La pédagogie est un état d’esprit !
La France ne brille guère par son enseignement ! Les signaux rouges clignotent : dégringolade dans tous les classements européens des élèves, du primaire au lycée ; à l’université, plus de 40 % des étudiants échouent et sortent sans aucun diplôme. « Une catastrophe qu’il va falloir gérer », se lamentait récemment le généticien Axel Kahn, ex-président d’université, sur les ondes d’une grande radio. Dans un déferlement d’incompétence et d’obstination aveugle, la pédagogie française contemporaine a cumulé des erreurs historiques – mathématiques modernes, lecture globale, réduction massive des heures de français dans les programmes, rejet de la sélection, objectif (artificiellement atteint) du baccalauréat et de l’université pour tous, mépris des filières d’apprentissage – dont on n’a pas fini de payer les retombées délétères sur la formation de la jeunesse !
Seules les grandes écoles semblent épargnées par ce déclassement vertigineux, profitant toujours des concours d’entrée qui distillent la "crème" des étudiants et protègent des plus grands désordres : sélection par tirage au sort, amphithéâtres bondés, mauvaise orientation, niveau scolaire insuffisant, démotivation… Pour autant, l’enseignement y prospère-t-il ? Assurément non, paradoxalement ! Car des conversations de couloir aux réunions officielles, l’oreille tendue, l’on découvrira que le plus sérieux problème auquel les établissements se heurtent (nous pensons ici, notamment, aux écoles de gestion), est purement, strictement, viscéralement pédagogique et se polarise sur cette lancinante interrogation : comment faire pour que les étudiants travaillent plus et mieux qu’ils ne le font ? Comment, en somme, endiguer ce que l’on pourrait avouer être un gaspillage de leurs potentialités ?
La question n’est pas nouvelle et tient sa place depuis longtemps dans le carrousel des préoccupations chroniques des écoles, même des grandes qui trient sur le volet, avec grand soin, leurs recrues. "Être un étudiant à haut potentiel" n’assure pas "être un bon étudiant", tendu vers l’excellence et l’approfondissement des connaissances. Il n’existe pas entre ces deux états, le latent et le réel, de relation naturelle, directe, qui pousserait à coup sûr les apprenants sur la voie de la performance. Devenir "bon étudiant" n’est pas inné et il revient aux écoles de compenser cette faiblesse intrinsèque. Il est du reste connu qu’elles le peuvent : des "effets-écoles", des "effets-maîtres", bénéfiques aux apprentissages, ont été identifiés [1]. Mais c’est précisément ce que, dans leur grande majorité, elles oublient ou ignorent et pourquoi, par-delà les bonnes volontés et les efforts déployés, elles échouent presque toujours à obtenir des étudiants un meilleur travail.
Le mal est profond, nous le pensons. Car à sa source, bien plus qu’un habile tour de main pédagogique que quelques conseils combleraient assez vite, il manque aux écoles cette qualité déterminante pour réussir, que nous appelons, d’un mot, l’esprit pédagogique. Avoir l’esprit pédagogique veut dire, pour les acteurs d’une institution scolaire (administrateurs ou enseignants) être dotés d’un ensemble de dispositions psychologiques ou d’intentions d’actions favorisant l’exercice de la pédagogie. C’est cet ensemble, en quelque sorte, de pré-requis de la pédagogie, que nous voulons à présent décrire au travers d’une énumération qui ne se voudra ni exhaustive, ni guidée par une hiérarchie quelconque.
1. Avoir la volonté absolue de réussir l’enseignement
Enseigner, qui signifie conduire l’apprenant à un niveau de connaissance supérieur, suppose qu’on le veuille radicalement, par une volonté sans borne ! Un exemple de détermination indissoluble nous vient de l’étranger. Un jour, l’ambassadrice d’Autriche en France, interrogée sur la qualité du système éducatif autrichien, confiait que dans son pays l’échec scolaire d’un seul enfant était vécu comme une défaite de la société toute entière, d’où la recherche de l’excellence dans toutes les filières d’enseignement : scolaires, universitaires et professionnelles. La formation relève donc presque, là-bas, d’un contrat civique. Moralité à mille lieux de la nôtre, à l’évidence, nous qui tolérons sans sourciller que des milliers de jeunes quittent chaque année l’école sans la moindre qualification.
Enseigner suppose bien une volonté de réussir que nous ne trouvons pas, ou si rarement, dans nos écoles, qui ne vivent pas comme une exigence éthique [2] l’efficacité des formations. Une seule illustration pour incarner ceci : il est courant, dans les grandes écoles, d’entendre dire que les étudiants de première année ne "font pas grand-chose" et de s’en accommoder au motif que ces derniers sortiraient de deux années épuisantes de "classes prépa", justifiant bien un peu de récréation. Du point de vue de l’enseignement, ce repli pédagogique devrait être considéré comme extrêmement choquant pour deux bonnes raisons au moins : la brièveté du cycle des études d’une part et, d’autre part, l’immense pouvoir d’apprendre des étudiants à cet âge de la vie. Or, il n’en est rien : la pédagogie laisse faire ce qui, sous d’autres cieux, serait vigoureusement combattu afin de convertir un temps inutilement perdu pour l’étudiant en un temps précieux de dépassement de soi.
2. Retrouver le goût des débats d’idées et un véritable sens critique
Selon Marc Bonnant, avocat et célèbre orateur suisse, toute conversation est une « violence », un « exercice de cruauté ». Il ne peut y avoir de discussion possible sans un certain « goût de l’affrontement », l’envie de « retourner l’autre, son âme, […] de lui arracher une conviction pour la modeler selon son désir » [3]. Or, c’est précisément ce que notre ère moderne nous a fait perdre : l’art de la disputation tel qu’envisagé au Moyen Âge, c’est-à-dire la capacité de s’affronter avec passion sur le terrain des idées sans pour autant s’en sentir meurtri ou coupable. Aujourd’hui, peut-on « oser contredire son chef, souligner l’inefficacité d’une réunion, […] proposer des idées différentes ? » [4], se demande A. Muir-Poulle, professeur de management qui milite pour l’impertinence constructive, sorte de version contemporaine de l’art de la disputation.
Au travail, l’impertinent constructif est celui qui utilise « sa colère, l’envie de dire et de provoquer des choses » pour « créer les conditions d’une confrontation pacifiée et constructive », afin de « trouver des solutions originales aux problèmes posés » [5]. Figure sans doute indispensable à la pédagogie qui, comme art imparfait devant sans cesse se perfectionner [6], réclame un goût échevelé pour la critique et l’enseignement expérimental. Ainsi, face à une école impuissante à contrer le dilettantisme scolaire des étudiants, il apparaît plus que nécessaire de déflétrir nos intelligences par la réhabilitation d’un art de la disputation réveillant notre puissance de réflexion, de créativité et d’audace, car de là seul pourra naître toute « la richesse des possibles » [7] lui permettant de quitter l’ornière où elle se trouve.
3. Avoir une vision diachronique de l’enseignement
Le passé exerce une profonde influence sur notre présent, qui porte en lui des origines souvent très lointaines. C’est particulièrement avéré dans l’univers de l’éducation [8] où, entre autres, les grandes écoles de gestion apportent l’exemple de l’étonnante continuité avec laquelle certains phénomènes sociaux peuvent se maintenir dans le temps. Vers la fin des années 1950, en effet, s’y est instauré un type d’enseignement caractérisé par d’assez faibles exigences vis-à-vis du travail scolaire des étudiants, et dont les contours dominants, telle une série de traits héréditaires, se sont perpétués jusqu’à nos jours [9].
Au sein de ces entités, le long temps de l’histoire a fixé la constante d’une cohabitation entre une formation académique visant l’idéal d’un être cultivé, entraîné à réfléchir, et une formation pratique orientée vers le développement d’un agent actif, doué de solides qualités psycho-relationnelles et préparé aux réalités de l’entreprise. Et ce dans un but précis, voulu par les directions d’écoles : séduire simultanément le monde universitaire et le monde de l’entreprise. Une quête à double tranchant puisqu’en apportant succès et rentabilité aux écoles, elle faisait aussi jaillir un profond malaise au sein du corps professoral par l’alliance de deux pédagogies en constant affrontement : la pratique chère aux entreprises, opposée à la théorie chère aux enseignants, chacune tendant à délaisser l’autre.
Comme l’écrit Y.-M. Abraham, « […] c’est dans le cadre des stratégies mises en œuvre pour concilier deux exigences contraires que le phénomène de désinvestissement scolaire peut commencer à être compris » [10]. Ainsi, c’est en prenant avant tout conscience de cette histoire sourde, refoulée, que professeurs et directions d’écoles pourront ouvrir le chantier complexe d’un rééquilibrage pédagogique revalorisant le travail académique.
4. Développer une intelligence concrète et scientifique
Marc Bonnant, pour bien connaître la France et l’aimer, la critique à la fois vertement et amicalement pour son inaptitude à regarder les réalités en face et accorder ses actes à la parole. Nous sommes le pays, dit-il, des mots qui chantent et qui enchantent, contrairement à ses compatriotes suisses dont « le génie est plutôt celui d’une intelligence concrète, technique, pragmatique, scientifique » [11]. Ce sont là toutes les vertus qui conviennent à la pédagogie et dont nous manquons tellement pour faire de nous de bons pédagogues. A contrario, nos voisins helvètes portent en eux ce souci enraciné du réel et de l’efficacité qui explique, en grande partie, le succès de leur enseignement.
Depuis E. Kant, nous savons que la pédagogie n’est pas une science mais un art devant être éclairée par elle [12]. Pourtant faut-il encore, même de nos jours, faire l’effort de s’en souvenir ! Car à trop souvent en escamoter l’essence, à savoir un certain sens du concret et de l’utile, allié à une confiance dans les acquis de la science, nous nous égarons dans un exercice inconsistant de la classe où prédomine trop souvent l’ignorance des faits d’apprentissage. Un simple exemple : la chronobiologie nous enseigne depuis longtemps que l’écoute active d’une leçon entraîne une baisse significative de l’attention, au bout de trois quarts d’heure ; et bien dans quelle école veille-t-on à instaurer, pour répondre aux préconisations scientifiques, des cours ponctués de pauses toutes les cinquante minutes, permettant aux élèves de régénérer leurs capacités attentionnelles ?
Connaître l’homme scientifiquement et régler avec minutie l’ensemble des invariants de l’éducation – l’exigence, l’effort, la discipline, les relations sociales, l’évaluation, la gratification, la punition –, telle devrait être la quintessence d’une pédagogie bien ordonnée !
5. Dresser des projets ambitieux et au long court
Ce qui est remarquable dans les pays où l’enseignement a une valeur reconnue dans le monde entier, c’est leur capacité à mener des projets ambitieux et de long terme. Ils connaissent les vertus de la patience et du temps pour réussir de grandes choses. Ainsi en est-il de la Finlande qui, en 1950, décide d’unifier son système d’enseignement pour en finir avec un traitement inégal du monde rural et du monde citadin : ce sera 18 ans de consultations et d’expérimentations avant l’adoption, en 1968, d’une loi consacrant l’école unique [13]. De même la méthode d’enseignement des mathématiques de Singapour, dont la réputation est planétaire : quinze années auront été nécessaires à sa mise au point [14].
L’actualité pédagogique est dominée aujourd’hui par le concept de la « classe inversée » qui intervertit l’ordre de la classe traditionnelle : la théorie est désormais découverte à la maison et les exercices d’application effectués en salle de classe. Ce mode d’instruction réclame des ressources humaines et technologiques finement ajustées et, de ce fait, représente un « défi majeur pour bien des institutions » [15]. Or, qu’en fait-on ? Au lieu d’accomplir une vraie refonte de l’enseignement – sans doute difficile et de longue haleine – vers une pédagogie de l’approfondissement des connaissances puisque telle est la raison de la classe inversée, nombre d’établissements la pratiquent dans le plus grand désordre, de manière dévoyée, souvent pour régler dans l’urgence des questions logistiques comme les amphis bondés ou les classes surchargées [16]. Résultat : des pédagogies illisibles, inefficaces, et qui trahissent les ambitions élevées de leurs inventeurs.
La valeur, en pédagogie, naît souvent d’un certain radicalisme dans les prétentions et les moyens à trouver pour les satisfaire. Nous devons développer cette culture de l’envergure.
6. Bâtir des écoles-laboratoires
Dans les écoles, les velléités d’expérimenter de nouvelles façons d’animer la classe sont nombreuses. Des pôles d’innovation pédagogique voient le jour, ici ou là, pour structurer et soutenir des initiatives de nature à faire progresser l’enseignement. Mais hélas, fréquemment, les expériences menées relèvent davantage de tests empiriques aux conclusions « subjectives et anecdotiques » [17], que de recherches scientifiques soumises à une rigueur méthodologique incontestable. S’en suit une faible valorisation des pédagogies novatrices, car les observations issues de pseudo-expérimentations ne peuvent clairement servir de modèles et être communiquées à d’autres écoles, comme exemples à suivre.
Il y a quelque chose de confondant à se dire que l’Église peut être plus rigoureuse que l’École, elle qui ne reconnaît comme miracles que des phénomènes scientifiquement prouvés. Ainsi, pour asseoir sa crédibilité dans le domaine de la pédagogie expérimentale, le haut management des écoles aurait tout intérêt à professionnaliser la recherche au moyen de protocoles raffinés, incorporant pré-tests, post-tests, groupes cibles et témoins, ainsi que des mesures statistiques soignées. Il pourrait être aidé en cela par des collaborations nouées avec des laboratoires en sciences de l’éducation.
Inscrites dans le jeu actuel de la concurrence inter-écoles, les autorités scolaires courent à la prétention d’écoles-modèles en pédagogie, en suivant un chemin expérimental. C’est le bon état d’esprit, assurément ! Car ce faisant, elles renouent avec l’idéal de grands philosophes de l’éducation tels Basedow ou Kant, qui voyaient dans l’expérience la condition du perfectionnement de l’enseignement [18]. Mais de nos jours, pour être vu et entendu, mieux vaut faire de cette entreprise un véritable chemin de science !
7. Voyager pour apprendre
En 2015, le Président F. Hollande à la tête d’une délégation, s’est déplacé en Suisse pour y observer un système d’apprentissage à la renommée aujourd’hui mondiale. Mais qu’en ont-ils retenu, à l’époque, pouvant contribuer à une réforme de notre propre système, jugée si indispensable : strictement rien, malheureusement ! Et, en effet, rien n’a fondamentalement bougé dans ce domaine, le temps de sa mandature. En octobre 2017, bis repetita ! C’était au tour de la ministre du travail Muriel Pénicaud de passer la frontière [19] pour tenter de percer le secret helvète. Alors gageons que cette fois-ci, en attendant la réforme promise, cela ne fût pas uniquement pour les hôtels de luxe et le chocolat !
Au-delà du trait ironique, reconnaissons tout de même que la démarche était bonne. En matière d’enseignement, en effet, nous devons avoir l’humilité d’admettre que des pays proches du nôtre ont beaucoup à nous apprendre et, par ailleurs, que s’informer sans franchir les frontières, par la seule lecture de travaux de recherches, ne suffit pas ! Il est vrai que les études expérimentales en milieu scolaire ne contextualisent que rarement leurs démarches, de sorte que saisir précisément l’organisation des tâches d’apprentissage données aux participants devient impossible, de même qu’en interpréter valablement les résultats. Ainsi, le voyage s’impose-t-il pour découvrir les ressorts profonds de l’habileté pédagogique de nos voisins, nichés dans les moindres détails. Aller voir leurs pratiques de près, les observer de nos propres yeux, les questionner et transcrire dans le flux d’une expérience sensible, physiquement ressentie, donnera certainement de leur réussite exceptionnelle une compréhension aboutie et, qui sait, l’envie de s’en rapprocher.
Conclusion
Dans son livre au titre apocalyptique "L’école est finie", paru en 2015, l’historien Jacques Julliard écrit : « La France a mal à son École. […] la France ne sait plus enseigner » [20]. Et de parler à propos de l’université d’un « gâchis incroyable », soulignant « l’échec de 58% des bacheliers en première année d’études » [21]. Partout les inquiétudes pédagogiques sont présentes, et, du primaire aux grandes écoles, le souci majeur des institutions (sans doute sous l’effet de la massification des études et de la mondialisation) est devenu celui d’une amélioration significative du travail des élèves. Agir dans ce sens tient désormais de l’urgence pour éviter un déclassement plus prononcé encore de notre enseignement. Et puisqu’agir c’est croire, comme le disait Romain Rolland, il nous faut à présent répandre un nouvel état d’esprit, plus ouvert, concret et rationnel ; un esprit qui connaisse l’histoire de l’éducation [22], croie vraiment en la valeur des étudiants, l’intelligence créatrice des enseignants et la science, poursuive des projets ambitieux et, enfin, prête une attention toute particulière à ce que le monde nous dit ou nous montre.
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