[un article repris du site Apprenthist, un site sous licence CC bby nc nd
[ndlr : Dans le cadre d’une UE « Actualité de l’historiographie », les étudiants en M2 du master Métier d’historien ont été chargés d’organiser une journée d’études de A à Z au début de l’année 2018. Orientés par les deux enseignants chargés de ce cours (Élodie Lecuppre-Desjardin & Émilien Ruiz) ils ont collectivement élaboré un programme, organisé les sessions, créé une affiche… et, surtout, pensé leur sujet de mémoire à travers thématique imposée (L’historien·ne et ses échelles. De la microstoria à la world history, de la longue durée à l’événement, rapport au temps et à l’espace dans l’historiographie du 21e siècle) . Le présent billet, est un version remaniée de l’introduction prononcée par Thomas Leyris le 23 février 2018]
Le sujet qui nous a été donné pour organiser cette journée d’étude était vaste, sans doute dans le but de nous permettre d’en aborder les différents aspects et de réfléchir à l’emploi des échelles dans leurs travaux de recherche.
Voici comment je procéderai pour introduire le compte rendu de cette journée : je commencerai par proposer une définition de ce qui est entendu par « échelles » en sciences sociales, ensuite je donnerai un bref aperçu de l’utilisation progressive par les Historiens de cette notion. Enfin je montrerai à quelles problématiques générales nous avons répondu et présenterai les quatre temps forts de la journée qui ont répondu à ces questions.
Avant tout, je propose d’entrer dans le thème avec un document qui peut paraître un peu naïf : une frise des périodes historiques utilisée en classe à l’école primaire. Je trouve qu’elle pose bien les enjeux de l’utilisation de l’échelle en Histoire.
En effet, ce document permet de voir que le choix d’échelles temporelles comme les périodes de la préhistoire, de l’Antiquité, du Moyen-âge, de l’Epoque Moderne et Contemporaine ne permettent pas du tout de voir les mêmes choses. Une période de deux siècles et ce qui va être saillant durant cette période (révolutions, mondialisations, guerres mondiales, industrialisation) n’est pas du tout de même nature que ce qui va être saillant sur une période de 1000 ans (fondation de la civilisation occidentale…) ou de 4000 ans (diffusion de l’écriture, de l’agriculture, de la métallurgie…) !
Un deuxième aspect du document me semble intéressant : la frise du bas. Chaque période de l’histoire est représentée comme si elle avait une égale durée. Elle représente un risque pour les élèves mais je pense aussi pour les chercheurs : celui de ne pas bien faire le rapport de taille entre les échelles de temps mais aussi d’espace. De comparer des choses qui ne sont pas comparables, c’est à dire de ne pas faire attention à la question des échelles.
Qu’est-ce qu’une échelle ? Faisons un petit détour par la Géographie. Selon le Dictionnaire de la Géographie et de l’espace des sociétés, l’échelle est définie comme « un rapport de taille entre réalités » 1. Elle n’est pas une notion seulement géographique : l’ensemble des sciences sociales l’utilise et même les sciences dures. La mesure de la taille aboutit par définition à établir une relation d’ordre du plus petit au plus grand. Mais cette démarche peut se révéler trompeuse si elle nous fait prendre la continuité de la mesure comme la continuité du réel, comme si les petits objets n’étaient que les modèles réduits des plus grands. Au contraire, pour Jacques Lévy, « parler d’échelle c’est justement admettre qu’autre chose que la taille change quand change la taille »2. Ainsi, selon lui l’utilisation des échelles ne peut « éluder ni la prise en compte du contenu des réalités observées, ni la définition d’un système de mesure ». S’intéresser aux échelles c’est tenter de repérer « les changements d’état, les transformations qualitatives dont la taille est choisie comme indicateur » 3.
Cette définition est récente et s’inspire en grande partie des réflexions menée par les Historiens. En effet, Jacques Lévy cite dans sa bibliographie Jacques Revel et Bernard Lepetit 4. Ceux-ci ont fait le constat que la question de l’échelle en Histoire ne s’est pas toujours posée. Elle a même été complétement absente de la réflexion des historiens jusque dans la première moitié du 20e siècle. Les temporalités, les espaces dans lesquels se déroule l’Histoire, agissent les acteurs historiques, étaient des impensés. Il s’agissait au mieux d’un cadre, d’un décor qui ne faisait pas l’objet de réflexions5.
En fait, deux ruptures majeures marquent l’intrusion de la question des échelles dans les recherches historiques.
Première étape : l’école des Annales et Fernand Braudel, amènent pour la première fois une réflexion sur les temporalités et les espaces dans lesquels se meuvent les acteurs de l’Histoire. Dans La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II (1949), Braudel propose une tripartition du temps historique avec :
- un temps long, géographique, qui envisage les relations de l’homme avec le milieu ;
- un temps social, des sociétés et des économies : le temps cyclique des économistes ;
- un temps court, individuel, de l’évènement 6.
Cette introduction de l’échelle en Histoire a plusieurs qualités. Elle permet d’abord de dépasser le niveau de l’État, du pays pour s’ouvrir à des phénomènes plus vastes, qui ne se réduisent pas seulement à leur histoire et à leur territoire. Elle permet aussi de mettre en relations des phénomènes de longue durée, étalés sur de grands espaces avec des évènements plus réduits : cela renforce la capacité des historiens à expliquer et à rendre compte des réalités.
Cependant, Braudel a établi une hiérarchie au sein des échelles spatiales et temporelles. L’évènement, le lieu sont peu significatifs, ils ne sont que l’écume de mouvements plus longs, plus profonds, plus puissants. Au contraire, l’échelle macro, la grande échelle est la plus explicative, la plus déterminante : elle fixe la cadre de l’histoire et ses causalités. Le désemboîtement des échelles devait permettre de dévoiler les structures, les processus, c’est-à-dire les phénomènes déterminants les autres plus petits 7.
Deuxième étape : les années 1980. C’est avec la microstoria que les échelles entrent réellement dans la boîte à outil des historiens. En effet, les microhistoriens, en refusant l’idée selon laquelle l’Histoire doit nécessairement viser la généralité, en choisissant des objets très restreints en taille, en adoptant une méthode inductive, brisent les certitudes de la tripartition du temps et de la primauté de l’échelle macro ouvrant la voie à de nouvelles réflexions sur les échelles.
Ainsi, dans les années 1990 en France des Historiens comme Bernard Lepetit et Jacques Revel s’emparent de cette question et en débattent lors de colloques et de livres comme Jeux d’échelles, la micro-analyse à l’expérience paru en 1996 8.
Deux orientations semblent se dégager des débats :
- Certains, comme Maurizio Gribaudi, revendiquent une nouvelle primauté de l’échelle micro comme niveau le plus pertinent pour l’analyse (en inversant le privilège longtemps réservé au macro).
- D’autres comme Jacques Revel et Bernard Lepetit défendent qu’il n’y a pas de hiérarchie entre les échelles : toutes ont quelques chose de pertinent à dire. Le jeu d’échelles, le changement de focale étant dans ce cas particulièrement utiles 9.
Aujourd’hui, la question de la bonne échelle et de la bonne focale ne cesse de se poser aux Historiens pour la définition des objets à étudier, des espaces, des temporalités… Il y a deux exemples à cela :
- Avec l’accélération de la mondialisation, les historiens et historiennes de la World History, de l’Histoire globale, de l’histoire connectée débattent entre eux de ce qu’ils veulent montrer et donc de la façon dont ils veulent utiliser les échelles, quelles échelles 10 ?
- Autre exemple, avec le renouveau de l’histoire quantitative se pose aussi la question de l’échelle pertinente pour étudier une population ou un phénomène… C’est ce que montre les travaux récents sur la Shoah et les orientations choisies vers l’échelle méso par Claire Zalc et Nicolas Mariot 11.
L’objectif de notre journée était de répondre à deux séries de questions qui se dégagaient des travaux présentés. Il s’agissait d’abord de voir comment, en travaillant sur différentes époques, sur différents sujets, nous sommes nous emparés de la question des échelles ? Comment nous les avons utilisées ? Il s’agissait ensuite d’interroger la façon dont nous avons pris en compte les réflexions, les débats sur l’emploi des échelles en Histoire.
Ainsi, en croisant le thème des échelles géographiques et temporelles avec nos travaux, quatre grandes thématiques ont émergé.
En premier lieu a été traitée la question de l’emploi des échelles géographiques dans les travaux d’histoire. En effet, l’espace, la distance et les stratégies mises en œuvre par les acteurs pour la gérer sont des éléments qui doivent être intégrés dans la recherche historique. Ainsi Morgane Bon a présenté comment elle avait défini, en partant des enluminures de Diebold Schilling l’Ancien, différentes échelles de territoires dans lesquelles se déroulent les guerres de Bourgogne au 15ème siècle ainsi que les informations spécifiques que peuvent apporter chacune d’elles. Gauthier l’Herbille a mis en perspective les pratiques alimentaires de Charles 1er d’Espagne à l’échelle de son empire Européen. Enfin, Thomas Leyris a montré comment un jeu d’échelle peut permettre d’analyser la situation complexe d’une société de radio confrontée à la désagrégation de l’empire colonial Français en 1959-1960.
Une deuxième thématique traitait des échelles de temporalités : « de la longue durée à l’Histoire immédiate ». Elle abordait la réflexion sur le choix et la pertinence d’une échelle de temps en fonction du sujet. Ainsi, Pauline Dupont a montré la nécessité d’employer une durée de plusieurs siècles pour envisager la christianisation de l’Ecosse durant le Haut Moyen-âge. Pierre-Paul Semaille, dans la perspective d’une étude quantitative des maternités à Lille des années 1870 aux années 1940, a montré la pertinence d’une échelle de temps moyenne pour percevoir des transformations dans les comportements familiaux. Julien Saint-Paul, a présenté des échelles de temporalités différentes coexistant au sein de la culture du Rock and Roll et qui peuvent entrer en contradiction entre elles : entre célébration du présentéisme et de la modernité et attachement à un passé et à des racines musicales mythifiées. Enfin, Déborah Tant a justifié, en utilisant la réflexion historiographique de l’Histoire immédiate, le travail sur de courtes périodes récentes en présentant les enjeux de sa recherche sur le camp de réfugiés de Sangatte.
Un troisième groupe a traité de la thématique « Historiciser les cas particuliers ». Il a abordé la question difficile de ce que peut apporter un travail à l’échelle micro en termes de connaissances plus générales d’une réalité. Ainsi, Olivia Moreels a présenté les cas particuliers de trois musées sur la Shoah et les spécificités pédagogiques qu’ils ont développé. Anna Lantoine a montré l’articulation qui peut être faite, dans une perspective de type micro, entre un cas particulier et des connaissances plus générales en présentant l’étude des œuvres d’un pèlerin de la fin du Moyen-âge et ce qu’elles nous apprennent sur la piété de cette époque. Cette question du rapport entre cas particulier et généralisation a été reprise par Lucille Nicolas à propos de la compréhension de l’accueil des immigrés Belges par les ouvriers français au 19ème siècle en partant de mouvements de grèves et par Noémie Guilbert qui utilise la représentation du chien à la fin du Moyen-âge pour mieux comprendre la culture noble de cette époque.
Enfin, un dernier groupe est intervenu sur les enjeux de l’échelle biographique en Histoire. Raoul Paulet a présenté les problèmes épistémologiques posés par le choix de l’échelle biographique pour le traitement d’un acteur de la Révolution, Pierre-Joseph Duhem. Yannick Daval a montré que la biographie d’un noble au Moyen-âge ne pouvait se réduire à l’époque de sa vie mais au contraire s’étendre à son héritage familial et à la mémoire qui a été entretenue sur lui. Yutaro OZAWA a expliqué comment l’échelle hagiographique avait été utilisée par Hincmar, évêque de Reims au 9ème siècle, pour le service de Charles II le Chauve. Enfin, Michel Belliart a raconté comment la biographie d’un clerc du Haut-Moyen âge pouvait éclairer la géographie de cette époque.
Pour conclure, on peut dire que cette journée a permis aux étudiants de se familiariser avec la notion d’échelle. Elle leur a également permis de réfléchir de manière plus approfondie sur la définition de leurs sujets : quelle(s) durée(s), quelle(s) surface(s) géographique(s) et pourquoi ? Quelle portée argumentative à leur étude mais aussi quelles limites (temporelles, spatiales, épistémologiques) ?
Crédit image de une : Shadow Ladder by Alan Levine, cc sur Flickr
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