Un article de Tiphaine Liu
Ecole Normale Supérieure, Labo STEF, Cachan, Francerepris des actes du Colloque QPES 2015 (Page 475 à 484).
I. INTRODUCTION
Nous proposons dans cette présentation de répondre au thème « Innover : pourquoi et comment ? » en traitant la question de la formation des innovateurs. Cette question nous semble en effet doublement pertinente dans le cadre de ce colloque. En premier lieu car, l’enseignement supérieur représentant la dernière période de formation avant l’entrée dans la vie professionnelle, sa mission principale vise à développer chez les étudiants les compétences recherchées par leurs futurs employeurs. Or l’époque présente a fait de l’innovation un maître-mot, sésame indispensable de la modernité. Les innovateurs sont considérés par les employeurs comme moteurs de la future croissance et les entreprises publiques ou privées ne cessent de faire la chasse aux profils créatifs pour relancer une activité économique sclérosée par des conjonctures moroses. La maîtrise d’une pédagogie de l’innovation constitue ainsi un vrai sujet de réflexion stratégique pour l’enseignement supérieur.
En second lieu, lorsqu’on s’interroge sur le processus de l’innovation que celle-ci soit pédagogique, sociale ou technique, on arrive rapidement à la question de l’acteur de l’innovation. Qui est-il ? Quelles sont ses caractéristiques, son parcours ? L’innovation pédagogique notamment implique un ou des innovateurs qui vont enclencher un processus dans un système complexe. La question de la formation de ces innovateurs renvoie à ce qui nous intéresse aujourd’hui : existe-t-il une pédagogie de l’innovation ?
Cependant, répondre à cette question exigerait l’étude d’un nombre élevé de paramètres et l’examen des multiples dimensions qu’elle implique, ce qui ne peut se faire dans le cadre de notre présentation. Nous pensons néanmoins pouvoir apporter une contribution significative en examinant la compatibilité entre les éléments qui fondent les systèmes d’enseignement et les traits caractéristiques définissant la personnalité des innovateurs, afin de juger si ces éléments peuvent favoriser la formation de personnes ayant la volonté et les capacités pour innover.
I.1 Les différents paradigmes éducatifs
Pour distinguer entre les systèmes éducatifs, nous partirons du constat suivant : la seule définition de l’enseignement qui soit admise par tous, et qui ne suscite pas de polémique est : « L’enseignement est la transmission de savoirs », car dès que l’on cherche à préciser les finalités, les méthodes et les moyens de sa mise en œuvre, les désaccords surgissent. On peut donc : 1) penser que ces désaccords proviennent des représentations différentes qu’ont les protagonistes de ce qu’est un savoir et un processus de transmission ; 2) déduire par voie de conséquence que les systèmes éducatifs existants se distinguent les uns des autres selon les différentes conceptions de la nature du savoir et du processus de transmission que partagent les tenants de chacun des ces systèmes. Nous appellerons paradigme éducatif [1] les conceptions de la nature du savoir et du processus de transmission qui fondent un système éducatif.
Le paradigme éducatif, de par les choix qu’il implique en terme de regard porté sur l’élève et l’apprentissage, va structurer de manière profonde le curriculum et orienter l’ensemble de l’organisation éducative.
Le paradigme éducatif newtonien et l’enseignement classique.
Il est fondé sur l’épistémologie de la connaissance de la science élaborée entre le XVIème et le XVIIIème siècle, que la postérité désigne sous le nom de science newtonienne. La connaissance est désormais fondée sur une conception atomiste et déterministe du monde et elle est validée par l’expérimentation. Il reviendra aux philosophes associationnistes du XVIIIème : J. Locke, G. Berkeley et D. Hume de préciser les rapports entre l’homme et la connaissance en énonçant le paradigme éducatif suivant :
L’esprit humain est à la naissance une tablette de cire vierge (pas d’idées innées)
La connaissance émerge à partir d’association de stimuli.
Le monde perçu par l’esprit en l’absence d’instruction, est chaotique et confus
Le savoir doit être élaboré dans l’esprit humain par l’instruction.
L’enseignement qui en est déduit a été proposé et formulé par J. F. Herbart qui est considéré comme le fondateur de la pédagogie en tant que champ scientifique et académique. Pour lui, "la personnalité de l’enfant est avant tout constitué de différents groupes d’idées plus ou moins harmonisés ". J.F. Herbart appelle "individualité" cette personnalité de l’enfant et la définit comme le résultat du hasard et des circonstances par opposition au "caractère" qui est formé par une instruction et une éducation planifiée. Ses successeurs défendront : 1) une pédagogie du savoir programmé : le maître enseigne à l’élève le savoir accumulé et les méthodes pour l’élaborer et l’organiser, 2) une pédagogie centrée sur le maître : il est le modèle à suivre et il a autorité sur les élèves par son savoir 3) une pédagogie de l’effort : le travail est valorisé, le jeu n’a pas sa place, 4) une pédagogie individualiste compétitive : pas de communications ni de débats entre les élèves, qui sont classés en fonction de leur mérite, 5) une pédagogie qui sanctionne : celui qui commet des fautes est celui qui n’a pas appris. (Chalifoux 2003)
L’Education Nouvelle
Les idées qui sont à la base de l’Education Nouvelle remontent aux humanistes de la Renaissance qui pensaient que "l’enfant n’est pas un vase qu’on remplit, mais un feu qu’on allume [2]". Toutefois, l’Education Nouvelle émerge réellement en tant que mouvement pédagogique au début du XXe siècle. John Dewey, philosophe instrumentaliste et pédagogue américain, deviendra la référence des innovateurs de l’Education Nouvelle. Influencé par Charles Darwin, il comprend la pensée comme le résultat d’une interaction entre un organisme vivant et son environnement, et la connaissance comme un instrument pratique pour orienter et contrôler ces interactions. Il s’oppose aux philosophes associationnistes, en contestant que la prise de conscience provient directement d’une stimulation venant de l’environnement reçue passivement par les sens et propose une vision active de la prise de conscience qui repose sur un processus d’interactions entre l’homme et son environnement.
La pédagogie fonctionnelle de John Dewey (1897) stipule que les élèves vont en classe pour apprendre "en faisant (learning by doing), des choses : cuisiner, coudre, travailler le bois et utiliser des outils pour des actes de construction, et c’est dans ce contexte et à l’occasion de ces actes que s’ordonnent les études : écriture, arithmétique, etc.". L’école est d’abord une expérience d’éducation à la démocratie, la participation des élèves est importante : "tant qu’on ne s’attache pas à créer les conditions obligeant l’enfant à participer activement à la construction personnalisée de ses propres problèmes et à concourir à la mise en oeuvre des méthodes qui lui permettront de les résoudre (fut-ce au prix d’essais et d’erreurs multiples), l’esprit ne peut être réellement libéré." Dewey se méfie d’une école basée sur la crainte et la rivalité ; au contraire l’école doit être une "communauté coopérative" (Westbrook 1993).
Le paradigme de l’éducation nouvelle :
L’esprit humain possède une capacité d’apprentissage, instrument d’adaptation au monde, hérité de l’évolution, pour assurer la survie. L’esprit humain élabore des savoirs à partir des interactions qu’il établit avec le monde et de l’expérience qu’il acquiert par les actions qu’il entreprend. L’esprit humain sait construire, par lui même, une représentation ordonnée du monde. Le savoir humain est global : il concerne les connaissances, les savoir faire et les attitudes : (autonomie, responsabilité et coopération).
L’Education nouvelle sera mise en oeuvre par des pédagogues tels que Maria Montessori, Ovide Decroly, Roger Cousinet et Célestin Freinet pour ne parler que des plus connus. Leurs pédagogies s’inspireront des principes suivants : 1) l’élève est un apprenant qui construit son savoir et s’approprie personnellement les connaissances, les savoir faire et les attitudes ; 2) l’apprentissage se fait à partir de situations réelles, dans un environnement riche, dans la vie sociale ; 3) l’élève a le libre choix des activités ; 4) tous les champs de l’éducatif sont intégrés : intellectuel, artistiques, activités physiques, manuelles et sociales, car l’approche de la connaissance est plus globale qu’analytique.
L’éducation de la libération
La seconde guerre mondiale a révélé au monde la violence sur laquelle était fondée l’hégémonie de l’Europe sur le monde. Tant les classes sociales européennes dominées que les peuples des colonies des ex-empires opprimés, ont souhaité se libérer de cette violence dans un élan d’émancipation démocratique. Ils ont remis en cause la légitimité des institutions qui avaient permis, toléré, et soutenu cette violence. Cet élan avait été préparé dès 1844 par l’émergence des philosophes existentialistes Kierkegaard affirmait alors que l’existence de chacun est individuelle et exceptionnelle, irréductible aux groupes, à la famille et aux institutions. Dans le domaine de l’enseignement, de nombreux penseurs et pédagogues ont réfléchi et agi selon ces courants et ont fondé des pédagogies qui s’en inspirent. Nous en retiendrons deux : Paulo Freire et Ivan Illich.
Paulo Freire et l’éducation comme pratique de la liberté
La réflexion de P. Freire part de l’observation d’une "conscience de dominé" chez les paysans brésiliens, qui les réduit au silence et les rend dociles, incapables de prendre conscience de leur situation, mais il considère l’homme comme un acteur capable de "transcender sa situation et recréer le monde" par l’éducation. Pour cela, l’éducation ne doit pas s’imposer aux apprenants, mais émerger d’eux-mêmes. Elle doit leur faire prendre conscience de leur personnalité et de leur capacité d’action sur leur environnement. Elle reconnaît et prend en compte leur culture, le rôle des émotions et la praxis — combinaison de réflexion et d’action —, qui leur permettent de se libérer. L’éducation est le processus de "conscientisation" qui apprend à l’homme à se libérer en s’affranchissant des oppressions matérielles et de celles de l’esprit : elle est une pratique de la liberté. (Freire 1974)
La méthode mise au point par Freire prend pour contenu de l’enseignement les problèmes et la réalité des apprenants pour qu’ils puissent acquérir un pouvoir d’expression sur la base de leur expérience. Elle organise les apprenants en groupes, dénommés "cercles culturels", pour discuter de leur "situation existentielle" : analyser les conditions locales et élaborer des projets pour agir sur leur situation.
Ivan Illich et la déscolarisation de la société
Ivan Illich découvre, en analysant le fonctionnement de la société industrielle, que lorsqu’une institution (industrie, organisation, corps professionnel ou administration) pourvoyeuse d’un produit ou d’un service, dépasse une certaine limite, elle franchit un seuil (seuil de désutilité) et devient contre-productive. Ne visant plus que sa propre conservation, elle oeuvre à l’encontre de ses propres finalités, aliène l’être humain et détruit la société globale. L’école obligatoire est à ses yeux le paradigme de l’institution fourvoyée.
Pour Illich : "Le savoir est l’expérience acquise par tout être humain au travers des activités de sa vie quotidienne, quelle que soit sa condition sociale et son âge. Il nait des découvertes personnelles et des possibilités illimitées qui surgissent de rencontres entre des êtres qui ont en commun un problème dont l’importance est pour eux profonde sur les plans social, intellectuel, émotionnel". Il définit l’apprentissage de la manière suivante : "Apprendre est l’effet d’une participation sans contrainte, d’un rapport avec un milieu qui ait un sens." (Illich 1971, p.73)
Le paradigme de l’Education de la libération :
Les capacités d’apprentissage de l’être humain sont conditionnées par sa situation existentielle (physique, biologique, psychologique, socio-culturelle).
La connaissance inclut la prise de conscience des potentialités et des oppressions créées par la situation existentielle et l’élaboration des capacités pour transformer cette situation.
L’esprit humain est capable de donner un sens au monde en oeuvrant à la recréation d’un milieu qui harmonise les choses et les êtres (convivialité).
Le savoir humain est ouvert à l’intuition, l’émotion, la découverte, il accueille la contingence et l’émergence de la nouveauté.
I.2 La figure de l’innovateur
Trois approches scientifiques ont fait de l’innovateur un objet d’étude.
Le courant du management ou des sciences de gestion décompose l’innovateur en compétences et préconise des « techniques » pour augmenter ces dites compétences chez une personne donnée. L’approche est très pragmatique. La liste de différentes compétences permettant l’identification d’un innovateur est établie à partir des observations des profils innovants (provenant essentiellement du monde économique, mais aussi de quelques grandes figures ayant marqué l’histoire de la modernité) ainsi que des analyses centrées sur les différentes tâches et activités à mener afin d’aller jusqu’au bout du processus de l’innovation (en général la diffusion de l’innovation).
La deuxième approche, assez pragmatique également, est celle des neurosciences et de la psychologie cognitive. Ces sciences s’intéressent à certains traits caractéristiques de l’innovateur et tentent d’expliquer les mécanismes à l’oeuvre au niveau individuel. Elles utilisent les nouvelles technologies issues du progrès technique pour réaliser des expériences relevant des sciences exactes plutôt que des sciences humaines. Les travaux déjà effectués portent surtout sur la question du leadership : quelle est la part de l’intuition dans les processus de décision des managers ? (Coget, Haag, Bonnefous 2009). Citons également Todd Lubart et le laboratoire LATI de l’université Paris-Descartes dont les nombreux travaux et expérimentations sur la créativité montrent que celle-ci peut être analysée en différentes chaînes d’activités causales et évaluée par des critères aussi rigoureux que ceux du QI.
La dernière discipline scientifique traitant de la question de l’innovateur est la sociologie : elle s’intéresse surtout à l’innovation, en tant que processus collectif dont les différents acteurs représentent un ou des maillons d’une dynamique d’ensemble. L’important courant de la sociologie de la traduction, après avoir expliqué l’intérêt d’une vision collective de l’innovation plutôt que l’acception d’une paternité renvoyant à un seul individu, présente le rôle des différents acteurs du processus surtout comme des « porte-parole » : ceux-ci vont tour à tour s’emparer du projet et le promouvoir auprès des autres (Akrich, Callon, Latour 1988).
Toutefois, lorsque l’innovateur est considéré comme objet d’étude en soi, les sociologues s’intéressent alors d’abord à son comportement au sein du groupe social. N. Alter a étudié les parcours et stratégies de l’innovateur dans les organisations révélant différentes caractéristiques propres à l’innovateur. Notamment la capacité de ce dernier à se situer dans des réseaux et à gérer ses alliances, mais également une distanciation par rapport au collectif. L’innovateur, se situe dans une certaine forme de déviance, pourtant, contrairement au vrai marginal, il a une volonté forte de transformation du social (Alter 2000).
R. Guichard et L. Servel dans l’article « Qui sont les innovateurs ? » font la synthèse des caractéristiques socio-culturelles de la figure de l’innovateur : les qualités qui les distinguent mais aussi les représentations qu’ils ont en commun. Elles comprennent : un surinvestissement au travail, l’inscription dans des réseaux (cf Alter), une capacité à identifier les problèmes et à y apporter une réponse en combinant des éléments hétérogènes (bricolage), une aptitude à se confronter à la norme établie, un rapport à l’avenir plus marquant que celui au passé, une position de passeur transportant les idées d’un monde à l’autre (Guichard, Servel 2009).
Nos propres travaux (entretiens avec des innovateurs et lectures de portraits d’innovateurs, articles, biographies, biopics, autobiographies) tendent à confirmer les résultats de ces trois approches : les innovateurs ont des caractéristiques communes tant du point de vue des origines sociales que de leurs représentations.
Nous nous sommes également interrogés sur le sens de la construction du mythe de l’innovateur. A côté d’une vision de l’innovation comme un processus collectif, on retrouve cependant régulièrement des figures clés reconnues par tous comme les innovateurs. Ces figures se caractérisent par le fait qu’elles incarnent un projet, une vision du monde au delà de leurs innovations. C’est à dire qu’elles ne se réduisent pas à une innovation, mais qu’elles sont l’incarnation même de l’approche innovante en général ou de la capacité d’innovation elle même. On parle de Steve Jobs comme s’il incarnait à lui tout seul l’ensemble de l’imaginaire véhiculé par la marque Apple. De même pour Gustave Eiffel, incarnation de l’innovateur-inventeur, Marie Curie celle de l’innovation scientifique. Dans ces représentations, leur vie toute entière se confond avec la capacité d’innovation. C’est pourquoi il nous semble passer à côté d’une dimension essentielle lorsque l’on réduit la personne de l’innovateur à une somme de capacités à développer.
Ainsi, plutôt qu’une longue liste de qualités, compétences ou caractéristiques sociales, deux grandes notions reviennent dans pratiquement tous les discours et nous semblent résumer l’essentiel de ce qui constitue l’essence de l’innovateur : le leadership et l’intuition.
Le leadership conjugue deux dimensions souvent présentées comme antagonistes, la créativité et la capacité de réalisation. Pour l’innovateur, il implique la capacité à transmettre sa vision à d’autres individus. Comme le font remarquer les sociologues de la traduction, le leadership n’est rien sans la capacité à distinguer ceux des individus qui vont être pertinents, indispensables à la réalisation du projet. C’est pourquoi le leadership et l’intuition sont interdépendants et tout aussi essentiels à l’innovateur.
L’intuition nous la définirons comme une capacité à sentir (verbe préféré à celui de « voir » car nous paraissant plus référer à l’ensemble des palettes de sens humain plutôt qu’à un seul) et, grâce à cela, à prendre les bonnes décisions. L’intuition est proche de la notion de sixième sens. Mais sentir quoi ? C’est toute la question. Nous posons l’hypothèse, suite à notre propre réflexion sur la notion de tradition comme fondement de l’identité sociale d’une communauté (Liu 2014), que l’innovateur est celui qui actualise la tradition. C’est-à-dire qu’il est capable de rendre la tradition vivante et adaptée, de sentir ce qui va faire sens du passé vers le futur. En actualisant le passé, il le ressuscite sous une forme en accord avec l’évolution sociale. Pour cela, il doit avoir une vision globale de la société passée, présente et future, mais également une compréhension des différents niveaux de fonctionnement des groupes et organisations : liens entre le micro (niveau du groupe), meso (organisation) et macro (société). C’est pourquoi seuls des individus impliquant l’ensemble de leurs connaissances et expériences dans un dialogue continu avec eux-mêmes peuvent développer cette intuition (processus mental opposé à la segmentation des différentes connaissances et expériences).
I.3 Quels paradigmes éducatifs pour l’enseignement de l’innovation ?
Pour établir les apports possibles de chaque paradigme éducatif à la formation de l’innovateur, nous allons caractériser son profil autour des trois dimensions précédemment citées : celles de la créativité, de la capacité de réalisation et de l’intuition.
La première dimension suppose l’existence d’un potentiel créatif chez l’apprenant, ce que le paradigme newtonien récuse et que permettent les autres paradigmes. La créativité est mal à l’aise avec l’autorité hiérarchique, les normes et la pensée conventionnelle sur lesquelles s’appuie la pédagogie traditionnelle. Par contre, l’insistance de Cousinet (1945) à donner à l’apprentissage les caractères du jeu rejoint le contexte ludique et passionné que demande la créativité pour s’épanouir. En outre, la créativité s’accompagne d’un goût du risque d’une tolérance à l’ambiguïté qui sont favorisés dans la pédagogie de l’Education Nouvelle, particulièrement dans la pédagogie Decroly où l’enseignement se fonde sur les centres d’intérêts et sur les questionnements vis-à-vis des événements de la vie. L’ouverture sur les relations avec l’extérieur qui nourrit le potentiel créatif est présente dans la pédagogie Montessori qui par l’action en périphérie sensibilise l’apprenant aux influences provenant de son environnement. Enfin, la position d’Illich de remplacer l’école par des réseaux apparaît la plus radicale pour l’ouvrir à la société.
M. Besançon, T. Lubart et B. Barbot (2013) ont conçu et réalisé une étude empirique comparant le potentiel créatif d’élèves appartenant à une école traditionnelle et une école Montessori qui a montré le net avantage de la seconde sur la première en terme d’intensité et de développement de ce potentiel.
Les activités de la réalisation demandent discipline, organisation et responsabilité. Elles utilisent des savoir-faire techniques et méthodologiques. Le paradigme newtonien, qui a suscité l’émergence de l’industrie, et la pédagogie traditionnelle, qui a soutenu son expansion pendant plus d’un siècle, ont permis la capitalisation de connaissances importantes, mais il s’agit là d’une réalisation de fabrication orientée vers la répétition et la routine. La réalisation de l’innovation qui doit susciter la participation et l’appropriation des résultats s’accorde mieux avec la pédagogie de Freinet qui insiste sur l’organisation, la responsabilité dans la définition et la conduite de projets participatifs. L’innovateur doit savoir composer une équipe fiable et efficace qui partage sa vision, l’accompagne et le soutient. Les principes pédagogiques de Cousinet, qui prônent le libre travail en groupes constitués et dirigés par les apprenants eux-mêmes peuvent être mis à contribution pour favoriser le développement de cette capacité au sein d’une équipe d’innovation.
La dimension de l’intuition est certainement la plus difficile à cerner et, de ce fait, la moins connue, car elle n’a fait l’objet d’aucune étude en ce sens. Elle implique d’appartenir à un groupe social que l’on reconnaît comme le sien, par que l’on y agit et qu’on le transforme. Dewey disait que l’école doit être « un lieu de vie pour l’enfant, où l’enfant soit un membre de la société, ait conscience de cette appartenance et accepte d’apporter sa contribution. » (Westbrook, R.B. 1993)
Freire affirme que l’éducation a pour fin la prise de conscience de sa « situation existentielle ». Il explique : « J’aime être humain car, inachevé, je sais que je suis un être conditionné, mais, conscient de l’inachèvement, je sais que je peux aller plus loin. Tel est la différence au fond entre l’être conditionné et l’être déterminé, la différence entre l’inachevé qui ne se sait pas comme tel, et celui qui historiquement et socialement s’est élevé jusqu’à la possibilité de se connaître incomplet. » (Freire 2013, p 69).
La pédagogie de la libération donne des voies pour accéder à la conscience critique qui dans une situation d’oppression permet à l’homme de se libérer en se réappropriant l’histoire et en reconnaissant le pouvoir social donné par une culture partagée. On peut penser que dans une situation moins extrême, ces voies permettraient aux innovateurs d’anticiper et d’identifier leurs aspirations communes vers un monde plus désirable.
II. CONCLUSION
Cette étude permet ainsi d’attirer l’attention, pour les établissements qui enseignent l’innovation, sur certains de leurs choix pédagogiques en vue d’améliorer leur curriculum. Nous avons pu établir que les différents paradigmes éducatifs existants apportent chacun leur contribution à la formation de l’innovateur, mais que celui qui fondera l’enseignement de l’innovation est encore un objet d’expérimentations. Ce fait souligne les limites d’un enseignement formel par rapport à la vie réelle. La synthèse caractérisant le profil des innovateurs montre, en outre, que le paradigme de l’enseignement classique est loin d’être le plus propice à leur formation.
On pourra nous objecter que, notamment dans l’enseignement supérieur, des aménagements du paradigme « traditionnel » se sont généralisés : pédagogie par projets ou par problèmes, stages en milieu professionnel, etc. Il est permis de se demander si ces ajouts viennent révolutionner profondément les manières d’apprendre dans une formation classique ou juste colmater les brèches d’un système dont la structure reste globalement inchangée. Ils ne seraient alors que des alibis pour maintenir un système d’enseignement obsolète.
Une piste de réflexion plus approfondie se situerait alors plutôt dans la notion en plein essor de « communauté de pratiques » (Lave, Wenger 1991) permettant des apprentissages situés et sortant de l’emprise d’un système d’enseignement. Les communautés de pratiques réunissent en effet des personnes dans un domaine donné souhaitant échanger sur leurs expériences, en vue d’apprentissages insérés dans les pratiques collectives. On peut également penser au développement actuel des MOOCS, outils favorisant un apprentissage par autoformation où l’apprenant maîtrise son propre curriculum. Citons enfin la création de l’école 42, école d’informatique sans professeurs, dont l’objectif pédagogique affiché est de casser les habitudes acquises sur l’éducation. En d’autres termes : sortir l’apprentissage de son paradigme traditionnel, déconnecté de la vie réelle, et rétablir une continuité d’attitudes entre temps scolaire et temps hors-scolaire. Pour ce faire, la pédagogie 42 implique auto-formation, peer to peer et une vision de l’école comme un lieu « ouvert » : accessible 24h sur 24 et le plus accueillant possible aux acteurs professionnels, institutionnels et civils du monde numérique.
Nous sommes bien conscients que la réflexion présentée ici est exploratoire, elle ne traite pas de nombreux aspects de la didactique et de la pédagogie de l’innovation et laisse beaucoup d’interrogations sans réponses. Elle demande des études plus poussées, que, pour notre part, nous sommes en train de poursuivre.
REFERENCES
Akrich, M. Callon, M. Latour, B. (1988), A quoi tient le succès des innovations ? Gérer et comprendre. Annales des Mines.
Alter, Norbert, (2013), L’innovation ordinaire. Paris : PUF.
Besançon, M. Lubart, T., Barbot, B. (2013), A new approach to creative giftedness and its measurement. High Ability Studies, 30(2), pp.79-88.
Chalifoux, B. (2003). « L’éducation instructive de J. F. Herbart ». Fusion, n°98.
Coget, J-F. Haag, C. Bonnefous A-M. (2009), Le rôle dans la prise de décision intuitive. M@n@gement vol. 12 n°2, 118-141.
Cousinet, R. (1945). Une méthode de travail libre par groupes. Paris : Cerf.
Freire, P. (1974). Pédagogie des opprimés. Paris : Maspero.
Freire, P. (2013). Pédagogie de l’autonomie. Toulouse : Eres.
Guichard, R., Servel L. (2006). Qui sont les innovateurs ?, Sociétal n°3, pp. 26-31.
Illich, I. (1971). Une société sans école. Paris : Le Seuil.
Lave, J. Wenger, E. (1991). Situated learning, -Legitimate peripheral participation. Cambridge University Press : Cambridge.
Liu, T. (2014).Tradition et transmission. publicationsliu.wordpress.com/index/ page visitée en 12/2014.
Westbrook, R.B. (1993). « John Dewey ». Perspectives : revue trimestrielle d’éducation comparée. vol. XXIII, n°1-2, 271-293.
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# Le 3 février 2017 à 14:58, par Klara Kovesi En réponse à : Quelles pédagogies pour former des innovateurs
Je souhaitrais acceder à votre rapport.
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