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Apprendre autrement : l’expérience de la « classe mutuelle »

Un article repris de http://theconversation.com/apprendr...

A l’heure de l’intelligence artificielle, la "classe mutuelle" mise sur l’intelligence collective. Vincent Faillet, Author provided

« La « salle de classe » est un lieu où les élèves sont « forcément astreints à un silence, à une immobilité ». Difficile de ne pas être interpellé à la lecture de cette définition, proposée par Ferdinand Buisson dans son Dictionnaire de pédagogie. Elle date de la fin du XIXe siècle, une époque qui peut sembler à mille lieues de notre monde à la pointe de la technologie. Pourtant, il suffit à chaque professeur de lever les yeux sur les rangées de tables et le magistral tableau qui constituent le cadre scolaire ordinaire pour constater que cette définition reste d’actualité.

Que pensent les lycéens de ces codes séculaires ? Quand j’ai invité des élèves de terminale scientifique à mettre en œuvre leur salle de classe idéale, au lycée Dorian (Paris), c’est l’exact contraire qui a vu le jour : une salle où, loin d’être de simples auditeurs, ils peuvent échanger, dialoguer et bouger – en un mot, vivre ! Les chaises et les tables alignées face au professeur ont été réorganisées en différents îlots, permettant le dialogue et le travail en groupe. Très vite, les élèves ont aussi investi le tableau pour résoudre ensemble des exercices et s’expliquer des points de cours.

À travers un enseignement participatif, certains élèves se découvrent des talents de pédagogues. (Une séance au lycée Dorian (Paris), filmée par Claude Tran).

Pour soutenir cet engouement, je les ai autorisés à écrire à la craie sur les murs, avant de couvrir ces derniers de nombreux tableaux blancs effaçables. Et la classe s’est ainsi dotée de multiples centres de gravité ! En tant que professeur, j’ai cédé ma place d’acteur principal contre celle de régisseur veillant au bon déroulement de la collaboration entre pairs, lors de séances s’articulant généralement en trois temps forts :

  • Une séquence conceptuelle d’environ 20 minutes, qui est un cours magistral réduit à sa portion congrue ;

  • Une séquence mutuelle de 50 minutes durant laquelle les élèves sont mobiles et peuvent se regrouper autour des différents tableaux pour traiter les exercices proposés et s’entraider ;

  • Une séquence bilan de correction et de synthèse des travaux, pendant 10 minutes.

Des élèves plus engagés

En donnant la parole aux élèves, la salle de cours se métamorphose et la pédagogie aussi. Finalement, les lycéens font la classe à double titre. Non seulement ils participent à la construction de l’espace dans lequel ils évoluent, la salle de classe. Mais ils se révèlent aussi, pour certains, d’excellents pédagogues, capables d’expliquer des notions délicates à leurs camarades.

Par ailleurs, cette expérience rappelle que l’on met trop souvent de côté la problématique du corps de l’élève et de sa place dans la classe. Pour l’école, la partie noble de l’élève, c’est sa tête, pas son corps. Le corps ne servirait qu’à transporter la tête de la maison jusque dans la salle de classe, et disparaîtrait jusqu’à la sonnerie. Mais l’élève n’est pas qu’une tête ! Et l’immobilité peut conduire à une forme de désengagement, comme a su le révéler Claude Pujade-Renaud dans son ouvrage Le corps de l’élève dans la classe : « À force d’être assis comme ça, on ne se sent plus, on n’existe plus », lui avaient ainsi confié des élèves dans les années 1970.

Les élèves de la « classe mutuelle » montrent qu’au traditionnel « service à table » des savoirs, ils préfèrent l’échange, la discussion entre pairs et la coopération. Un self-service éducatif, si l’on peut dire, qui leur redonne le goût d’apprendre. Comme le rappelle Michel Foucault, il existe un plaisir intrinsèque au savoir et c’est un tour de force, selon le philosophe, que l’enseignement ait « presque pour fonction de montrer combien le savoir est déplaisant, triste, gris » ! Le savoir scolaire, en lui-même, a une saveur mais ce sont les conditions dans lesquelles il est servi aux élèves qui peuvent l’affadir.

Des références historiques

Le choix de l’appellation « classe mutuelle » est un clin d’œil à un temps où l’élève n’était pas nécessairement « bouche cousue et cul posé », selon l’heureuse formule de Michel Serres. Différents modèles ont en effet cohabité au fil de l’histoire.

La pédagogie magistrale, aujourd’hui dominante dans le système éducatif, trouve ses racines dans l’enseignement simultané, théorisé dès 1680 par un ecclésiastique français, Jean‑Baptiste de La Salle. Ce dernier fonde, à Reims, l’Institut des frères des écoles chrétiennes dans lequel un maître dispense son cours conjointement à un grand nombre d’élèves, regroupés par âge. C’est une nouveauté pour l’époque. Cette méthode va permettre de créer de meilleures conditions d’enseignement et d’unifier le matériel scolaire, mais elle impose aux élèves de rester assis, dans une salle polarisée vers la chaire du maître. Elle devient la norme en France suite à la loi Guizot sur l’instruction primaire du 28 juin 1833.

Il existait pourtant une autre façon d’enseigner et d’apprendre dans les petites écoles, la méthode d’enseignement mutuel. Dans des classes mêlant les âges et les niveaux, les élèves les plus avancés en lecture, écriture ou calcul avaient la charge de partager leurs savoirs avec d’autres, devant de petits tableaux muraux, épaulant le maître. Dans une étude sur le département de la Somme, Bruno Poucet souligne qu’avec cette méthode, « l’apprentissage de la lecture (mais pas de l’orthographe) se faisait en trois ans au lieu de six ». Mais des considérations sans doute plus politiques et religieuses que pédagogiques ont finalement bridé son expansion.

Le travail en petits groupes était déjà au cœur de l’enseignement mutuel en vogue au XIXᵉ siècle. P.C. Klæstrup (1820-1882)/Wikimedia

Lorsque les élèves de terminale du lycée Dorian se rassemblent devant leurs tableaux blancs muraux pour s’expliquer le cours et les exercices entre pairs, je vois là comme une réminiscence lointaine de l’esprit de l’enseignement mutuel. Les temps changent, l’élève du XXIe siècle évolue dans un monde où le numérique dématérialise l’information ; l’école, jadis lieu sacré de toutes les découvertes, ne peut plus se contenter de diffuser ce qui est désormais accessible en tous lieux et en tout temps !

Des enjeux numériques

Si la question de la présence du numérique à l’école ne se pose pas, l’expérience de la « classe mutuelle » invite à soulever celle de son rôle. Doter de nouvelles technologies des salles et une pédagogie qui datent du XIXe siècle ou même d’avant, est-ce vraiment pertinent ? Le risque de déployer du numérique dans un environnement figé et inadapté est, au mieux, de le sous-utiliser et, au pire, d’en faire un « Saint-Sauveur » qui devrait à lui seul révolutionner l’école ! C’est lui prêter des vertus qu’il n’a pas.

Le déploiement du numérique doit accompagner une réflexion sur les espaces et la pédagogie car, s’il s’insère dans l’école actuelle, il sera un facteur d’isolement. Quand les tablettes numériques prennent la place des ardoises d’antan dans une école qui est toujours celle du passé, l’élève se retrouve seul avec sa machine, plus que jamais immobile et silencieux. Une machine qui, à terme, scrutera, analysera et interprétera ses moindres faits et gestes scolaires. Cette voie est sans doute prometteuse pour l’adaptative learning mais avant que de mobiliser l’intelligence artificielle, l’école ne devrait-elle pas explorer davantage l’intelligence collective ?

La véritable révolution serait alors de considérer la salle de classe comme étant aussi un lieu d’échanges et de socialisation – une sorte d’acculturation de l’école aux compétences de ceux que l’on appelle les digital natives. Un lieu dans lequel le corps de l’élève serait pris en compte et où le plaisir d’apprendre ne serait pas une utopie de plus. C’est cette topologie scolaire qu’explorent les « classes mutuelles » et tous ceux qui croient en l’intelligence collective comme un des leviers de l’école de demain.

The Conversation

Vincent Faillet ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son poste universitaire.

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