Innovation Pédagogique et transition
Institut Mines-Telecom

Une initiative de l'Institut Mines-Télécom avec un réseau de partenaires

L’ingénierie tutorale. Définir, concevoir, diffuser et évaluer les services d’accompagnement des apprenants d’un digital learning

Un article repris de http://dms.revues.org/1793

Un article de Daniel Peraya repris de la revue Distance et Médiations des Savoirs, une revue sous licence cc by sa

Dans le monde de la formation à distance et particulièrement celui du tutorat, Jacques Rodet est une figure connue et militante. Il partage son activité professionnelle entre une carrière publique et privée. Maître de conférences associé à l’université de Versailles Saint-Quentin, il enseigne également dans plusieurs autres universités de France (notamment Rennes I et Toulouse le Mirail) et de Belgique (Liège). Il est aussi directeur de son entreprise de conseil, d’accompagnement et de services tutoraux pour les porteurs de projets en « digitial learning ». Enfin, il est le fondateur (en 2003) et le responsable du « Blog de t@d, le réseau du tutorat à distance » qui « réunit des billets d’actualité et de fond sur les différents aspects du tutorat à distance ».

L’ouvrage de J. Rodet rassemble ses principaux textes, publiés dans son blog sous la forme de billets ou d’articles, réactualisés et articulés dans un volume destiné à faire le point sur « ses idées et sa pratique », sur son projet d’ingénierie tutorale définie en ces termes : « l’ingénierie tutorale rassemble les différentes actions qui peuvent être menées lors de la phase de conception d’une formation à distance ou d’une formation pour penser et dimensionner les services tutoraux qui seront offerts aux apprenants » (p. 20, 68-69).

Ce livre est bienvenu et son propos intéressant à plus d’un point de vue. L’auteur souligne avec insistance l’importance du tutorat et de l’accompagnement pour la réussite des étudiants inscrits dans une formation en ligne et propose, pour la mise en œuvre de cet accompagnement, une approche pragmatique, construite et systématique. Il défend l’idée qu’un accompagnement et un tutorat adéquats permettent à l’apprenant de construire son autonomie. Il se bat également pour faire reconnaître que, si le tutorat à un coût, il doit être aussi considéré comme un investissement dans la mesure où il permet d’augmenter la persistance des étudiants dans leur cursus de formation et donc le taux de réussite. De plus, l’auteur mentionne avec raison que l’accompagnement ne s’adresse pas uniquement aux apprenants, mais que, dans une perspective systémique, tous les acteurs impliqués dans le projet sont concernés et demandent un accompagnement spécifique. Aujourd’hui, au moment où s’hybrident les systèmes de formation et se développent les MOOC, insister sur l’importance du tutorat est essentiel.

L’auteur destine son livre principalement aux acteurs de terrain, concepteurs de dispositifs de formation en ligne entièrement ou partiellement à distance, FOAD, MOOC, etc. Ces acteurs ont en effet tendance, explique-t-il, à concevoir et à implémenter de tels dispositifs sans prévoir aucune forme d’accompagnement des apprenants. C’est pourquoi l’ouvrage s’organise autour de deux axes principaux : d’une part, la définition de l’ingénierie tutorale qui constitue un cadre de référence destiné à systématiser la démarche de conception et de mise en œuvre d’un « service » tutoral et, d’autre part, la mobilisation de ce cadre à travers une approche heuristique et pragmatique.

Le livre se compose de deux parties principales et d’une troisième partie exploratoire, consacrée au tutorat dans le contexte des MOOC et des réseaux sociaux massifs d’apprentissage (RSMA). La première, comme l’indique son titre, « Notions », apporte un cadre de références à la proposition d’ingénierie tutorale définie ni comme un modèle ni comme une méthode, mais bien en tant que processus proactif et démarche systématique et systémique. Ce cadre identifie les différentes composantes et les livrables essentiels de l’ingénierie tutorale ainsi que leur articulation avec celles d’un digital learning. Enfin, il propose une classification des différents types d’ingénierie tutorale.

La deuxième partie, « Pratiques », propose des démarches et des heuristiques permettant de réaliser concrètement un dispositif d’accompagnent et de tutorat : par exemple, de quelle manière calculer le taux d’accompagnement dans un dispositif de formation à distance, comment identifier, puis prioriser les besoins en accompagnement exprimés par les acteurs du dispositif de formation. L’auteur définit aussi certains indices intéressants du point de vue de l’ingénierie : par exemple, l’indice de criticité qui « qualifie le risque pour les apprenants d’une non-réponse à un besoin de soutien identifié » (p. 114). Il distingue aussi différentes catégories d’interventions tutorales qu’ont déclaré souhaiter des étudiants d’un master formant des chefs de projet en digital learning : a) périphériques, qui concernent les « services voisins du dispositif de formation » comme l’accès à une communauté de professionnels, l’appartenance à une association d’alumni, etc. (p. 117) ; b) redondantes, qui « correspondent à une reformulation de services tutoraux déjà prévus dans le dispositif » (p. 120) ; c) idéales, qui sont celles « centrées sur les besoins des étudiants » (p. 120) ; d) opérationnelles, qui « tiennent compte a minima de quatre facteurs des contraintes [définis dans la première partie] : politique, budgétaire, technique et compétence des tuteurs » (p. 124). Les interventions de cette dernière catégorie peuvent être représentées dans une matrice graphique ayant la forme d’un losange (voir figure 1, ci-dessous)

Figure 1, Rodet, 2016, p. 124

Une intervention tutorale opérationnelle ou « réaliste » se caractérisera par un positionnement semblable sur chacun des quatre axes : son « aire de contraintes » dessinera, dans la matrice, un losange de petite surface et peu déformé par rapport au losange initial. Dans le cas contraire (surface importante et losange dissymétrique), l’intervention sera dite non opérationnelle.

La troisième partie de l’ouvrage est consacrée aux problèmes que pose le tutorat dans les MOOC étant donné l’impossibilité de connaître les besoins du public, constitué d’un très grand nombre d’inscrits dont les motivations sont d’ailleurs fort différentes. Pour pallier les difficultés liées aux très grands groupes, l’auteur suggère un « principe de réactivité ascendante » qui définit cinq niveaux d’accompagnement et d’expertise, de plus en plus pointus : les ressources, les pairs, les tuteurs pairs, les tuteurs et les experts. L’apprenant aurait recours d’abord aux ressources, puis à chacun des niveaux d’aide supérieurs si le précédent n’offre aucune réponse satisfaisante. Dans ce contexte, J. Rodet propose aussi sept objectifs à poursuivre pour les concepteurs de MOOC dont la première formulation trouve son origine dans un séminaire-atelier organisé par la TÉLUQ en 2013. Ces objectifs rassemblent les convictions essentielles de l’auteur développées tout au long de son propos. Prenant en compte le peu de persévérance observé dans les MOOC, il suggère de distinguer deux indicateurs de réussite, professionnelle et personnelle. Il fait de plus une distinction nette entre d’une part, l’individualisation de la formation, « davantage liée aux tâches d’ingénierie pédagogique de modularisation et de granularisation des contenus qui permet d’offrir une diversité de parcours aux apprenants en fonction de leurs objectifs » (p. 149) et d’autre part, la personnalisation qui permet, quant à elle, de « prendre en compte les caractéristiques personnelles de l’apprenant par un accompagnateur, par un tuteur » (ibid.). En outre, dans un contexte de massification de la formation, il développe l’idée selon laquelle les RSMA devraient progressivement se substituer aux MOOC et devenir le modèle de la formation de demain. L’ouvrage se termine par quelques annexes très utiles, car elles précisent certaines classifications abordées dans le corps du texte et parfois même donnent des informations nouvelles. Soulignons enfin que les différents tableaux et schémas qui illustrent le texte contribuent utilement à sa compréhension.

Qu’il soit novice ou plus expérimenté, le lecteur trouvera largement de quoi nourrir et enrichir sa réflexion comme sa pratique. Pourtant, l’ouvrage possède les défauts de ses qualités. Du point de vue formel, certains paragraphes se trouvent répétés, certaines parties manquent de continuité et certaines notions auraient demandé une réelle explicitation. Par exemple, lorsqu’il s’agit, dans un premier temps, de définir les besoins en accompagnement et, dans un second temps, de les évaluer stratégiquement et de les prioriser, en tant que lecteur, j’aurais souhaité que les besoins priorisés (p. 29) soient identiques à ceux qui ont été identifiés lors la première étape (p. 27-28). D’ailleurs, la labellisation des rubriques qui désignent les rôles des tuteurs ne correspond pas : rubriques 1, 2, etc. dans le premier tableau vs rubriques A, B, etc. dans le second. Pourquoi d’ailleurs ne pas s’être basé sur l’analyse d’un cas, même fictif, qui aurait pu servir de fil rouge au développement des différentes notions, à leur articulation comme à leur concrétisation et leur exemplification ? Ce sont certes des détails, mais à n’en pas douter, cela aurait donné au propos une plus grande cohérence et permis une meilleure compréhension du texte.

Dans le même ordre d’idée, J. Rodet recourt régulièrement aux différentes fonctions du tuteur pour soit les articuler aux « plans de support à l’apprentissage » (au nombre de quatre, cognitif, socioaffectif, motivationnel, métacognitif) soit aux différentes postures que chaque tuteur peut adopter. Dans un premier cas, l’auteur, suivant en cela Guillaume (2009), propose quatre fonctions d’accompagnement (social, technique, disciplinaire et méthodologique) (p. 27-28), tandis que dans l’annexe 3 (p. 178), dans les commentaires relatifs à la matrice d’interventions tutorales, il en dénombre sept. Il est vrai que de telles typologies sont essentiellement descriptives et que la littérature en propose de nombreuses. Mais, dans ces conditions, ne serait-il pas plus clair pour le lecteur de présenter et d’analyser plusieurs de celles-ci, d’argumenter le bien-fondé du choix de l’une d’elles et puis, dans la suite du propos, de rester fidèle à la classification choisie ? De plus, affirmer que « les rubriques [toujours, les mêmes, celles qui désignent les rôles des tuteurs] peuvent éventuellement se confondre avec les plans de support à l’apprentissage » (p.30), n’indique-t-il pas que ces notions, déclinées comme les deux entrées d’une matrice demandent une meilleure définition ?

Il est d’autres exemples encore. La sous-section intitulée « Identifier les rôles et les fonctions des différents tuteurs » (p. 33-37) constitue un autre exemple de ces imprécisions. Elle traite de la difficulté, pour une seule et même personne, d’assumer toutes les fonctions du tutorat. Sur la base de l’expérience du master Métiers de la formation en économie et gestion (MFEG) de Rennes I, l’auteur propose les différents profils de tuteurs suivants : tuteur-programme, tuteur administratif, tuteur technique, tuteur-cours et tuteur-projet. Pourtant, dans ces quelques pages, par ailleurs intéressantes, il n’est question ni du rôle des tuteurs ni de ce qui distingue leur rôle de leur fonction. Le lecteur trouvera finalement mentionnés dans l’illustration qui accompagne la page initiale des annexes (p. 168) les six rôles du tuteur : médiateur, régulateur, évaluateur, facilitateur, accompagnateur, stimulateur.

Nous avons souligné tout l’intérêt heuristique des différents indicateurs sur lesquels s’appuie l’ingénierie tutorale. Mais leur construction paraît bien inégale. La matrice d’opérationnalité d’une intervention tutorale (p. 124) est basée sur quatre critères, notés chacun sur une échelle à quatre degrés (de non contraignant à très contraignant) : ces derniers sont clairement définis et la matrice semble donc facilement exploitable. Par contre, le taux tutoral ou « la proportion du tutorat dans un dispositif de formation digital learning » (p. 102) sont calculés sur la base de critères assez formels comme le temps de parcours et le nombre d’apprenants, sans que soient prises en compte par exemple les conditions d’apprentissage (travail de groupe ou travail individuel), les approches pédagogiques (transmission de contenus, pédagogie active, etc.) et la complexité des apprentissages ou des compétences à acquérir. Or ces facteurs sont déterminants pour la conception de l’accompagnement. Le calcul du taux repose donc sur une analyse fortement simplifiée de la situation d’apprentissage qu’il s’agit accompagner. De plus, aux sept degrés de l’échelle proposée correspondent des critères qualitatifs relatifs au « périmètre du tutorat » et « aux pratiques d’évaluation », mais la relation entre chacun de ces degrés et ses caractéristiques, entre un taux horaire calculé et des qualités d’encadrement, sont affirmées sans aucune explicitation. Dans ce cas aussi, des exemples concrets auraient sûrement aidé à clarifier la démarche et son bien-fondé.

On peut se demander s’il n’existe pas une certaine volonté d’objectiver et de mesurer toutes les dimensions du tutorat, au risque d’une certaine simplification, répondant à la nécessité de pouvoir rendre la démarche tutorale crédible et quantifiable dans une logique de servuction [1] : « Une autre manière de faire face aux coûts du tutorat est de le vendre. Dès lors qu’un service tutoral est énoncé et effectif, il acquiert une valeur et peut donc légitimement faire l’objet d’une transaction commerciale. » (p. 16)

C’est ici qu’apparaît l’ambiguïté de la double posture de l’auteur : enseignant universitaire d’une part, entrepreneur et consultant en matière de tutorat et d’accompagnement d’autre part. Le terme même de service semble cristalliser cette équivoque. La première question qui vient à l’esprit est en effet celle-ci : peut-on concevoir le tutorat, son implantation ainsi que la façon d’en calculer le coût de façon identique, selon qu’il s’agisse d’une formation délivrée par un établissement public ou par une entreprise privée ? Peut-on assimiler sans aucune précaution une prestation assurée par un service public d’une part, dans le contexte d’une économie de service d’autre part ? La question aurait mérité au moins d’être posée.

Du point de vue de la servuction, l’ingénierie tutorale correspond effectivement à une prestation de services susceptible d’être rémunérée. Mais, dans ce contexte, l’ingénierie et les prestations tutorales apparaissent plutôt comme une strate surajoutée à un dispositif de formation existant et se développeraient parallèlement à ce dernier. Le dispositif de formation et ses contraintes pédagogiques ne sont quasiment jamais évoqués dans l’ouvrage. Le calcul du taux tutoral constitue un bon exemple de l’autonomisation de l’ingénierie tutorale par rapport de la dimension pédagogique qui est cependant indissociable de ce dernier.

Certes l’auteur aborde deux fois la question de l’articulation de l’ingénierie tutorale et du dispositif de formation (p. 63-66 et 96), mais de façon extrêmement sommaire. La première fois, il s’agit d’une sous-section consacrée spécifiquement à cette articulation. L’auteur propose un schéma qui montre l’existence, entre deux processus parallèles – la succession des livrables de l’ingénierie tutorale et celle du digital learning –, de ponts entre chaque étape d’un processus général d’ingénierie linéaire et très conventionnelle (définition, conception, réalisation, diffusion et évaluation). Mais ces quelques pages n’apportent aucune explicitation, aucun développement convaincant. La seconde fois, J. Rodet cite les travaux de C. Depover et de ses collègues qui défendent le principe d’une double scénarisation : le scénario d’apprentissage et le scénario d’accompagnement. Cette proposition n’est guère approfondie et pourtant, dans celle-ci, apprentissage et accompagnement sont intégrés au sein du dispositif de formation dès la première étape du processus de sa conception. Dans de nombreux dispositifs hybrides ou à distance de formation universitaire, cette modélisation semble plus conforme aux conditions de développement de ces institutions.

Le livre de J. Rodet est, nous l’avons dit, bienvenu. Il est opportun en ce qu’il rappelle la nécessité absolue du tutorat et de l’accompagnement dans un dispositif de formation en ligne, partiellement ou entièrement à distance. Il analyse de nombreuses dimensions du tutorat, il en présente une vision construite et propose une démarche heuristique qui permettra aux responsables de projets ainsi qu’aux nombreux acteurs impliqués dans la conception et la réalisation de tels projets de formation de mieux réfléchir à leurs pratiques et sans aucun doute de concevoir des modalités d’accompagnement mieux adaptées à leur contexte et vraisemblablement plus efficientes. Mais lors de la deuxième lecture, il apparaît aussi comme un livre agaçant par ses imprécisions, ses argumentations inégales, par une vision parfois réductrice, par certains tics de discours qui relèvent du « marketing » plus que de l’analyse.

Lors d’un colloque de pédagogie universitaire, il y quelques années déjà, un collègue mathématicien nous confiait qu’un livre devait être lu au moins trois fois : une première fois pour savoir de quoi il traite, une deuxième fois pour savoir s’il vaut la peine d’être lu et, enfin, au moins une troisième fois, pour « travailler avec ». Les lecteurs de DMS auront compris qu’il leur faut maintenant travailler avec ce livre.

Référence électronique

Daniel Peraya, « L’ingénierie tutorale. Définir, concevoir, diffuser et évaluer les services d’accompagnement des apprenants d’un digital learning », Distances et médiations des savoirs [En ligne], 17 | 2017, mis en ligne le 24 mars 2017, consulté le 07 mai 2017. URL : http://dms.revues.org/1793

Licence : CC by-sa

Notes

[1« Ensemble des éléments matériels et humains utilisés ainsi que les activités déployées pour concevoir, créer et développer la prestation de service qu’une entreprise souhaite proposer sur le marché, en fonction d’un niveau de qualité choisi. » Le concept a été développé par Pierre Eiglier et Éric Langeard (voir Glossaire du emarketting, http://www.e-marketing.fr/Definitions-Glossaire/Servuction-243127.htm - zzGvSBPTbuubsw7d.97).

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