Selon Philippe Perrenoud [1], le but de l’enseignement par alternance devrait être l’articulation de la théorie et de la pratique. Pourtant, bien qu’étant « l’esprit du temps », comme le souligne l’auteur, cet objectif ne s’impose pas à tous comme une évidence.
D’aucuns, en effet, considèrent que tout l’effort scolaire doit porter sur la théorie, arguant que les pratiques concernent des routines faciles à acquérir et que ce qui figure l’essentiel du guidage de l’action, c’est la rationalité. D’autres, à l’inverse, soutiennent que la pratique s’apprend empiriquement, par essais et erreurs, et que la théorie, du reste souvent déconnectée des réalités, n’est pas vraiment utile à la construction des compétences.
En créant un parcours « d’alternance associative » à Grenoble École de Management, dans lequel les étudiants partagent leur temps entre des cours théoriques et un plein engagement dans des projets associatifs, nous avons rejeté ces opinions qui écartent la possibilité d’une véritable articulation entre théorie et pratique. Au contraire, voulant faire des liens théorico-pratiques le credo de l’alternance, nous nous sommes appuyés sur une vision plus riche et interdépendante de ces concepts.
Pluralité des types d’apprentissage
L’articulation exige, en premier lieu, de reconnaître la pluralité des types d’apprentissage et des conditions de leur accomplissement. A côté des connaissances pures acquises en classe, qui fondent nos savoirs théoriques ou, communément, notre culture générale, il existe d’autres types d’apprentissage – les savoir-faire, les savoir être – qui, eux, ne se font que dans le concret de l’action, au travers d’une pratique régulière et intensive : c’est en forgeant que l’on devient forgeron ! dit le vieil adage toujours frappé au sceau du bon sens. Dès lors, la pratique ne peut se réduire à l’insignifiance de quelques savoir-faire ou savoir être obtenus sans peine, ni délai, ni effort.
Théorie inspiratrice
L’articulation impose, ensuite, de refuser que la théorie demeure inerte et inutile à la vie de tous les jours. Même si nos connaissances s’étiolent avec le temps et déclinent inexorablement à l’état de culture résiduelle, elles n’en demeurent pas moins, aux yeux de Jacqueline de Romilly [2], un trésor ! Un trésor, car elles aident à vivre… c’est-à-dire à mieux percevoir le monde, mieux le comprendre et, in fine, mieux décider et agir pour le transformer.
Ainsi la théorie, plutôt que d’être dissociée de la pratique, doit la servir, en être le guide, la source inspiratrice qui l’irrigue autant qu’elle assèche, dans le même temps, nos penchants naturels pour la pensée intuitive ou l’usage du sens commun, véritables ennemis de la performance. C’est en forgeant que l’on devient forgeron, certes ! Mais le meilleur forgeron sera celui qui, instruit, connaissant la chimie et l’ergonomie, choisira le fer le plus pur et le battra du geste le plus sûr.
Savoirs contextualisés
L’articulation s’admet aussi par le fait que l’application de la théorie n’est jamais spontanée et directe. La psychologie cognitive a démontré que nos connaissances apparaissent dans le cerveau sous deux principaux formats : d’abord, sous la forme de connaissances générales telles qu’enseignées à l’école, c’est-à-dire dans un ordre logique et de manière abstraite ; ensuite, sous la forme de savoirs contextualisés, après qu’au travers de la résolution de problèmes pratiques, les connaissances générales ont été restructurées en "connaissances fonctionnelles" directement dépendantes du contexte dans lequel elles ont été construites.
Aussi, ce n’est que lorsque les connaissances ont été reconfigurées qu’elles deviennent vraiment assimilées et réutilisables dans l’action. A ce titre, Bastien et Bastien-Toniazzo (2004) [3] citent l’exemple éloquent de ces pilotes d’avion qui apprennent par cœur des procédures de pilotage mais qui, une fois installés dans le cockpit d’un simulateur de vol, se comportent très différemment de la planification prévue : ils ont en fait, avec l’exercice et en fonction des contraintes de l’action, restructuré la théorie mémorisée.
Il existe donc une exigence à relier les connaissances apprises en classe à des situations de vie, car c’est là une condition impérative pour que nos savoirs théoriques deviennent fonctionnels en dehors de tout contexte scolaire (Brousseau, 1996) [4].
Expérience sensible
L’articulation, enfin, repose sur l’idée que la pratique, si elle est éclairée par la rationalité, peut, réciproquement, être à l’origine d’un progrès de la théorie. Du fond des âges à nos jours, des grands hommes ont témoigné de la nécessité de vivre physiquement les phénomènes pour bien les comprendre. Platon conseillait aux médecins d’attraper les maladies de leurs patients pour mieux les traiter ensuite. Rousseau craignait l’abus des livres et voyait dans l’expérience sensible des choses une excellente éducation : laissez l’enfant se brûler et il comprendra les dangers du feu, laissez-le se perdre dans la forêt et il verra l’intérêt de l’astronomie !
Plus près de nous, sœur Emmanuelle affirmait que, pour comprendre la misère, il fallait vivre au milieu des miséreux, comme eux. La pratique n’est donc pas une simple application, elle est également une compréhension. Aussi, qui n’a pas, remplissant une mission associative, vécu la démotivation d’un collaborateur, les retards d’un fournisseur, la sous-estimation de dépenses, le mécontentement d’un client, l’échec d’un projet… ne pourra être en mesure d’en saisir la réalité profonde et tirer parti de ce vécu expérientiel pour progresser.
Articulation
Une pratique effective, berceau des compétences, une théorie anticipant et éclairant l’agir, des connaissances réorganisées par le truchement de l’action, tels sont les principes fondamentaux qui charpentent la pédagogie de l’alternance associative dans notre école. Dès lors, toute l’ambition est d’inciter les étudiants à travailler, selon la belle formule de Kant, à la "jointure du théorique et du pratique" afin qu’ils ressentent au plus profond d’eux-mêmes la fécondité du rapprochement de ces termes, en apparence seulement, opposés.
Les associations sont le lieu idéal pour ce faire, puisqu’elles constituent un espace de « vraie » vie où se multiplient les situations-problèmes authentiques et les opportunités de les résoudre à l’aune de multiples enseignements théoriques : cours sur le management, le leadership, les ressources humaines, l’éthique professionnelle, la gestion de conflits, la communication, les achats, la fonction de trésorier, pour principaux exemples.
Bien sûr, les écoles devraient par principe demeurer des lieux paisibles pour apprendre, et laisser des étudiants aux commandes d’associations les exposent irrémédiablement aux vicissitudes du monde professionnel. Mais si des soucis peuvent parfois les assaillir et venir perturber la quiétude de leur vie scolaire, pour peu qu’ils soient surmontables, nous ne nous plaignons pas non plus qu’il en survienne, car nous savons alors notre enseignement en complète résonnance avec l’ultime conseil de Rousseau : « Aux apprenants, ne rien dire qu’ils ne puissent voir, ne rien montrer qu’ils ne puissent faire ! »
Répondre à cet article
Suivre les commentaires : |