Comment refaire société ? Entretien de Cynthia Fleury "Sous le soleil de Platon"
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Description La philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury nous aide à repenser/repanser la société, à partir de ses réflexions au croisement de la morale et de la politique : et si prendre soin de la dignité, au singulier et au pluriel, était la réponse au découragement et au ressentiment ?
L'édito de Charles Pépin : "J’aimerais vous raconter l’histoire d’un homme qui met son bulletin dans l’urne. Quelle est la force qui met son bras en mouvement ? Quelle est la force qui en lui a pris le pouvoir et a emporté la décision ? D’ailleurs, est-ce vraiment une « décision » ? Est-ce qu’il sait vraiment ce qu’il fait ? Difficile de répondre mais une chose est sûre : il est en colère. Et il a envie que quelque chose change dans ce pays. Une autre chose est sûre : ils sont nombreux à parler de sa colère en des termes peu élogieux. Ils sont commentateurs, journalistes, politologues, intellectuels… et quand ils parlent de sa colère, ils y voient une passion triste qui dérègle sa raison, quelque chose qui monte du ventre et passe dans le bras, dans la main, jusque dans ses doigts qui saisissent le bulletin. Il leur arrive même de dire que ce n’est plus de la colère, mais une colère qui s’est installée, qui a déteint jusqu’à devenir la note dominante de son rapport au monde : il leur arrive même de dire que ce n’est plus de la colère, mais ce qu’il reste de la colère lorsque sa lumière s’en est allée - du ressentiment. Alors, cet homme qui vote… Est-il ce que Nietzsche appelait un homme du ressentiment ? N’utilise-t-il son bulletin de vote que pour se venger de la vie ?
Mais n’y a-t-il pas dans cette lecture - nietzschéenne ou même tocquevilienne - quelque chose comme un mépris de classe ? Peut-être qu’il sait très bien ce qu’il fait, en votant comme il vote ! Qu’il défend son intérêt et ses idées avec autant de raison que de passion. Que sa colère arme clairement le bras de son combat. Qu’il ne cherche pas la vengeance mais la justice. Mais comment savoir ? Comment savoir de quoi sont faites nos vies démocratiques ? De passion, de raison ? Comment les deux se mélangent-elles dans nos manières de voir, de voter, de discuter, de vivre ensemble ?
Pour en parler ce matin, j’ai la joie de recevoir une philosophe qui est aussi – ça tombe bien – psychanalyste. Elle a écrit sur les pathologies de la démocratie, sur le ressentiment, sur le courage et sur la dignité, sur ce qui ne peut être volé et sur ce que c’est que de prendre soin.
Cynthia Fleury est avec nous ce matin sous le soleil de Platon et avec elle, nous allons essayer de répondre à cette difficile question : le ressentiment est-il la principale passion politique ? Notre démocratie ne souffre-t-elle pas aussi d’autre chose ? De trop d’individualisme ? De pas assez d’imagination ? Mais notre démocratie est-elle vraiment si malade que cela ?"
À écouter : Cynthia Fleury
L'humeur vagabonde
56 min
L’ère de l’histrionisme
Dans son précédent livre, Les Pathologies de la démocratie, Cynthia Fleury faisait la cartographie des principes qui se transformaient en passion, puis en pathologie en suivant une intuition de Tocqueville : « Hélas, en démocratie, les principes deviennent des passions quasi structurellement. » La philosophe en avait listé quelques-unes, comme l’histrionisme : « On a aujourd’hui de grandes figures d'histrion comme Trump avec sa façon de capter l’attention pour en faire une certaine forme de profit. »
La démocratie butte sur l’individu
Dans Ci-gît l'amer, la philosophe poursuivait sa référence à Tocqueville : si la démocratie est un progrès historique, elle peut être une régression du point de vue de l'individu qui aurait du mal à comprendre, par exemple, l'égalité et n’y voir qu’un égalitarisme. Ce qui nourrirait une sorte de passion un peu mesquine, l'envie… Cynthia Fleury situe cette question : « On retrouve dans la philosophie politique deux traditions : celle qui nous voit constitués par les passions, et la raison serait le fruit de ces passions. L’autre versant pense que la politique est l’enfant de la raison. D’une certaine manière, les psychologues et les neuro-scientifiques ont validé qu'on ne pouvait absolument pas séparer les émotions de la raison. Et tout le schéma émotionnel nous aide à produire des décisions... »
Le ressentiment
Le ressentiment de mépris de classe serait « vrai » s’il était la traduction politique directe des souffrances et des injustices sociales. « Or, on peut avoir du ressentiment alors qu'on n'a pas trop souffert. Souvent, cette souffrance se surajoute à l'injustice sociale, etc. Mais elle peut être totalement décorrélée. Le ressentiment est une construction mentale, psychique et une aliénation, c'est un problème en soi, une passion triste qui enserre, cadenasse le sujet et le prive fondamentalement de sa puissance d'agir. »
Le danger : la haine
Pour Cynthia Fleury, le ressentiment conduit à deux mouvements : « Un mouvement de haine tourné vers l'extérieur avec la désignation fictive de l'ennemi qui peut conduire à la guerre. L’autre pousse à constituer un ennemi intérieur : c'est le bouc-émissaire, le double national pour ressouder la nation avec un ennemi « pas trop dangereux » qu'on arrive à détester, mais sans en payer le prix. »
Le vote, ce moment d’intelligence
« Dans De quoi Sarkozy est-il le nom ? Alain Badiou définissait le vote comme un grand moment d'une inintelligence dans le sens où aucun candidat n'obtient l'absolu de votre adhésion. La réalité du vote radical est par elle-même exclusive, assez bête et a l'effet de provoquer quelque chose. D’autant plus dans notre système français, avec les scrutins majoritaires, voter est fait pour provoquer un mouvement. Donc on pourrait tout à fait considérer que, rationnellement, l'on utilise le vote pour produire une bascule. »
L'édito de Charles Pépin : "J’aimerais vous raconter l’histoire d’un homme qui met son bulletin dans l’urne. Quelle est la force qui met son bras en mouvement ? Quelle est la force qui en lui a pris le pouvoir et a emporté la décision ? D’ailleurs, est-ce vraiment une « décision » ? Est-ce qu’il sait vraiment ce qu’il fait ? Difficile de répondre mais une chose est sûre : il est en colère. Et il a envie que quelque chose change dans ce pays. Une autre chose est sûre : ils sont nombreux à parler de sa colère en des termes peu élogieux. Ils sont commentateurs, journalistes, politologues, intellectuels… et quand ils parlent de sa colère, ils y voient une passion triste qui dérègle sa raison, quelque chose qui monte du ventre et passe dans le bras, dans la main, jusque dans ses doigts qui saisissent le bulletin. Il leur arrive même de dire que ce n’est plus de la colère, mais une colère qui s’est installée, qui a déteint jusqu’à devenir la note dominante de son rapport au monde : il leur arrive même de dire que ce n’est plus de la colère, mais ce qu’il reste de la colère lorsque sa lumière s’en est allée - du ressentiment. Alors, cet homme qui vote… Est-il ce que Nietzsche appelait un homme du ressentiment ? N’utilise-t-il son bulletin de vote que pour se venger de la vie ?
Mais n’y a-t-il pas dans cette lecture - nietzschéenne ou même tocquevilienne - quelque chose comme un mépris de classe ? Peut-être qu’il sait très bien ce qu’il fait, en votant comme il vote ! Qu’il défend son intérêt et ses idées avec autant de raison que de passion. Que sa colère arme clairement le bras de son combat. Qu’il ne cherche pas la vengeance mais la justice. Mais comment savoir ? Comment savoir de quoi sont faites nos vies démocratiques ? De passion, de raison ? Comment les deux se mélangent-elles dans nos manières de voir, de voter, de discuter, de vivre ensemble ?
Pour en parler ce matin, j’ai la joie de recevoir une philosophe qui est aussi – ça tombe bien – psychanalyste. Elle a écrit sur les pathologies de la démocratie, sur le ressentiment, sur le courage et sur la dignité, sur ce qui ne peut être volé et sur ce que c’est que de prendre soin.
Cynthia Fleury est avec nous ce matin sous le soleil de Platon et avec elle, nous allons essayer de répondre à cette difficile question : le ressentiment est-il la principale passion politique ? Notre démocratie ne souffre-t-elle pas aussi d’autre chose ? De trop d’individualisme ? De pas assez d’imagination ? Mais notre démocratie est-elle vraiment si malade que cela ?"
À écouter : Cynthia Fleury
L'humeur vagabonde
56 min
L’ère de l’histrionisme
Dans son précédent livre, Les Pathologies de la démocratie, Cynthia Fleury faisait la cartographie des principes qui se transformaient en passion, puis en pathologie en suivant une intuition de Tocqueville : « Hélas, en démocratie, les principes deviennent des passions quasi structurellement. » La philosophe en avait listé quelques-unes, comme l’histrionisme : « On a aujourd’hui de grandes figures d'histrion comme Trump avec sa façon de capter l’attention pour en faire une certaine forme de profit. »
La démocratie butte sur l’individu
Dans Ci-gît l'amer, la philosophe poursuivait sa référence à Tocqueville : si la démocratie est un progrès historique, elle peut être une régression du point de vue de l'individu qui aurait du mal à comprendre, par exemple, l'égalité et n’y voir qu’un égalitarisme. Ce qui nourrirait une sorte de passion un peu mesquine, l'envie… Cynthia Fleury situe cette question : « On retrouve dans la philosophie politique deux traditions : celle qui nous voit constitués par les passions, et la raison serait le fruit de ces passions. L’autre versant pense que la politique est l’enfant de la raison. D’une certaine manière, les psychologues et les neuro-scientifiques ont validé qu'on ne pouvait absolument pas séparer les émotions de la raison. Et tout le schéma émotionnel nous aide à produire des décisions... »
Le ressentiment
Le ressentiment de mépris de classe serait « vrai » s’il était la traduction politique directe des souffrances et des injustices sociales. « Or, on peut avoir du ressentiment alors qu'on n'a pas trop souffert. Souvent, cette souffrance se surajoute à l'injustice sociale, etc. Mais elle peut être totalement décorrélée. Le ressentiment est une construction mentale, psychique et une aliénation, c'est un problème en soi, une passion triste qui enserre, cadenasse le sujet et le prive fondamentalement de sa puissance d'agir. »
Le danger : la haine
Pour Cynthia Fleury, le ressentiment conduit à deux mouvements : « Un mouvement de haine tourné vers l'extérieur avec la désignation fictive de l'ennemi qui peut conduire à la guerre. L’autre pousse à constituer un ennemi intérieur : c'est le bouc-émissaire, le double national pour ressouder la nation avec un ennemi « pas trop dangereux » qu'on arrive à détester, mais sans en payer le prix. »
Le vote, ce moment d’intelligence
« Dans De quoi Sarkozy est-il le nom ? Alain Badiou définissait le vote comme un grand moment d'une inintelligence dans le sens où aucun candidat n'obtient l'absolu de votre adhésion. La réalité du vote radical est par elle-même exclusive, assez bête et a l'effet de provoquer quelque chose. D’autant plus dans notre système français, avec les scrutins majoritaires, voter est fait pour provoquer un mouvement. Donc on pourrait tout à fait considérer que, rationnellement, l'on utilise le vote pour produire une bascule. »
Auteur Julie Chabaud (pour la fiche)
Points de la charte concernés
- La vue
- Le climat de soin
- La vie furtive
- L'homéostasie
- Enquêter, humanités démocratiques
- Le compagnonnage / Faire institution
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