Depuis la Suisse, les questionnements actuels autour des rôles des ESPE et de la sélection, de la formation initiale et continue des professeurs ne laisse pas d’étonner. Ici, la formation des enseignants est pensée comme l’acquisition d’un métier véritable, comme une formation professionnelle complète d’une durée de un à trois ans, qui ne débute qu’une fois les connaissances disciplinaires acquises et validées par le baccalauréat et/ou un diplôme universitaire.
Enseigner : un métier
Devenir enseignante ou enseignant, c’est non seulement acquérir les connaissances disciplinaires que l’on transmettra plus tard, mais c’est également comprendre ce qu’éduquer, instruire, apprendre et comprendre signifient : comment accompagner une classe dans sa diversité socioculturelle, comment y intégrer des élèves différents, comment conduire des évaluations pertinentes et non stigmatisantes, comment gérer les conflits entre élèves… Voici pour les sciences de l’éducation.
Car il reste encore à étudier la didactique générale et les sciences de l’apprendre, ainsi que les didactiques des matières qui seront enseignées, spécifiques à leurs contenus, à leurs cadres théoriques, à leurs méthodes et approches expérimentales : Quelles sont les difficultés inhérentes à la compréhension du concept d’énergie ? Quelles sont les méthodes d’apprentissage de la lecture les plus efficaces ? Comment aborder les mathématiques pour que chaque élève puisse entrer véritablement dans leur apprentissage ? Etc.
Signe d’une formation des enseignants pensée comme un métier complet, il n’est pas rare de voir en Suisse tel(le) enseignant(e) de collège donner les cours de mathématiques et de sport, tel l’autre dispenser la biologie et le français, tout en assurant parfois des cours d’éducation musicale. Pas en raison d’une pénurie touchant soudain un établissement, mais simplement parce que les enseignants en question auront été formés à ces différentes disciplines et qu’ils détiennent simultanément la capacité et la volonté de les donner. Ce panachage est également pour eux une manière d’enrichir la relation qu’ils entretiennent avec leurs élèves, le chant n’étant pas vécu par les uns et les autres de la même manière qu’un cours de français ou de sciences, en raison d’objectifs et d’enjeux différents.
Des conditions sans commune mesure avec la France
Leur temps de travail ? 1930 heures annuelles pour un plein-temps (toutes activités confondues) qui, ramenées sur 52 semaines (soit une année théorique dépourvue de congés) conduiraient à une moyenne de 37 heures hebdomadaires. Les vacances scolaires réduisant ce nombre à 39 semaines, un certain nombre d’entre elles sont considérées comme travaillées pour les enseignants, sous peine de faire monter leur temps de travail effectif à 50 heures par semaine. Ces périodes de « vacances » sont soit des journées effectivement travaillées (formation continue, pré-rentrée) soit des compensations pour les heures supplémentaires effectuées (entretiens avec les parents, projets scolaires, semaines vertes, voyages de fin d’année, amélioration de la qualité des établissements, etc.).
« Les vacances scolaires servent aux membres du corps enseignant à récupérer, à compenser les heures supplémentaires effectuées pendant les semaines scolaires ». Site de la Direction de l’instruction publique du canton de Berne.
Une fois prises leurs 6 semaines de congés payés légaux, les enseignantes et enseignants suisses parviennent ainsi à un taux d’activité de 42 heures par semaine, égal à la durée légale du travail en Suisse. Les salaires sont en conséquence : de 4’700 à 11’000 francs suisses bruts mensuels (de 3’700 à 8’500 euros nets) au premier cycle primaire selon les cantons.
À l’école primaire et au collège, il n’est toutefois pas impossible d’enseigner temporairement sans « titre HEP », c’est-à-dire sans le diplôme validant les crédits de formation délivrés par les Hautes écoles pédagogiques suisses, nom que les anciennes « Écoles normales » doivent au processus de « tertiarisation » qui s’est également saisi de la formation professionnelle de ce côté de la frontière. Mais enseigner sans titre HEP, c’est accepter de voir son salaire réduit jusqu’à 30 % par rapport au collègue diplômé qui délivre le même nombre d’heures de cours.
Bien entendu, le titre ne s’obtient pas qu’en suivant les cours des professeurs en sciences de l’éducation et en didactique. Chaque étudiant effectue un ou plusieurs stages en alternance, non pas en ayant la responsabilité d’une classe (ce qui passerait pour totalement irresponsable) mais en lien étroit et sous la tutelle de l’enseignant-e titulaire qui le coache, l’accompagne, le conseille avant qu’un-e professeur de la HEP ne vienne l’observer, une ou plusieurs fois selon ses besoins, puis valider (ou pas !) son aptitude à enseigner.
Le regard d’un français agrégé
Formé à l’enseignement par et à la recherche à l’École normale supérieure, titulaire de l’agrégation de chimie obtenue dans les toutes premières places, j’ai été amené à me former à la pédagogie en autodidacte. Un comble puisqu’après avoir enseigné quelques mois après la proclamation des résultats du concours, mon « stage » était validé et j’étais nommé enseignant à vie. Pour ce faire, j’avais dû plancher à trois reprises sur des épreuves écrites marathon avant de présenter oralement et/ou expérimentalement deux thèmes de chimie et un de physique (travaillés durant l’année, tirés au sort le matin-même et préparés durant quatre heures avant l’épreuve) à des jurys dont nos formateurs nous précisaient que pour construire convenablement nos « leçons », il fallait en considérer les membres comme « totalement ignorants mais infiniment intelligents ». Le profil de l’élève moyen, chacun en conviendra.
Ainsi nos agrégés sont-ils formés comme des encyclopédies vivantes, mais sur des critères tout sauf pédagogiques : à moins que l’on accepte de nommer pédagogie la capacité à briller par ses connaissances et son éloquence devant un jury d’experts et à respecter un temps de 50 minutes précises pour traiter d’un thème donné, sans préoccupations pour les difficultés des élèves qui pourraient éventuellement nécessiter des détours pédagogiques. Cette sélection naturelle ne retient bien évidemment que les plus passionnés, aguerris et chevronnés ; ceux et celles qui étaient capables d’apprendre dans de telles conditions : plus dure sera la désillusion lorsqu’ils se rendront compte qu’ils n’ont justement pas appris à passionner leurs élèves autrement qu’au travers de la beauté de leur discipline, eux qui n’avaient jamais eu besoin qu’on leur y donne goût.
À ce stade de la réflexion, une précaution est nécessaire. Il n’est pas question ici de sous-entendre que les professeurs agrégés ne peuvent pas être de bons enseignants. Mais simplement que lorsqu’ils le sont, ils méritent doublement notre considération : pour avoir passé les redoutables épreuves de l’agrégation d’une part, et pour avoir découvert par eux-mêmes le sens profond de ce qu’est enseigner : donner envie d’apprendre, offrir les meilleures conditions possibles pour apprendre, faire apprendre. Et non pas déverser son savoir savant sur ses élèves comme on remplirait d’eau une série de cruches sans se soucier de savoir si l’on n’est pas en train de la verser à côté.
Penser la formation des enseignants
Avec beaucoup de volonté, il est possible d’apprendre la pédagogie en autodidacte, de s’instruire au contact d’enseignants chevronnés du primaire au supérieur, de médiateurs scientifiques et culturels œuvrant dans le précaire mais salutaire monde de l’éducation populaire. Il est des didacticiens qui savent faire comprendre que discourir sur sa discipline, même avec passion, est insuffisant pour faire apprendre, que chaque élève nécessite une attention particulière, que chaque classe s’aborde avec une diversification des outils didactiques, que la panacée éducative n’existe pas, que les élèves dignes de notre attention ne sont pas les « bons élèves » qui nous ressemblent mais les autres, ceux qui faute de se retrouver au centre de notre attention se voient affubler des qualificatifs de « mauvais », « paresseux », « j’m’en-foutistes ».
Ou encore qu’une copie ne devrait pas se corriger avec du rouge comme pour signaler les endroits où l’élève ferait finalement mieux de ne plus s’aventurer, mais avec du vert pour lui dire « Vas-y, c’est là que tu dois faire porter tes efforts pour avancer ! », voire avec un surligneur pour valoriser et mettre en évidence tout ce qui dans son travail est juste, original et innovant.
Et en Suisse comme ailleurs, les évolutions sont lentes car l’école est prise dans un double processus paradoxal de modernisation et de résistance aux effets de mode. Ce que nous transmettons à nos enfants revêt une importance sociétale telle que partout la question de l’éducation, à un niveau institutionnel ou gouvernemental, ne peut être que politique. Mais sur la base d’une structure de formation pédagogique tertiaire solide, de liens forts entre les différentes Hautes écoles pédagogiques mais également avec les établissements scolaires et les autorités cantonales, ce pays à su se donner les moyens de penser l’éducation lorsqu’en France on est encore trop souvent occupé à la panser.
Moralité…
S’il fallait tirer une leçon de cette histoire, peut-être serait-elle de ne pas oublier qu’un grand pays comme la France est peut-être susceptible d’apprendre de plus petits qu’elle, comme d’autres savent le faire : en 1995, au sein d’une délégation constituée par le prix Nobel de Physique Georges Charpak, nous nous rendions en Chine pour y rencontrer sa ministre de l’éducation qui souhaitait développer le programme La Main à la Pâte pour les 60 millions d’élèves de l’école primaire de ce pays. Deux ans plus tard, un site web miroir était construit en chinois et le programme se déployait dans tout le pays.
En France, des personnalités comme François Taddei, directeur du Centre de Recherches Interdisciplinaires (Paris), effectuent une veille permanente sur les innovations pédagogiques développées de par le monde. Saurons-nous nous-aussi regarder au-delà de nos frontières pour nous aider à résoudre nos contradictions ?
Disclosure
Richard-Emmanuel Eastes est membre-fondateur du groupe Traces, groupe de réflexion et d’action sur la science, sa communication et son rapport à la société. Il est également coach et consultant académique auprès de la société SEGALLIS (Suisse).
Répondre à cet article
Suivre les commentaires : |