Didier Paquelin et Daniel Peraya, « Diversité, agentivité et émancipation : cultivons la présence. », Distances et médiations des savoirs [En ligne], 44 | 2023, mis en ligne le 21 décembre 2023, consulté le 02 janvier 2024. URL : http://journals.openedition.org/dms/9716
Initiée lors du numéro 41 de la revue, cette rubrique dont le texte introductif s’intitule « Interrogeons les distances certes… Et si l’on repensait la présence ? » était une invitation à croiser des regards sur une notion polysémique, bien au-delà des approches fondées sur la distanciation spatiale. Cette rubrique se voulait une ouverture, un projet dans lequel les contributrices et contributeurs ont partagé ce que nous pourrions nommer les facettes de la présence, qu’elles soient ancrées dans les sciences de l’information et de la communication, dans les sciences de l’éducation, de la psychologie ou bien encore de la psychanalyse. C’est d’ailleurs cette dernière approche qui guide Jean-Luc Rinaudo dans sa contribution à la rubrique de ce numéro, « Présence à distance ». Après avoir mis en perspective les contributions publiées dans la rubrique en 2023. Il invite « à poursuivre l’exploration de ce que recouvre la présence dans les formations à distance, ou de façon plus générale, dans les univers numériques » tant il est vrai que les différentes contributions participent d’un renouvellement du regard porté sur cette notion dans un contexte de fortes mutations.
La colonisation numérique des activités, dont celle de l’enseignement et de l’apprentissage qui se traduit par une déspatialisation de leur réalisation questionne durablement, au-delà de la période pandémique notre rapport à la notion de présence. Une notion très fréquemment abordée selon un registre oppositionnel présence physique versus distance géographique. Si la mobilisation de la notion de proximité a ouvert une piste de réflexion nouvelle en refusant de limiter le questionnement à la distance spatiale, physique, elle n’a pas épuisé les réflexions liées à la présence conduisant à différencier la présence physique de la présence psychique (Ahangar Ahmadi, 2016). La présence est un sentiment qui s’élabore en situation dans un jeu d’interactions et est de l’ordre du vécu et de la perception (Rodgers et Raider-Roth, 2006). Ce sentiment en sa qualité de ressenti, résulte d’une sensation « d’être là » dans l’espace et le temps (Melh, 1958), de pouvoir entrer en interaction avec un tiers, de percevoir dans son environnement des objets accessibles avec lesquels il est possible d’interagir dans l’instant présent ou de manière différée (Cohen et al., 2010 ; Rodgers, 2020). La présence est ce sentiment de pouvoir agir ici et maintenant qui à la fois mobilise le corps, l’esprit et les émotions : elle a une fonction agentive. En tant que construit elle suppose perception et réflexion, perception externe et interne : perception d’autrui, perception de son état interne. Cette conscientisation de soi-même en tant qu’apprenant suppose d’avoir la capacité de se mettre à distance de soi-même, de se distancier de ce qui est vécu, dans une boucle réflexive et métacognitive, qui permet comme le rappelle ici même J.-L. Rinaudo (2023) dans la suite de Winnicott de développer sa capacité à être seul avec les autres.
La réflexion sur la présence est loin d’être achevée et requiert des travaux futurs pluridisciplinaires pour analyser dans une approche multifactorielle les évolutions des publics, leurs rapports aux institutions éducatives, la posture des enseignants en relation avec leurs représentations de leur métier et les conséquences sur la forme universitaire tout en considérant les spécificités des domaines disciplinaires. « En 2016, le Consortium canadien de recherche sur les étudiants universitaires (CCREU) a sondé les étudiants de première année de 34 universités. Selon ce sondage, 40 % des participants étaient issus des minorités visibles, trois % se déclaraient Autochtones, 11 % étaient étudiants de première génération (aucun de leurs parents n’a suivi d’études postsecondaires), 22 % ont déclaré être handicapés et 34 % avaient un emploi. » (Glauser, 2018, par. 3). La reconnaissance de ce que les pays anglo-saxons nomment les étudiants non traditionnels s’avère une impérieuse nécessité. De plus, la fréquentation des auditoires et amphithéâtres est en baisse dans de nombreux domaines et depuis de nombreuses années (Peltier, 2023). Quand bien même, certaines personnes enseignantes notent la faible présence physique en cours, elles peuvent y trouver une satisfaction consécutive à leur charge de travail tout en exprimant une frustration liée à ces situations. Ces « nouvelles » caractéristiques étudiantes font que les apprenants ont des attentes différentes, et une présence choisie. Plusieurs travaux (CSE, 2021 ; Université Laval, 2022) confirme l’attrait pour des modalités hybrides dans l’enseignement post-secondaire. 24,1 % des répondants étudiants inscrits dans une université québécoise déclaraient choisir la modalité en présence sur le campus pour l’automne 2022 (Université Laval, 2022), 3 répondants sur 4 préféraient une modalité comprenant une part plus ou moins importante d’activités réalisables à distance en dehors du campus, selon un mode synchrone ou asynchrone. Toutefois, si l’on observe une certaine désaffection des institutions éducatives par les étudiants, il demeure une forme d’attachement à la communauté universitaire et il serait hasardeux de conclure qu’ils sont moins présents. Ils le sont différemment et selon une rationalité qui leur est personnelle qui résulte d’une part de la recherche de conciliations entre leurs différents engagements personnels, professionnels et formatifs, et la valeur qu’ils perçoivent de la co-présence physique.
Au terme de ces apports, plusieurs pistes de réflexion et possiblement de recherche émergent. Les différents constats et analyses conduisent à considérer la présence dans l’acte de design pédagogique, qui au-delà du contenu se rapprocherait davantage du design de l’expérience d’apprentissage fondée sur la présence. Il s’agirait d’identifier comment par le design pédagogique initier, développer maintenir le sentiment de présence, dans la suite de ce que Rinaudo propose en évoquant la e-signature.
Si la présence est un co-construit qui résulte pour partie d’actes d’inter-subjectivation, se pose dès lors la question de la temporalité de cette co-construction, laquelle temporalité nécessite de prendre le temps, de quitter l’horloge numérique pour se réapproprier la temporalité de la construction de l’humain. Ainsi la présence suppose la décélération, le deuil du tout en même temps, de l’immédiateté. Prendre le temps, c’est prendre le risque de se construire en conscience.
La notion de présence, telle qu’abordée renvoie à la notion de résonance développée par Hartmut Rosa pour qui « la résonance dispositionnelle est une attitude fondamentalement positive d’un sujet envers le monde. C’est-à-dire que le sujet est prêt à s’engager dans des relations de résonance, d’aller vers le monde façon ouverte et confiante, et d’accepter la vulnérabilité qui va nécessairement de pair avec cette disposition. » (Rosa, 2023, p. 192). Cette présence à l’autre élaborée dans un climat de confiance tout autant qu’elle le renforce, permet et soutient, tout autant qu’elle résulte de l’engagement des acteurs de la relation pédagogique. La question est alors de savoir comment réunir les conditions de la présence au-delà des compétences communicationnelles présentées par Bois (2023).
La relation entre communauté et présence, peu évoquée dans les différentes contributions, appelle des réflexions complémentaires pour comprendre notamment comment, dans un contexte de diversité spatiale des apprenants, de leur éloignement du campus, se construit le sentiment d’appartenance et ce que signifie aujourd’hui être présent dans sa communauté. Une communauté ouverte polymorphe, « lieu » des interactions sociales, soutien au processus d’individuation émancipateur et autonomisant.
Bibliographie
Ahangar Ahmadi, S. (2016). Presence in Teaching : Awakening Body Wisdom [thèse de doctorat]. Ohio University (ohiou 1458058036).
Bois, C. (2023). La présence : élément participant à la création de l’alliance pédagogique, Distances et Médiations des Savoirs, 42. https://doi.org/10.4000/dms.9176.
Cohen, A., Porath, M. et Bai, H. (2010). Exceptional Educators : Investigating Dimensions of their Practice. Transformative Dialogues : Teaching & Learning Journal, 4(2), 1-13.
Conseil Supérieur de l’Éducation (2021). Revenir à la normale ? Surmonter les vulnérabilités du système éducatif face à la pandémie de COVID-19. Conseil Supérieur de l’Éducation. Université de Montréal. https://www.cse.gouv.qc.ca/wp-content/uploads/2021/11/50-0803-RF-covid-vulnerabilites-systeme-educatif.pdf. Consulté le 18 décembre 2023.
Glauser, W. (2018). Faites place aux étudiants non traditionnels, Affaires universitaires, 18 août 2018.
Mehl, R. (1958). Structure philosophique de la notion de Présence. Revue d’Histoire et de Philosophie Religieuses, 38(2), 171-176. https://doi.org/10.3406/rhpr.1958.3539.
Peltier, C. (2023). Présence, distance et absence. Diversité des représentations liées à la baisse de fréquentation des cours présentiels et des usages des cours enregistrés, Distances et Médiations des Savoirs, 43. https://doi.org/10.4000/dms.9535.
Rinaudo, J-L. (2023). Présence à distance, Distances et Médiations des Savoirs, 44.
Rodgers, C.R. (2020). The art of reflective teaching : Practicing presence. Teachers College Press.
Rodgers, C.R. et Raider‐Roth, M.B. (2006). Presence in teaching. Teachers and Teaching : theory and practice, 12(3), 265-287. https://doi.org/10.1080/13450600500467548.
Rosa, H. (2023). Pédagogie de la résonance. Le Pommier.
Université Laval (2022). Regard sur l’enseignement et l’apprentissage après 20 mois de pandémie. https://www.enseigner.ulaval.ca/communiques/2022/regard-sur-l-enseignement-et-l-apprentissage-apres-20-mois-de-pandemie. Consulté le 18 décembre 2023.
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