Un article de Denis Lemaitre, communication au colloque QPES 2019, "(Faire) coopérer pour (faire) apprendre ?", une publication sous licence CC by sa nc
Ensta Bretagne, Unité de recherche Formation et Apprentissages Professionnels,
2 rue François Verny 29806 Brest cedex 9, denis.lemaitre@ensta-bretagne.fr
Bilan de recherche en pédagogie / symposium
1.Introduction
Le travail collectif est un usage pédagogique de plus en plus répandu dans l’enseignement supérieur, permettant de répondre à différentes préoccupations comme par exemple de lutter contre la passivité et la dispersion des étudiants, de diminuer les heures de cours de format classique, de rationaliser les contenus, de s’adapter aux usages numériques. Il revêt des modalités diverses comme le travail en petits groupes, les démarches de projets, les ateliers, les simulations, toutes les situations de production d’artefacts (objets réels ou virtuels), de connaissances (enquêtes) ou d’événements (manifestations). Rompant avec l’enseignement magistral, ces dispositifs collectifs s’inscrivent globalement dans le courant des pédagogies actives, dans la mesure où ils visent à organiser et à stimuler des activités d’apprentissage et des interactions sociales autres que celles classiques entre l’enseignant et les étudiants. Ils s’inscrivent dans une épistémologie socioconstructiviste, qui voit les connaissances comme le fruit d’une production collective et d’échanges sociocognitifs entre pairs. La coopération apparaît également comme une norme d’organisation du travail, à laquelle il s’agit de préparer les futurs diplômés. Ainsi véhicule-t-on dans l’enseignement supérieur une vision largement positive des démarches collectives, comme modes rationnels d’organisation des apprentissage.
Est-ce à dire que le travail collectif conduit nécessairement aux apprentissages visés par l’enseignant, et en particulier qu’il est le gage de l’acquisition des compétences réflexives, nécessaires à l’éducation intellectuelle de futurs diplômés, dont on attend qu’ils deviennent experts techniques autonomes dans leurs domaines, et acteurs socialement responsables ? Les enseignants font l’expérience que l’organisation du travail en équipe ne garantit pas toujours les apprentissages, et qu’un certain nombre de biais existent dans ces démarches. On constate en effet des mécanismes de groupe qui constituent des freins à la prise de recul et la construction de l’autonomie intellectuelle de chaque étudiant pris individuellement. Cette communication vise donc à offrir des pistes de réflexion pour penser ces phénomènes inconscients, les limites intrinsèques au modèle collectif sur le plan anthropologique et sociologique, et à identifier les conditions nécessaires à un apprentissage de la réflexivité, pour l’éducation à l’esprit critique et la formation intellectuelle des étudiants.
La réflexion proposée ici s’appuie sur une recherche de type théorique autour du concept de mimesis, l’hypothèse étant que ce concept présente une valeur heuristique pour comprendre ces limites, et poser les conditions d’une éducation intellectuelle des étudiants. Différents auteurs sont ici mobilisés, ayant plus particulièrement pensé le phénomène de mimesis en éducation.
2. Le phénomène de mimesis dans les collectifs en situation d’apprentissage
2.1. Phénomènes indésirables dans l’engagement collectif des étudiants.
Tous les enseignants disposant d’un peu d’expérience des pédagogies de groupe peuvent observer des mécanismes de résistance ou de déviance par rapport aux consignes données aux étudiants, lorsqu’elles visent à faire acquérir des savoirs et, au-delà de l’exécution d’un certain nombre de gestes, à stimuler la réflexivité. Sans faire preuve de mauvaise volonté, les étudiants adoptent spontanément des attitudes cognitives sans se questionner sur leur pertinence ou sans qu’elles soient soumises à des objectifs premiers de découverte de la vérité. Leur engagement dans l’activité varie en fonction de la manière dont ils jouent le jeu, comme le dit la langue populaire, c’est-à-dire la façon dont ils acceptent d’entrer dans la mise en scène pédagogique, dans l’activité décrétée par l’enseignant. Cette activité n’est pas de la « vraie vie »mais un jeu, une simulation, une situation artificielle crée au sein du contexte éducatif. Les étudiants manifestent un engagement mimétique (Durand et al., 2013) au sens ils imitent ce que l’enseignant veut leur faire faire, ou parfois imitent des comportements prescrits, comme les gestes professionnels, ou bien encore les codes sociaux de la communauté étudiante. Or dans certains cas les étudiants adoptent collectivement des comportements qui ne répondent pas aux attentes de l’enseignant. Différents types de situations peuvent être cités à titre d’exemple.
En premier lieu, il arrive fréquemment que les étudiants travaillant en groupe cèdent à une certaine forme d’activisme, en se centrant sur les tâches à exécuter plutôt que sur la réflexion collective et les interactions sociales. Il s’agit pour eux d’accumuler des informations, de réaliser un objet, de produire des avis, de lancer des calculs ou des essais, d’enquêter sur le terrain, etc., sans prendre le temps de la spéculation scientifique ou de la réflexion stratégique collective. Pour les enseignants, voir agir les étudiants est un gage satisfaisant de leur activité concrète, mais la production intellectuelle et les apprentissages peuvent s’avérer décevants,si les étudiants ne prennent pas de recul sur les tâches et ne sont pas en situation d’acquérir des principes et de produire des réflexions sur les thèmes travaillés.
Dans d’autres cas, il arrive que les étudiants se centrent sur les relations du groupe et non plus sur la tâche (pour reprendre la célèbre distinction de la grille de Bales). Ils peuvent mimer les échanges, la collaboration, mais en jouant leurs attitudes sans approfondir les contenus. Ils respectent les formes et les conventions, utilisent les outils de médiation (réunions, comptes rendus, etc.), leur groupe vit bien, mais sans forcément viser la production intellectuelle attendue de l’enseignant.
Un autre type de phénomène de groupe est la production de sur-consignes ou d’interdits symboliques, qui empêchent les étudiants de produire des inférences à partir de la confrontation des contraintes et des possibles. Ils peuvent ainsi buter sur le réel, qu’il s’agisse de principes techniques, de contraintes économiques, d’usages professionnels, d’avis prononcés par leurs pairs, leurs encadrants, etc., sans chercher à problématiser et à dépasser les obstacles. Ce type de blocage est stimulé par la recherche du consensus et la conformation aux normes du groupe. Une imitation servile permet aux individus d’éviter les conflits, d’économiser de l’énergie et du temps. Les étudiants convergent alors vers une pensée dominante, des idées préconçues, sans exercer leur esprit critique.
Dans des cas plus graves, on peut observer des phénomènes de rivalité entre étudiants ou entre groupes, ou encore des formes de désengagement, de refus d’agir et de respecter les demandes de l’enseignant.
2.2.La mimesis dans les apprentissages.
La plupart de ces phénomènes échappent au contrôle rationnel. Ils sont inconscients au sens premier du terme, en ce qu’ils échappent à la conscience des étudiants, et même des enseignants. Ils sont de nature mimétique et se situent sur un autre registre d’activité que celui de l’exercice de la raison. En quoi le concept de mimesis permet-il précisément de comprendre ces phénomènes ?
Au sens de l’imitation et de la reproduction d’attitudes et de discours, la mimesis joue un rôle important dans les apprentissages. Les travaux menés en psychologie cognitive ont montré depuis longtemps le rôle de l’imitation dans l’éducation dès le plus jeune âge (Winnykamen, 1990 ; Weil-Barais, 2001 ; Archee, 2015). A l’école, la socialisation du jeune enfant se fait par l’imitation de ses pairs et la conformation à des modèles de comportement (sous l’influence de l’institution, des enseignants, et des parents). Ce phénomène joue encore un rôle important dans l’enseignement supérieur, même si l’activité réflexive y est beaucoup plus développée. Les formations professionnalisantes de haut niveau par exemple (enseignants, médecins, ingénieurs, etc.) sollicitent largement des pratiques mimétiques pour l’appropriation des gestes professionnels et des cultures institutionnelles. Dans tous les contextes de formation en effet, la mimesis apparaît comme un moyen d’acquisition et d’appropriation des savoirs et des savoir-faire, y compris comportementaux. Elle recouvre un ensemble de phénomènes psychologiques, sociologiques et plus largement anthropologiques liés entre eux dans la dynamique humaine d’apprentissage.
Le phénomène de mimesis est plus complexe que ce que véhicule le mot imitation en français : il ne s’agit pas en effet d’une reproduction à l’identique. Dans le cas des savoirs enseignés, les contenus sont reconfigurés par le sujet en fonction de sa psychologie,de ses formes de pensée, de ses déterminants sociaux, de ses valeurs et croyances, de sa volonté et de ses projets, etc. (Kemp, 2006 ; Gadamer, 1996). Chaque sujet apprenant construit pour lui-même une représentation de ce qui lui est présenté, en rapport avec les références qu’il peut mobiliser pour donner du sens à ce qu’il apprend. La mimesis a donc fortement partie liée avec les représentations sociales (Gebauer et Wulf, 2005 ; Wulf, 2014, 2002, 1998). Elle comporte également une dimension créatrice, particulièrement étudiée dans le domaine de l’esthétique (Gifen, 2002 ; Perret,2001 ; Ricœur, 1983 ; Auerbach, 1968).
Dans le domaine de l’éducation, la place de la mimesis a été mise en évidence dès les Grecs anciens, comme en témoignent Platon et Aristote, qui ont d’ailleurs une appréciation différente du phénomène. Platon est particulièrement sensible au risque de faire imiter aux jeunes personnes ce qui est malséant. La poésie notamment, qui structure le rapport au monde, se doit selon lui d’être édifiante et de ne pas flatter les bas instincts. Le concept de mimesis rend ainsi compte de phénomènes anthropologiques au cœur des mécanismes du rapport à la connaissance et des apprentissages, dans les relations avec l’environnement et avec autrui. Mais ce rôle est ambigu, car elle est tout à la fois une base et un obstacle aux apprentissages, notamment dans la relation à autrui.
3.L’ambivalence mimétique et les choix pédagogiques de l’enseignant
3.1.La mise en scène pédagogique
Toute pédagogie repose sur une mise en scène de type mimétique, en ce qu’elle crée des situations de jeu plus ou moins en rapport avec les scènes de la vraie vie. Les étudiants savent qu’ils ne sont pas dans « la vraie vie » lorsqu’ils se retrouvent dans des contextes de formation spécifiques et acceptent le contrat didactique qui leur est proposé. Ce sont les étudiants, les enseignants et les institutions de formation qui donnent du sens et de l’intérêt aux situations de formation, au regard de l’utilité ou de la pertinence des savoirs mobilisés. Les dispositifs pédagogiques créent les modalités d’un jeu mimétique destiné à plaire aux étudiants et les aider à produire du sens. Mais la réaction des étudiants ne correspond pas forcément aux attentes de l’enseignant, et les effets produits sont parfois inattendus. Comme on l’a vu ci-dessus, les situations de travail collectives peuvent amener un certain nombre de déviances par rapport aux objectifs de formation, en fonction des comportements des étudiants.
Ce que les règles du jeu fixées par l’enseignant donnent à imiter ou à représenter, par exemple la résolution d’un problème, la réalisation d’un projet, la simulation d’une situation professionnelle, etc., conditionnent fortement l’activité d’apprentissage des étudiants. Le fait de « jouer » des situations à plusieurs conduit ces derniers à imiter et mettre en scène des postures de l’action, et dans certains cas à se désengager de la situation, en restant passifs ou en contestant l’activité proposée. Comme nous l’avons vu, les étudiants mis en groupe ne recherchent pas toujours une véritable coopération, c’est-à-dire un enrichissement intellectuel mutuel par les échanges, la mobilisation, la confrontation et la production des idées, mais parfois plutôt un accord de répartition des tâches à effectuer, en cherchant à imiter à moindres frais la réalisation attendue par l’enseignant. Ce dernier n’a donc pas, du point de vue pédagogique, qu’un rôle d’organisateur et de régulateur des situations d’apprentissage. Il se doit aussi de veiller à ce que la mobilisation des savoirs scientifiques (au sens large) soit effective, et à ce que les étudiants développent une réflexion sur leur vécu, tant sur les phénomènes qui se sont produits dans le groupe que sur les événements ayant accompagné leur activité (ex. : la manière dont ils ont été reçus lors d’une enquête) et sur les contenus de connaissance qu’ils acquièrent et consolident. Cette réflexivité, aux différents niveaux que sont la maîtrise des savoirs, les interactions sociales et le recul critique, peut être stimulée par des techniques pédagogiques comme le débriefing, l’évaluation par les pairs, la controverse, la rédaction d’analyses individuelles, etc. L’enseignant a donc en charge de mettre en scène ces moments de réflexivité tout comme d’intervenir, sur la base de sa propre expertise scientifique ou professionnelle, dans le cours des situations, pour réorienter les étudiants dans leur quête intellectuelle. Ce sont les conditions d’une métacognition qui, dans l’enseignement supérieur, est aussi importante que l’acquisition des savoirs opérationnels. Elle passe, pour l’enseignant, par la régulation des phénomènes de groupe.
3.2.Du désir mimétique à la formation de l’esprit critique
Comme l’a montré René Girard à propos des phénomènes de groupe, la mimesis joue un grand rôle dans la manière dont se règlent les rapports humains dans les collectifs. Un point central est la question du désir qui concerne, pour ce qui nous intéresse, les formes d’engagement des étudiants dans les activités et dans les groupes de travail. René Girard décrit ainsi le désir mimétique comme une condition anthropologique fondamentale (Girard, 1990, 2002). Si nos désirs sont mimétiques, c’est qu’ils ne sont pas déjà fixés au départ sur des objets précis (nourriture, sexualité, etc.), à la différence de ce qui règle l’instinct animal. Aller vers des objets déjà déterminés relèverait de l’instinct, mais nous avons perdu une partie de notre animalité et avons des désirs qui ne se portent sur rien : c’est pourquoi « Sans désir mimétique il n’y aurait ni liberté ni humanité. Le désir mimétique est intrinsèquement bon » (Girard, 1999, p. 33). Et c’est précisément parce que nos désirs ne sont fixés sur rien de prédéterminé qu’ils deviennent mimétiques, c’est-à-dire produits à partir des comparaisons et des relations avec autrui. Mais nous avons une tendance première à désirer ce qu’autrui désire, ce qui est source de rivalité et peut conduire, à l’échelle des collectifs, à des crises de violence destructrice. Selon René Girard, la manière dont les groupes règlent leurs crises mimétiques, qui conduisent généralement à la violence de tous contre tous, est la désignation d’un bouc émissaire, permettant de fixer les haines et de les expurger sur cette entité désignée, même si la plupart du temps elle n’est pas coupable. Ce philosophe et anthropologue consacre l’essentiel de son œuvre à dénoncer les effets néfastes de la mimesis comme source de la violence, à travers les mythes, qui pour l’essentiel décrivent ces crises mimétiques et ces phénomènes de haine de tous contre tous, jusqu’à leur résolution par la désignation du bouc émissaire. Mais, auteur d’inspiration chrétienne, il s’attache également à démontrer en quoi le Christ et les Evangiles démontent ces mécanismes anthropologiques de la violence mimétique, en les renversant et en les mettant au jour. Même s’il n’y insiste pas, René Girard laisse donc ouverte la possibilité d’une mimesis vertueuse qui permet une imitation émancipatrice par la raison, le dévoilement des faits et leur compréhension. Cette possibilité relève essentiellement de la mimesis externe (Girard, 2002), c’est-à-dire lorsqu’autrui ne me ressemble pas, ne se situe pas sur le même plan que le mien, et que par conséquent je ne suis pas en rivalité directe avec lui. Lorsque le modèle dépasse de loin le sujet, il n’y a pas de rivalité mais stimulation. La plupart des enseignants évoquent ainsi, dans leur propre parcours de formation, la figure d’un ou plusieurs de leurs maîtres les ont marqués,qu’ils admiraient profondément comme exemplaires, nettement au-dessus d’eux, et qui souvent leur ont donné l’envie d’enseigner. Pour reprendre l’interprétation girardienne, ces modèles d’enseignants ont su leur faire désirer ce qu’ils désiraient eux-mêmes, c’est-à-dire les savoirs littéraires, scientifiques, techniques, artistiques, etc., qu’ils maîtrisaient et produisaient. Ce phénomène est très profond dans l’acte d’enseigner, car si l’enseignant ne sait pas créer un désir intellectuel, l’apprentissage n’est qu’acquisition superficielle ou n’est pas consenti par les étudiants. A l’inverse de la mimesis externe, la mimesis interne s’installe lorsque l’imitation du désir de l’autre s’installe entre pairs, c’est-à-dire lorsque l’objet du désir ne paraît pas plus légitime pour autrui que pour soi. René Girard voit dans cette mimesis interne le début de la rivalité mimétique et de la violence. La rivalité peut s’installer entre pairs dans les groupes d’apprentissage, et entre ces groupes. Lorsque les équipes d’étudiants sont placés entre eux dans une forme de concurrence, comme dans les jeux d’entreprise par exemple, il n’est pas rare de constater que la rivalité et la compétition l’emportent vite sur le désir de comprendre le fonctionnement des entreprises. Dans certains cas, dans la constitution des groupes ou dans la vie des collectifs d’étudiants, il n’est pas rare de constater des phénomènes de boucs émissaires, qui peuvent être des étudiants d’autres origines, d’autres types de formation, ou même l’enseignant lui-même.
On comprend que le rôle de l’enseignant est central pour éviter ce type de dérive mimétique. Or les pédagogies actives fondées sur le travail de groupe ont tendance à placer l’enseignant dans un rôle de metteur en scène, d’animateur et de gestionnaire des situations, non de modèle. Un risque est pour lui de ne plus incarner la magistralité, la posture de celui qui détient les savoirs et explicite le sens à leur donner. Le risque est que la relation avec l’étudiant soit du registre de la mimesis interne, dans laquelle les sujets sont placés au même niveau, ce qui peut générer des formes de rivalité. La mise en place d’une mimesis externe passe par le fait d’assumer cette différence de maîtrise de la connaissance, pour stimuler le désir d’apprendre chez les étudiants, même si la mimesis externe peut dans certains cas générer elle-même des formes de rivalité stérile (Meunier, 2003). Un rôle important de l’enseignant, par rapport aux groupes, est donc de parvenir à réguler les phénomènes de contagion mimétique, de rivalité, de déplacement du désir vers des éléments extérieurs à sa discipline, à son cours, à ses objectifs de formation. C’est pourquoi une fonction importante de l’enseignant est de questionner les étudiants sur leurs propres systèmes de représentations, sur leur rapport au savoir et sur les relations au sein des collectifs : que se passe-t-il dans les groupes, comment qualifier et évaluer les faits, quelles formes de connaissances sont stabilisées, comment les situer dans un champ scientifique plus vaste ? L’enseignant n’est pas que celui qui dispense les savoirs mais celui qui les garantit, qui peut montrer aux étudiants les obstacles sur lesquels ils butent et les aider à les franchir. Il assume la posture du maître au sens où il incarne celui qui sait. Il invite les étudiants à jouer sur différents registres cognitifs pour saisir la complexité réelle des problèmes à résoudre. Il assume son rôle d’enseignant au sens étymologique, qui est de « faire connaître par un signe », de « désigner », de « mettre en signes », de « signaler ». C’est en cela que, du point de vue pédagogique, les travaux réflexifs demandés aux étudiants revêtent une grande importance, qu’il s’agisse de l’évaluation, de l’analyse du fonctionnement des groupes, de temps de débriefing, etc.
4.Conclusion
Dans un contexte de réflexion sur les pratiques pédagogiques, le concept de mimesis nous conduit donc à réfléchir sur la conduite des enseignants. Les phénomènes anthropologiques que décrit la mimesis nous montrent à quelles conditions le travail collectif peut permettre un authentique apprentissage intellectuel de type réflexif. Les phénomènes mimétiques (de désir, de contagion, de rivalité, etc.) peuvent constituer des obstacles mais sont aussi des conditions de l’apprentissage, lorsque s’établit un tiers éducatif (Xypas, Fabre et Hétier, 2011), à travers un processus mimétique vertueux. L’apprentissage d’une raison critique et de théories assimilées passe par un désir d’imiter et de représenter, que l’enseignant doit pouvoir mettre en valeur, en évitant les enfermements mimétiques. Dans les pratiques éducatives, on observe fréquemment un certain rejet du savoir savant, de la culture générale au sens large, qui est pourtant le matériau du sens critique. La socialisation que représente l’éducation repose moins aujourd’hui sur la production de connaissances censées procurer la vie paisible grâce à un recul critique sur le monde, que sur la transmission de savoir-faire facilitant la communication et l’échange. On passe directement de l’appropriation de savoirs normés (qui sont pour beaucoup des connaissances procédurales) à leur reproduction efficace en direction des autres. L’étude du phénomène de mimesis dans les travaux de groupe nous incite à redonner toute son importance à la spéculation intellectuelle et au rôle de l’enseignant comme référent, dans la maîtrise du rapport au savoir et l’acquisition d’une distance critique.
Références bibliographiques
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