « mérite » est récompensé par l’accès aux différents postes de moniteurs ; ce qui ouvre, par ailleurs, à la possibilité de participer à quelques jurys d’enfants. En effet, lorsqu’il y a faute grave, le maître constitue un jury (composé des élèves les plus distingués parmi les moniteurs) chargé d’instruire le procès et de prononcer la peine.
C’est aussi ce qui ne peut pas être admis par des ultraroyalistes, par les partisans de la monarchie absolue de droit divin. Lamennais s’insurge : « On y dénature la notion même de pouvoir en remettant à l’enfance le commandement […] Habituer les enfants au commandement, leur déléguer l’autorité magistrale, n’est-ce pas là prendre le contrepied de l’ancienne éducation, n’est-ce pas transformer chaque établissement scolaire en république ? »
Expérience civique scolaire
Le paradoxe est que l’école républicaine va manifestement fonctionner avec un pouvoir des enseignants plus proche de la « monarchie absolue » des Frères de Écoles Chrétiennes (ou du « despotisme éclairé » cher au courant dominant de la philosophie des Lumières), que de la « monarchie constitutionnelle » et du libéralisme de la Société pour l’Instruction élémentaire.
Il est néanmoins tout à fait significatif que la question refasse surface dans la mouvance de « l’éducation nouvelle ». Par exemple, lorsqu’au début du XXe siècle l’un de ses initiateurs les plus marquants (à savoir Adolphe Ferrière) tente de mettre en lumière une conception « consciente et réfléchie » d’une éducation nouvelle « jusqu’ici mal définie et incomplètement précisée » en pointant une trentaine de caractéristiques, il est remarquable que l’on trouve au point 21 l’évocation du « système de la République scolaire quand il est possible » et au point 22 « à défaut du système démocratique intégral », la « monarchie constitutionnelle ».
Le célèbre Plan Langevin-Wallon de 1947, qui dessine une réforme globale de l’enseignement à la libération, commence le chapitre consacré à cette question par une citation tout à fait caractéristique de Paul Langevin :
« L’école fait faire à l’enfant l’apprentissage de la vie sociale et, singulièrement, de la vie démocratique. Ainsi se dégage la notion du groupe scolaire à structure démocratique auquel l’enfant participe comme futur citoyen et où peuvent se former en lui, non par les cours et les discours, mais par la vie et l’expérience, les vertus civiques fondamentales : sens de la responsabilité, discipline consentie, sacrifice à l’intérêt général, activités concertées et où on utilisera les diverses expériences de “self-government” dans la vie scolaire ».
Et le texte du Plan Langevin-Wallon d’expliquer que l’éducation morale et civique doit s’accompagner d’une pratique dans le cadre scolaire, l’école offrant aux élèves « une société à leur mesure » où peuvent s’expérimenter le respect d’autrui, le sens des responsabilités ou encore le goût de l’initiative. « Chaque citoyen, en régime démocratique, est placé dans la vie professionnelle, en face d’une double responsabilité : responsabilité du dirigeant, responsabilité de l’exécutant. Il sera donc nécessaire que les activités scolaires s’organisent de telle sorte que tous aient alternativement des responsabilités de direction et d’exécution. »
Eh bien, il faut le dire, soixante-quinze ans après, ces enjeux apparaissent (plus que jamais ?) à l’ordre du jour. Faut-il en finir avec l’organisation de la Ve République d’essence foncièrement plus bonapartiste que républicaine, et avoir pour cela une organisation ad hoc de l’école républicaine où chacun est effectivement formé à être « co-souverain » ?
Claude Lelièvre ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
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