Voici une interview de Jean Michel Le Baut, responsable pédagogique du Living Lab Interactik pour les départements du Finistère et des Côtes d’Armor et porteur du projet d’écriture collaborative i-voix au lycée d’Iroise à Brest.
Bonjour Jean-Michel, est-ce que tu peux te présenter en quelques mots ?
Je suis professeur de lettres au lycée de l’Iroise à Brest. Depuis un certain nombre d’années déjà, je suis aussi formateur aux usages pédagogiques du numérique dans l’académie de Rennes dans le groupe de formateurs Résentice. Depuis un an, je participe au grand projet de l’académie de Rennes autour du numérique éducatif : le Living Lab Interactik. Dans ce cadre, je suis responsable pédagogique du projet pour les départements du Finistère et des Côtes d’Armor.
Interroger les outils numériques comme moyen d’évolution des pratiques pédagogiques ? Proposer de nouveaux modes de formation et d’échanges autour de la pédagogie ? Favoriser le travail collaboratif entre les enseignants ? Réduire la fracture numérique et favoriser l’inclusion numérique ?
C’est à partir de ces questionnements que l’académie de Rennes, les collectivités territoriales et des laboratoires de recherche bretons se sont réunis pour proposer la création d’un écosystème numérique éducatif innovant en Bretagne.
Texte repris de la page de présentation du Living lab interactik
Sur la coopération, est ce que tu pourrais te définir en 4 ou 5 mots-clés ?
Enseignant-apprenant, humilité, pratique réflexive, collectif, projet.
Qu’est-ce qui a fait dans ton expérience personnelle que tu t’es impliqué dans la coopération ?
D’avoir vu mes élèves travailler ! En fait, ce sont mes élèves qui m’ont enseigné la coopération. Mes élèves m’ont appris ce qui, me semble-t-il, est une condition et un but des Coopératives pédagogiques numériques : nous devons changer de posture en tant qu’enseignants. Il nous faut considérer, et c’est aussi le sens du rapport de François Taddei sur la société apprenante, qu’en tant qu’enseignants nous sommes aussi et toujours des apprenants : nous devons rester des apprenants tout au long de notre vie d’enseignants.
Auprès de mes élèves, grâce à mes élèves, j’ai notamment appris à oser, à prendre des risques, à lâcher prise, à lancer des activités en ne sachant pas forcément où on allait. C’est cette aventure qui m’a fait percevoir qu’enseigner, cela pouvait être une aventure. Et que dans ce projet collectif, non seulement mes élèves apprennent, mais moi aussi. Ainsi, mon expérience du travail coopératif avec les élèves dans le cadre du projet i-voix m’a aidé à penser le travail coopératif avec les enseignants tel qu’il se met en place dans le cadre des coopératives pédagogiques.
Tu as aussi toi-même porté des initiatives pédagogiques au lycée l’Iroise et notamment le projet i-voix peux-tu nous en le présenter ?
Le projet i-voix est né il y a déjà une dizaine d’années sur une intuition. Au moment où déferlait le phénomène des blogs d’adolescents, en particulier des Skyblogs. On a un peu oublié cet épisode de l’histoire d’Internet, pourtant très intéressant et très instructif. De nombreux articles dans la presse se déchaînaient alors contre ces blogs d’ados sur le thème « ils écrivent n’importent quoi, n’importe comment ! Vos enfants vont rencontrer des nazis pédophiles ! Parents, si vous saviez ce que votre ado fait sur Internet ! ». Je me suis dit : c’est bizarre, cela veut dire que nos ados écrivent, que mes élèves ont envie d’écrire ! En tant que professeur de français, je me suis dit qu’il y avait là une chance inespérée et je suis allé voir. La qualité de ces blogs était extrêmement variable, mais il y avait bel et bien là un beau défi : j’ai décidé de me saisir de cette appétence pour l’écriture et d’essayer de transformer cette appétence en compétences d’écriture.
Ce blog est un espace de lecture et d’écriture, de création et d’échange, autour de la littérature. Il est l’oeuvre des Premières L du Lycée de l’Iroise à Brest (France) et des élèves apprenant le français au Liceo Cecioni à Livourne (Italie) dans le cadre d’un projet eTwinning. "Ecrire ne saurait être qu’un acte de fraternité avec la poésie de ses semblables" (Georges Perros)
i-voix, texte repris de l’en-tête du projet
J’ai alors lancé des blogs pédagogiques, d’abord de simple valorisation des productions d’élèves, puis de création et de partage numériques. Le blog i-voix est celui qui a émergé et qui a pris le plus d’ampleur. C’est un espace d’écriture pour des élèves de première : tout au long de l’année, la progression dans le programme de français s’accompagne de l’écriture et de la publication d’articles sur les œuvres et sur les thèmes abordés, des articles divers, créatifs, sensibles, personnels ou collectifs, qui font appel le plus possible aux nouvelles façons d’écrire à l’ère numérique, à des modalités d’écriture que l’Ecole prend, à mon sens, trop peu en considération et qu’il est intéressant d’exploiter et d’explorer.
Dix ans après avoir lancé ce blog, j’y suis encore, parce que sa dynamique est extraordinaire : c’est un étonnant travail, au quotidien, pour réinventer ensemble, dans la culture numérique, les modes scolaires de lecture et d’écriture. Et ce au contact de la plus haute littérature, qu’il s’agisse des classiques ou des contemporains. Cela fait mon bonheur quotidien d’enseignant, et, je crois, celui des élèves,
Dans le rapport du CN Num sur l’éducation, l’accent a été mis sur l’importance de publier pour être lu et d’apprendre à publier aux élèves dès leur plus jeune âge : est-ce que tu peux expliquer pourquoi tu fais ce choix de l’écrit public et en quoi cela a son importance ?
La publication est une dimension très importante du projet i-voix. Il vise l’appropriation de savoirs scolaires, mais ses objectifs sont aussi plus larges, plus transversaux. Olivier Ertzscheid disait, il y a quelques années déjà, que bientôt quelqu’un qui ne saura pas pas publier sur Internet sera un illettré. Il avait à mon sens complètement raison. Quelqu’un qui ne sait pas publier en ligne, c’est quelqu’un qui se coupe du monde, se coupe de la société, se retrouve confronté à des empêchements et des handicaps sur le plan professionnel, sur le plan social et sans doute aussi sur le plan personnel.
De grâce, que l’École ne fabrique pas de nouvelles formes d’illettrisme ! Il nous faut désormais considérer qu’il y a des compétences de publication qui sont aussi à transmettre. Cela ne peut se faire qu’en faisant : ce savoir-publier ne peut s’apprendre qu’en publiant, et ce à l’École. Cela veut dire y développer l’habileté technique à manier l’écriture via des espaces et des outils variés : site, blog, réseaux sociaux divers, outil multimédias… Cela veut dire aussi développer une appropriation des règles d’écriture en ligne, par exemple le respect des principes de savoir-vivre comme ceux de la Netiquette ou les questions de droits d’auteur. Cela veut dire encore manier correctement la langue, ce qui rejoint évidemment mon travail de professeur de français. Cela veut dire enfin développer une capacité de réflexion, de distance critique, par rapport à ce qui est publié et à ce que l’on publie, de travailler par exemple sur les questions de fiabilité des informations, d’identité numérique, de traces numériques, de construction numérique de soi.
Toutes ces compétences de publication sont essentielles. Des enquêtes sociologiques comme celle de GIS Marsouin et de l’équipe de Pascal Plantard, le démontrent : la fracture numérique aujourd’hui n’est plus une fracture d’équipement, c’est une fracture d’usage. Et précisément ce qui risque de se passer, c’est que certaines classes sociales vont avoir le capital culturel et les compétences techniques pour savoir publier tandis que d’autres vont être laissées sur le bas-côtés. Notre responsabilité est immense,
Comment est perçue cette incitation à publier par les jeunes en classe ? est-ce que c’est juste un petit groupe qui publie ou est-ce que tous le font ?
Ce qui est étonnant, c’est que tout le monde le fait ! Évidemment, certains sont plus investis que d’autres, mais la dynamique collective est telle que tout le monde participe.
De la part de l’enseignant, cela implique un travail très intéressant d’ingénierie pédagogique : en tant que professeur de lettres, je me considère désormais aussi comme « designer d’expériences de la littérature », c’est-à-dire que je conçois et mets en place des dispositifs et des scénarios pour amener les élèves à s’approprier les œuvres littéraires de façon créative et formatrice, à lire par l’écriture. Du côté des élèves, cela leur est d’ailleurs culturel : lire, écrire, publier leur sont des actions quotidiennes et souvent simultanées, 3 verbes indissociables.
- Jean-Michel Le Baut Eleves i-voix
Pourquoi le projet fonctionne-t-il aussi bien ?
Je pense qu’il y a d’abord cette prise en considération de la nouvelle textualité propre au numérique. Pour nos ados habitués à la lecture sur écran, un texte, ce n’est pas que des mots. Un texte, ce sont des mots, mais aussi des images, du son, de la vidéo, une mise en page, des hyperliens... Un texte, c’est d’emblée multimédia. De ce point de vue, l’écrit scolaire habituel constitue un réel appauvrissement. Et l’Ecole néglige trop souvent d’exploiter les nouveaux gestes d’écriture tels que couper, coller, copier, déplacer, supprimer, insérer … qui aident à mieux travailler l’écriture, à mieux structurer sa pensée, et même à créer,
Une autre clé, c’est le sens même du travail. A l’École, les élèves, tous les élèves, travaillent quand le travail a du sens. Or ce que j’ai compris par ce travail en ligne, c’est que le travail a du sens quand il a un destinataire. On lit, on écrit, on publie… pour quelqu’un ! Ce destinataire, ce n’est pas le prof, qui est un « fonctionnaire », une simple fonction. Ce destinataire réel, pour les petits, cela peut-être les parents, auxquels on veut faire plaisir. Pour les ados, ce destinataire, ce sont d’ores et déjà les autres élèves de la classe, les pairs. Et puisque l’on est sur Internet , sur un espace public, puisque les productions sont aussi diffusées via les réseaux sociaux, le destinataire est multiplié : ce sont les lycéens italiens qui participent au projet i-voix, les amis, les parents et les familles, des centaines d’internautes inconnus, des écrivains qui viennent commenter les créations des élèves … D’où la motivation renforcée des élèves : à bien écrire, à transmettre leurs savoirs (et donc à les fixer), à partager leur subjectivité. Désormais pour les adolescents, pour beaucoup d’entre nous peut-être, l’écran est un miroir : ils s’y regardent, ils construisent une image d’eux-mêmes. Sachons utiliser cet effet miroir pour que les élèves aient envie de se sentir beaux dans leur travail, pour favoriser exigence envers soi-même, pour fortifier, collectivement, l’estime de soi.
Le travail est une relation sociale, un engagement dans le monde, avec les autres et pour les autres : travailler, c’est faire société. C’est ce qu’éclaire à sa façon le projet i-voix : c’est aussi le message que portent les Coopératives Pédagogiques Numériques.
- Un exemple de réalisation collective autour d’un roman
Un exemple de réalisation collective autour d’une pièce de théâtre
Est ce que comme l’a noté Monique Argouac’h, cette approche favorise une meilleure implication d’élèves ayant un peu de difficultés ?
Il n’y a pas de miracle, mais il y a une dynamique collective qui favorise l’engagement des élèves, y compris très souvent de ceux qui sont en difficulté. Le projet i-voix est mené en 1ère L, avec des élèves très divers, qui ont souvent un un profit scolaire, psychologique ou social particulier. Ce que je constate, c’est combien ils adhèrent au projet, et par là, s’il est besoin, ré-adhèrent à l’école, se réinvestissent dans le travail scolaire.
Des élèves qui n’aiment pas forcément lire des livres, qui ont des difficultés de compréhension, sont pris de passion par le projet, et se mettent à publier sur des recueils de poésie contemporaine. Certains, d’ailleurs, ont des goûts que l’école n’exploite guère, voire étouffe ou écrase : tout à coup, ils ont la possibilité de les exploiter pour travailler des savoirs scolaires, par exemple de dessiner un personnage de roman pour en éclairer la personnalité, de relier un poème à une vidéo YouTube d’un groupe aimé, de faire revivre un texte par des photos légendées sur Snapchat ou Instagram, de créer une playlist sur Spotify pour un roman, de faire en sorte que des personnages de théâtre sortent leurs smartphones et s’envoient des SMS … Je vois des élèves qui sont heureux qu’on les considère enfin, qu’on les considère en tant qu’auteurs, c’est-à-dire sujets autorisés à écrire et créer, qu’on les considère dans tout ce qu’ils sont, jusque dans leurs pratiques numériques réelles, tant dévalorisées, décriées, méprisées en général par la société.
- Groupe eleves i-voix au travail
On peut saluer d’ailleurs le pouvoir de la textualité numérique qu’on évoquait tout à l’heure. Certaines difficultés linguistiques peuvent se trouvent dépassées grâce à des compétences d’écriture numérique. Par exemple, certains élèves sont fâchés avec l’orthographe, voire dysgraphiques. Or, quand ils se mettent à écrire des articles pour la publication, ils font moins de fautes, parce qu’ils ont envie que ce soit beau. Et dans leurs articles, ils soignent la mise en page, insèrent des images, utilisent des outils interactifs … La question de l’orthographe cesse d’être un empêchement. Les élèves redécouvent le plaisir d’écrire, pour les autres, avec les autres, devant les autres. Ils se réapproprient la possibilité d’un travail de l’écriture,
Qu’est-ce qui t’apparait comme comme un frein pour développer des expériences du projet comme i-voix en pédagogie active et collaborative ?
La coopération, cela s’apprend ! La coopération, je ne sais pas si c’est naturel, mais en tout cas ce n’est pas culturel, du moins pas dans la culture scolaire. Par exemple à l’École, on écrit souvent seul. Par exemple, les classes restent souvent disposées « en autobus », ce qui est peu propice au travail de groupes. Par exemple, il y a peu de reconnaissance institutionnelle des travaux collectifs, à part les TPE au lycée, mais où la notation est aussi individuelle et qui sont supprimés dans la prochaine réforme du lycée...
Dès lors, quand on veut mettre en place des pédagogies coopératives, on se rend compte que les élèves n’y ont pas été habitués et préparés, qu’ils n’ont pas acquis de réelles compétences collaboratives, voire que ces dispositifs les perturbent. Certains rechignent parce qu’ils trouvent un certain confort à travailler tout seuls, qu’ils hésitent à partager, qu’ils se sentent mis en insécurité à devoir échanger et coconstruire. C’est en coopérant qu’on devient coopératif. Il faut amener chacun à prendre conscience qu’il a quelque chose à apporter au groupe, qu’il va tirer du profit à travailler avec des gens qui sont différents de lui, qu’en la matière la somme est plus importante que l’addition des parties,
- CPN Vauban Mai 2018
Et qu’est-ce qui peut faciliter une démarche collaborative ?
Puisque cela s’apprend, il faut prendre le temps de mettre en place des dispositifs qui font appel à une démarche collaborative : le travail en îlot est de plus en plus pratiqué par de nombreux collègues, la pédagogie de projet, comme celle menée à travers i-voix, se diffuse aussi. Par exemple, le choix a été fait dans l’académie de Rennes de ne pas déployer les tablettes numériques selon le principe du « one to one », d’une tablette par élève. Dès lors, il s’agit bien de confier la tablette à un groupe d’élèves, souvent pour des tâches complexes à réaliser, donc stimulantes, avec partage des compétences, distribution des tâches, temps de conceptualisation, interactions cognitives et métacognitives… A travers de tels dispositifs, on construit aussi de nouvelles postures, comme l’humilité, la bienveillance, le sens du collectif … Des postures essentielles que les enseignants comme les élèves doivent aussi sans aucun doute fortifier.
Comment faire pour que quelque chose qui marche localement puisse essaimer, ? Est-ce qu’il y a un réseau qui se constitue dans la lignée d’i-voix ?
C’est une question très importante, et la démarche mise en œuvre dans les coopératives pédagogiques numériques livre une réponse à cette question.
Le projet i-voix a pris une telle ampleur qu’il il peut paraître insécurisant pour d’autres enseignants. Il n’est d’ailleurs pas transposable tel quel : un tel projet suppose la rencontre d’un enseignant, d’élèves, de collègues et de partenaires, de locaux, d’outils techniques à disposition, peut-être d’une situation géographique, sûrement aussi d’objectifs et de valeurs partagées. Mais il y a dans i-voix des activités et des démarches qui sont transférables à tous les niveaux et à tous les endroits : des propositions didactiques, des formes particulières de productions, des façons de travailler, qui ne demandent qu’à être réutilisées, adaptées, transformées, enrichies.
Ce travail de butinage, qui est aussi un plaisir, c’est précisément ce que permet le numérique. Depuis Cartoun, cartographie numérique d’activités pédagogiques lancée par l’académie de Rennes jusqu’aux réseaux d’enseignants qui se tissent par exemple via Twitter, internet permet d’explorer, de découvrir, de partager les ressources, les projets, les idées. Ces nouvelles façons de se relier au monde ont considérablement transformé mes propres pratiques, Nul doute que l’intelligence collective qui s’y déploie est profitable à tous ceux qui utilisent ainsi le web pour se coformer. C’est cet esprit que portent aussi les Coopératives pédagogiques numériques mises en place dans l’académie de Rennes : il s’agit non pas de modéliser et d’imposer de pseudo « bonnes pratiques », mais de favoriser le partage et l’enrichissement des pratiques, entre pairs, par la voie du réseautage et de l’essaimage.
Cartoun est un service d’apprentissage entre pairs. Il a pour but de faciliter les échanges et les rencontres entre des enseignants souhaitant partager leurs expériences ou découvrir de nouvelles pratiques pédagogiques et de nouveaux usages numériques.
Texte et carte reprise de la page Cartoun, Cartographie des activités pédagogiques
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