« Si les outils de traduction font des miracles, pourquoi s’exercer à transposer des textes d’une langue à une autre ? », se demandent les étudiants. Loin d’être anodin, cet apprentissage permet de se sensibiliser réellement aux subtilités et au fonctionnement de la langue qu’on apprend.
« DeepL fait des miracles, pourquoi devrais-je alors apprendre à traduire ? », s’interroge un étudiant dans un cours de version.
Les cours de thème (traduire un texte du français vers la langue étudiée) et de version (traduire un texte d’une langue étudiée en français) occupent une place importante au sein de la formation universitaire française, en licence de langues jusque dans les épreuves des concours du second cycle.
Au lycée déjà, les élèves découvrent les subtilités inhérentes au fait de passer d’une langue à une autre et, dans le cadre des enseignements de langues et cultures de l’Antiquité, ils s’exercent régulièrement à la traduction.
Dans un contexte général où la traduction neuronale, alimentée par l’intelligence artificielle, rivalise de plus en plus avec la traduction humaine, l’intérêt de cet apprentissage peut susciter une remise en question.
Des objectifs de cours à clarifier
Sans aborder les débats historiques qui jalonnent l’évolution de la traduction en tant que pédagogie et de la traductologie en tant que discipline, on notera que de nombreuses recherches ont souligné le « statut étrange de la traduction à l’université, souvent fondé sur une mauvaise appréhension de son intérêt », selon les mots de l’universitaire Fayza El Qasem.
Bien que les enseignants établissent des objectifs pédagogiques précis aux cours de thème et de version, de nombreux étudiants peinent encore à en percevoir les finalités. Il n’échappe à personne que la phrase « Attention, n’utilisez surtout pas de traducteur automatique ! » a longtemps fait partie des consignes transmises aux étudiants, sous prétexte que la qualité de la traduction y est déplorable. Seuls les dictionnaires étaient autorisés.
Aujourd’hui, les enseignants des cours de thème et de version peuvent-ils encore éviter les traducteurs automatiques malgré leur amélioration évidente ?
On rappellera que les compétences visées dans les cours de thème et de version vont de la compréhension d’un texte et du fonctionnement des langues à travers les analyses linguistiques (grammaire, vocabulaire, procédés de traduction) jusqu’à la traduction d’un paragraphe, comme moyen d’évaluation des acquis en langues. L’extrait à traduire est généralement issu du registre littéraire ou journalistique et ne s’ouvre que rarement à la traduction dite pragmatique (textes quotidiens, professionnels).
Au cours des dernières années, les critiques n’ont pas manqué. Des études récentes ont insisté sur l’intérêt croissant d’intégrer des outils technologiques dans l’enseignement de la traduction.
Au-delà de la traduction, comprendre et analyser les subtilités linguistiques
Les cours de thème et de version constituent cependant de véritables laboratoires linguistiques. On y pratique l’analyse approfondie d’un texte source en invitant les apprenants à décortiquer les structures linguistiques et extralinguistiques que les logiciels de traduction peinent encore à saisir. En thème ou en version, il ne s’agit pas simplement de traduire des segments isolés, mais d’en saisir le sens global, de repérer les figures de style ou encore, la tonalité, etc.
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Chaque niveau d’analyse permet une traduction « acceptable », certes, mais favorise surtout une manipulation fine de la langue, transposable à d’autres contextes. Tel est le cas de la traduction des ambiguïtés syntaxiques ou des jeux de mots, de l’humour ou encore des néologismes.
Les travaux de la linguiste Natalie Kübler et de ses collègues en langue de spécialité montrent davantage « les limites de ces systèmes de [traduction automatique][…] notamment dans le traitement des syntagmes nominaux complexes, aussi bien au niveau du syntagme lui-même (variations possibles dans la juxtaposition des constituants, identification des constituants coordonnés…) comme au niveau du texte (instabilité des choix de traduction, identification adéquate du domaine de spécialité…) ».
La traduction automatique, aussi performante qu’elle soit, reste cependant imparfaite malgré ses progrès. Si elle se montre efficace lors de traductions simples et littérales, elle peine souvent à capter les nuances contextuelles essentielles. C’est ainsi que la traduction d’expressions idiomatiques (par exemple « les carottes sont cuites », « les dindons de la farce »), des modes d’emploi ou de certaines publicités, produit parfois des rendus éloignés du sens original, jusqu’à produire de faux sens.
Les cours de thème et de version peuvent être l’occasion de sensibiliser et d’accompagner les étudiants vers une utilisation raisonnée de la traduction automatique. Il s’agit aussi d’un espace pour s’entraîner à repérer et à corriger les écueils précédemment cités, tout en renforçant la compréhension des systèmes linguistiques des langues étudiées. À long terme, cette capacité d’analyse revêt une importance fondamentale dans leur futur contexte professionnel. Communicants, journalistes, traducteurs ou enseignants de langues, ces étudiants seront souvent amenés à naviguer entre diverses sources d’information, parfois entachées de deepfakes pour justifier les échecs éventuels que les traducteurs automatiques génèrent.
Renforcer la compréhension interculturelle
Outre le renforcement des éléments linguistiques que permettent d’étayer les cours de thème et de version, la prise en compte des spécificités culturelles constitue un élément d’apprentissage à part entière, notamment parce que la traduction est, entre autres, un moyen de médiation entre deux cultures.
D’ailleurs lorsque le traductologue canadien Jean Delisle parle de la dimension culturelle de la traduction, il recourt à la métaphore de l’« hydre à cent-mille têtes » pour en souligner la nature multiple et dynamique.
La capacité à détecter et à comprendre les différences culturelles aide ainsi à prévenir les malentendus qui peuvent si facilement surgir en langue étrangère et qui sont parfois déjà présents dans la langue source. L’extrait humoristique de Juste Leblanc avec les confusions entre l’adverbe « juste » et le prénom « Juste », dans le film Le Dîner de cons, l’illustre.
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Finalement, en nous éloignant du caractère parfois artificiel des pratiques adoptées dans l’enseignement du thème et de la version et en tenant en compte de l’évolution socio-économique de la société jointe à l’utilisation de l’intelligence artificielle, ces cours pourraient (re)gagner l’intérêt initial du parcours d’apprentissage des langues. Actualisés, ils seraient à même d’offrir aux étudiants une compréhension plus claire des exigences des métiers liés aux langues, métiers qui requièrent aujourd’hui des compétences humaines spécifiques, complémentaires mais distinctes de celles des machines.
La question qui se pose aujourd’hui n’est plus « Pourquoi enseigner le thème et la version à l’heure de l’IA ? », mais plutôt « Comment ? » « Laisser exister la relation avec les systèmes d’IA, là où partout on ne parle souvent que de leurs usages, c’est aussi laisser place à la dimension indéterminée de leur intelligence inhumaine, comme on peut le lire dans l’ouvrage d’Apolline Guillot, Miguel Benasayag et Gilles Dowek intitulé L’IA est-elle une chance ?
Anissa Hamza-Jamann ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
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