Un articlede Léo Coutellec et Kévin Jean repris de la revue Natures Sciences Sociétés et publié sous licence CC by
Tributaires d’un système de recherche dans lequel ils se reconnaissent de moins en moins, des scientifiques font de plus en plus régulièrement leurs apparitions là où on ne les attend pas. Certains proposent une formation aux enjeux du climat et de la biodiversité à de nouveaux élus, d’autres redéfinissent leurs pratiques de recherche pour les rendre compatibles avec les limites planétaires, d’autres encore s’enchaînent à des infrastructures fossiles pour dénoncer l’inaction des gouvernements. Ce regain d’engagements des scientifiques face aux crises environnementales, qui fait écho à des précédents dans l’histoire des sciences, nous oblige à questionner notre représentation des sciences et le cadre même de la pratique scientifique. Face au productivisme scientifique et à son monde, où l’insoutenable revendication d’une neutralité des projets de recherche se conjugue avec une forme de « McDonaldisation » des styles de vie académique1, la prise en compte sérieuse des enjeux écologiques devient une nécessité à la fois éthique et politique. Autrement dit, si deux récents rapports de comités d’éthique d’organismes de recherche en appellent à une réflexion collective sur l’impact écologique de la recherche scientifique2, enrichissant à juste titre la portée de l’éthique de la recherche, il nous semble tout aussi important d’inscrire une telle réflexion éthique, et les actions concrètes qui doivent l’accompagner, au sein d’une philosophie politique des sciences impliquées.
Face au productivisme scientifique
Peut-être plus que n’importe quelle autre communauté professionnelle, les scientifiques sont conscients, car témoins privilégiés, des désastres environnementaux en cours, et appellent dans leur majorité à des changements drastiques dans la façon de faire la science, mais également dans l’organisation de nos sociétés3. Or, à l’inverse de cette tendance, le système de recherche dans lequel ils évoluent ne fait que prolonger, voire accentuer, les dynamiques de destruction de la planète : l’économie de la connaissance veut faire de la science un moteur de la compétitivité et de la croissance économique, de larges pans des recherches dites appliquées ne font qu’accroître un productivisme destructeur auquel fait d’ailleurs écho le productivisme dans le champ de la recherche lui-même (course à la publication, aux financements…). Il semble que ces contradictions de plus en plus criantes, accompagnées d’un mal-être grandissant lorsque les injonctions deviennent contradictoires (ex. : peut-on vraiment promouvoir l’excellence et la frugalité en même temps ?), soient l’une des causes du regain de mobilisation des communautés scientifiques, inscrivant désormais la question de leur implication au cœur des débats.
Émergence et pluralité des mouvements de sciences impliquées
L’intensité de la crise écologique et les alertes répétées du Giec ont imposé au sein des communautés académiques le débat sur l’insoutenabilité du productivisme scientifique et technique. Mobilisant deux registres d’action bien différents, les créations du collectif Labos 1point54 et du mouvement Scientifiques en rébellion5, au tournant de l’année 2020, illustrent cette prise de conscience. Au-delà de ces deux registres, les scientifiques participent désormais d’une multitude d’initiatives : de formations « hors les murs » proposées à l’initiative de scientifiques à des publics ciblés (journalistes, politiques6) à la mesure de l’empreinte carbone des laboratoires de recherche selon la méthode proposée par Labos 1point5, de réflexions critiques sur le rôle des institutions scientifiques dans les bouleversements écologiques en cours7 à la proposition d’alternatives citoyennes dans la définition des orientations de la recherche8, des appels à la bifurcation9 au recours à des modes d’actions tenant de la désobéissance civile comme le propose Scientifiques en rébellion. Ces collectifs, aux frontières très perméables, s’articulent et se complètent, ajustent leurs positions et tactiques, pour constituer un mouvement pluriel mais uni de scientifiques engagés pour le maintien des conditions d’habitabilité de la planète. Un mouvement qui forme aujourd’hui la partie visible de la science impliquée.
Implications déontologique, éthique, pragmatique de l’engagement scientifique
L’émergence de ces collectifs, aux modes d’action variés qui tranchent parfois avec l’image attendue de la fameuse neutralité scientifique, ne va pas sans poser des questions d’ordres déontologique et éthique, comme l’a souligné un autre récent rapport du comité d’éthique du CNRS (Comets) sur l’engagement scientifique10. C’est la figure sociale du scientifique engagé qui est questionnée au regard des normes déontologiques, des principes éthiques, mais aussi au regard de travaux empiriques. À cet égard, il nous semble nécessaire de sortir cette figure sociale du scientifique engagé du piège positiviste qui l’enferme au sein de contradictions apparemment indépassables : une science fiable serait d’abord une science neutre, un bon scientifique serait d’abord un scientifique froid. Les différents types d’engagements que nous observons se traduisent parfois par des prises de position critiques envers certaines pratiques ou certains champs de recherche. De ce fait, ils tranchent avec une forme de discours considérant la recherche comme un tout nécessairement utile au progrès humain et à la soutenabilité du vivant, et qui, dès lors, serait exempte de toute remise en question. C’est pourquoi, pour que ces scientifiques en rébellion, ces scientifiques lanceurs d’alerte, ces scientifiques impliqués ne soient plus considérés comme seulement hors cadre, voire hors jeu, il nous faut aussi repenser, en même temps que s’expérimentent de nouvelles façons de faire science, le cadre de représentation dans lequel celle-ci évolue. De fait, les mouvements scientifiques engagés dont il est question ici sont bel et bien parvenus à impulser de nouvelles dynamiques au sein des institutions scientifiques : plusieurs EPST (CNRS, Inserm, IRD, INRAE…) recommandent aujourd’hui à leurs unités de réaliser leur bilan carbone à partir de l’outil développé par Labos 1point5 ; certains journaux scientifiques prestigieux en viennent à soutenir les mouvements de désobéissance civile pour le climat11 et les trois derniers avis du Comets ont été largement motivés par les réflexions ou prises de position de ces mouvements12.
Repenser notre représentation des sciences : pour un autre récit scientifique
C’est à partir de l’émergence de ce mouvement au sein de la communauté scientifique que nous pouvons construire une philosophie politique des sciences impliquées capable d’accueillir et d’accompagner les déplacements éthiques et politiques nécessaires. Pour alimenter les réflexions en cours, nous pensons utile de se doter d’un cadre, celui de la science impliquée, nom de la science contemporaine lorsque celle-ci accueille les aspirations démocratiques qui la traversent de part en part. Un cadre conceptuel qui pourrait s’articuler autour de quatre notions classiques mais en les transformant et en les reliant : les notions de science ouverte (partageable, accessible, non marchande), de science plurielle (diverse, hétérogène, conflictuelle), de science fiable (intègre, robuste et pertinente) et de science responsable (attentive aux contextes et aux conséquences). Inscrire la nécessité d’une bifurcation écologique de la recherche scientifique dans un tel cadre, c’est se donner les moyens de ne pas seulement ajouter une nouvelle mission aux travailleurs de la science mais d’encastrer leur travail dans une nouvelle vision, un nouveau récit scientifique.
Car le pari sous-jacent à cette philosophie politique des sciences impliquées est bien de construire ce nouveau récit scientifique contre la vision d’une science positiviste, dominatrice et indifférente à la catastrophe sociale et écologique en cours. C’est finalement faire un usage de la science non plus comme l’arme d’une domination ou d’une destruction mais comme l’outil d’une émancipation collective.
Notes
1 Salo P., Heikkinen H.T.L, 2010. Slow science : an alternative to macdonaldization of the academic lifestyle, Tieteessä tapahtuu, 28, 6, 28-31.
2 Comité d’éthique du CNRS, 2022. Intégrer les enjeux environnementaux à la conduite de la recherche − Une responsabilité éthique. Avis no 2022-43 ; Comité Éthique en commun INRAE-Cirad-Ifremer-IRD, 2023. Quels droits et devoirs pour les scientifiques et leurs institutions face à l’urgence environnementale ? Avis no 15.
3 Blanchard M., et al., 2022. Concerned yet polluting : a survey on French research personnel and climate change, PLOS Climate.
4 Collectif Labos 1point5, 2019. Face à l’urgence climatique, les scientifiques doivent réduire leur impact sur l’environnement, Le Monde, 19 mars.
5 Collectif, 2020. L’appel de 1 000 scientifiques : « Face à la crise écologique, la rébellion est nécessaire », Le Monde, 20 février.
6 Cassou C., Masson-Delmotte V., Orphelin M., 2022. Former les députés aux enjeux du climat et de la biodiversité, une première mondiale, Le Journal du dimanche, 18 juin.
7 Ateliers d’écologie politique francilien, de Toulouse et de Dijon, 2020. La recherche publique ne doit plus servir à détruire la planète, Le Monde, 11 mars.
8 Par ex., Horizon Terre, 2022. Tou · te · s ensemble pour une recherche responsable et engagée, https://horizon-terre.org/.
9 Par ex., Simon-Rainaud M., 2022. AgroParisTech, ENS, Centrale Nantes… Ces étudiants de grandes écoles qui appellent à bifurquer, Les Échos, 13 mai.
10 Comets, 2023. Entre liberté et responsabilité : l’engagement public des chercheurs et chercheuses. Avis no 2023-44.
11 The Lancet Planetary Health editorial team, 2022. Walking the talk ?, Lancet Planetary Health, 6, 5, e380.
12 En plus des deux avis cités plus haut, voir Comité d’éthique du CNRS, 2023. Les campagnes d’opportunité : des partenariats éthiques pour la recherche scientifique ?, Paris, CNRS.
© L. Coutellec et K. Jean, Hosted by EDP Sciences, 2024
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