Étymologiquement, le mot pédagogie veut dire « l’art d’enseigner aux enfants » – paidos, en grec ancien, signifiant « enfant ». Mais alors que l’enseignement supérieur est en pleine croissance et que la formation continue se développe, on peut remarquer qu’aucun autre terme ne s’est imposé pour désigner la manière d’enseigner à un public adulte, pas même « andragogie » – du grec andros désignant l’homme ou l’adulte. On continue à parler de pédagogie sans distinction d’âge, qu’il s’agisse du système scolaire ou des cursus post-bac.
« Lorsqu’une chose n’existe pas, il n’existe pas de mot pour la désigner ; et s’il n’existe pas de mot pour nommer une chose, c’est que cette chose n’existe pas », selon Aristote. Peut-on appliquer ce précepte à la pédagogie ? Peut-on dire que la pédagogie pour adultes n’existe pas ? Inspiré par la proximité entre le psychisme de l’adulte et celui de l’enfant, voici ce qu’Antoine Léon, auteur d’une Psychopédagogie des adultes, répondait à cette question dans les années 1970 :
« L’andragogie apparaît beaucoup plus comme une aspiration que sous les traits d’un ensemble doctrinal ou méthodologique en voie d’élaboration. En d’autres termes, l’opposition entre andragogie et pédagogie relève davantage du domaine de l’opinion que de celui de la démarche scientifique ou même empirique. »
Un cadre nécessaire
Qu’en est-il quarante ans plus tard, alors qu’on invoque de plus en plus l’autonomie ? Celle-ci peut-elle être une base autour de laquelle s’étoffe un enseignement spécifique aux adultes, bien distinct des méthodes destinées aux jeunes enfants ? Des dispositifs comme les MOOCs, et leurs cours diffusés en ligne, ou la classe inversée – où l’élève découvre le cours chez lui avant de l’approfondir en classe – semblent placer les apprenants seuls face aux savoirs. Mais, de là à conclure que l’autonomie est la condition d’un bon apprentissage, il y a un pas.
C’est ce que montre l’exemple de la classe inversée d’Éric Mazur. La lecture individuelle annotée est l’une des activités emblématiques du programme, dispensé dans la prestigieuse université d’Harvard, aux États-Unis. Elle consiste, pour chaque étudiant, à lire sur son ordinateur les chapitres d’un livre, à en surligner les passages mal compris, puis, via une plate-forme de mise en réseau, à décrire ses problèmes à ses collègues étudiants et à répondre aux éventuelles questions posées par ces derniers.
Une coopération qui s’établit spontanément ? Non, puisque le travail effectué sur la plate-forme, commentaires inclus, est supervisé et noté. Au cœur de l’une des plus grandes universités au monde, accueillant des étudiants parmi les meilleurs de la planète, on a ainsi compris que c’est sous l’influence de son milieu que l’individu devient ce qu’il est, et que ce n’est qu’au travers d’une l’histoire sociale qu’il développera au mieux ses aptitudes. Et cette histoire, il appartient aux enseignants de la créer.
Des interactions sociales décisives
En réalité, l’autonomie dont on vante à l’envi les vertus ne peut être considérée comme une compétence clé dans l’acte d’apprendre. Elle ne constitue que l’aboutissement de l’apprentissage et non son pré-requis : à tout âge, en effet, l’individu n’est autonome que pour ce qu’il a déjà appris. Aller au-delà de ce qu’il sait déjà faire, nécessite, à chaque fois, de nouvelles relations sociales avec des tiers aidants – un enseignant, un collègue étudiant, un parent. Pour progresser, il est nécessaire d’être confronté à de nouvelles interactions sociales qui vont permettre d’être guidés vers de nouvelles acquisitions. Le vrai moteur de l’apprentissage n’est donc pas l’autonomie de l’apprenant, mais les liens sociaux inédits pouvant naître d’un milieu humain stimulant.
Si, dans certains dispositifs, le rôle des professeurs se joue désormais plus en coulisses que sur l’estrade du cours magistral, il n’en demeure pas moins essentiel pour guider les apprentissages. Leur empreinte passe par la prescription d’exercices pertinents, l’évaluation personnalisée des élèves, la gestion de la discipline, les encouragements à persévérer dans l’effort et la reconnaissance des succès. Toutes choses, à l’évidence, qu’une classe ne peut aisément obtenir ou s’imposer à elle-même et motivent le recours à une aide extérieure multiple.
Que l’enseignant se trouve face à un groupe d’enfants ou d’adultes, leurs besoins sont les mêmes en matière de pédagogie. C’est en abandonnant le mythe d’une autonomie de plus en plus nécessaire au fil de l’âge que les universitaires pourront commencer à déployer une pédagogie « radicalement sociale » cessant de naviguer entre deux eaux, comme le soulignait cette étude pour l’Observatoire de la vie étudiante :
« la grande contradiction […] est la cohabitation de deux discours : d’une part, on réclame de plus en plus d’autonomie chez les étudiants et, d’autre part, on insiste sur la nécessité d’un encadrement plus important. »
Ce faisant, ils privilégieront toutes les activités sortant l’étudiant de son isolement, comme les travaux de groupes, la conduite de projets, la communication entre étudiants ou entre professeurs et étudiants. Et pour mieux le dire encore, nous laisserons à Malson et la poésie de son verbe, la plus belle des conclusions : « Avant la rencontre du groupe et d’autrui, l’homme n’est rien que des virtualités aussi légères qu’une vapeur transparente. Toute condensation suppose un milieu, c’est-à-dire le monde des autres. »
Yann Roche ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son poste universitaire.
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