Un aéroport, dans le hall d’embarquement. À la sortie des toilettes, face à moi, une petite boîte blanche, un peu usée, m’invite à apprécier mon expérience d’usager. Trois options, pas plus, matérialisées par trois icônes de couleurs différentes. Je regarde cette boîte et je me surprends à penser à la dénonciation de l’esprit du temps prononcée par Christophe Desjours, pour qui tout en ce monde est devenu évaluable et quantifiable, y compris le travail.
Je médite sur l’impact que peut avoir une somme de jugements sur des personnes dont l’activité professionnelle peut constituer une part centrale de l’identité. À partir de quand et comment ces évaluations retombent-elles sur une personne ? Combien peuvent-elles déployer d’effets sur une subjectivité et sur une vie professionnelle ?
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Dans l’avion, je pense à mon institution, qui développe et systématise l’évaluation des cours par les étudiants, et aux enseignants, dont l’identité semble affectée par cette évaluation. La question qui sous-tend cet article prend forme : quel est l’impact de l’évaluation des cours par les étudiants sur l’enseignant du supérieur et comment cela interagit-il avec son identité professionnelle ?
Apprécier une performance
L’évaluation des cours par les étudiants est une pratique fort répandue dans l’enseignement supérieur. Sa mise en œuvre diffère selon les institutions et les intentions des hiérarchies. Dans cette diversité, il est cependant possible de repérer deux fonctions qui lui sont attribuées, consciemment ou inconsciemment :
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le développement professionnel des enseignants
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le contrôle de la qualité de la prestation du corps enseignant, qui peut être associée à d’autres outils de gestion du personnel par les hiérarchies.
L’évaluation à visée de développement professionnel implique une certaine confidentialité des résultats, une adaptabilité aux besoins des enseignants, la possibilité d’un accompagnement favorisant une réflexivité sur son activité professionnelle, voire l’accès à un catalogue de formations.
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Dans une évaluation à visée de contrôle, les résultats sont communiqués aux hiérarchies, la démarche est relativement rigide et ne propose pas de ressources susceptibles de favoriser un apprentissage à partir des pratiques évaluées. Ces deux fonctions de l’évaluation sont cependant à appréhender comme les pôles d’un continuum sur lesquels placer les pratiques plutôt que comme des catégories exclusives. Il peut y avoir des recoupements.
Ces pratiques invitent les étudiants à apprécier l’enseignement en remplissant des questionnaires, ceci afin de canaliser, contenir et stimuler leurs appréciations à l’intérieur de certaines limites. L’évaluation porte sur des sujets tels que les supports proposés, l’organisation de l’enseignement ou la communication orale. Ce qui devrait être apprécié par les étudiants, ce sont donc des performances censées favoriser l’apprentissage. Les résultats des évaluations individuelles sont ensuite quantifiés. Ce que l’enseignant reçoit une fois les questionnaires traités, c’est une synthèse des appréciations des étudiants, voire parfois l’intégralité brute de ces appréciations. Ces questionnaires peuvent également contenir une partie dédiée à des commentaires.
Le vécu par l’enseignant de ces pratiques est sous la dépendance de la fonction objective de l’évaluation, mais aussi de la lecture subjective qu’il en a. Fonction objective et perception peuvent correspondre. Il n’est cependant pas rare que l’enseignant vive comme relevant du contrôle un dispositif pensé par les hiérarchies dans une visée de développement professionnel. Ou, inversement, qu’un enseignant se réapproprie, pour son propre développement professionnel, un dispositif d’évaluation à visée de contrôle.
Vers une nouvelle forme de souffrance ?
Ces pratiques d’évaluation transforment le rôle et l’imaginaire attachés au corps estudiantin. Enseigner fait partie de ces métiers impossibles. La matière avec laquelle travaille l’enseignant est dotée de parole, d’une subjectivité, d’attentes et de modèles issus d’expériences diverses. Avec les pratiques d’évaluation, cette matière peut devenir un accélérateur du processus de formation professionnelle mais aussi, dès lors que l’évaluation est utilisée par les hiérarchies comme un outil de management, et selon l’appréhension qu’en ont les enseignants, constituer un danger potentiel pour les enseignants.
L’évaluation est le plus souvent annoncée à l’avance aux enseignants et aux étudiants. Elle s’immisce alors au cœur de la relation pédagogique, et la complexifie. Elle fait de cette relation une relation à trois : enseignant, étudiants, hiérarchie.
Les étudiants possèdent des attentes sur les modalités pédagogiques et les modèles d’enseignants qui peuvent ne pas correspondre à l’image que l’enseignant s’est forgée de lui-même et de sa pratique, voire aux impératifs pédagogiques que les hiérarchies peuvent imposer. Ces écarts peuvent être source de tension et trouver dans l’évaluation un lieu où se matérialiser.
Cette relation enseignant/étudiants/hiérarchie peut engendrer une nouvelle forme de souffrance pour le corps enseignant. Il faut comprendre la souffrance comme immanente au travail. Elle indique la résistance du réel. Elle peut être vecteur d’apprentissage dans la mesure où elle peut pousser à modifier sa pratique et à compléter ses savoirs. Mais elle peut aussi faire s’effondrer la puissance d’agir et le sens du travail.
Accélérateurs ou agents doubles ?
La formule « les étudiants me forment » résume l’idée exprimée par certains enseignants et s’inscrit dans ce versant positif de la souffrance. L’enseignant du supérieur n’a que rarement une formation en pédagogie. Devenir enseignant du supérieur, c’est dans une certaine mesure apprendre sur le tas et dans une certaine solitude. L’évaluation peut convertir les étudiants en partenaires de la formation professionnelle de l’enseignant. L’appréciation de leur enseignement est alors comprise par les enseignants comme une procédure permettant de prendre conscience de leurs performances relativement aux diverses dimensions évaluées.
La formule « les étudiants ne sont ni bienveillants ni compétents pour évaluer mon enseignement et pourtant la hiérarchie les utilise pour gérer ma carrière » résume une autre idée exprimée par certains enseignants rencontrés. Pour certains membres du corps enseignant, l’évaluation convertit malgré eux les étudiants en agents doubles au service d’une hiérarchie qui utilise l’évaluation comme un outil de contrôle et de mise en concurrence. Dans ce cas de figure, la relation pédagogique peut perdre, du moins pour l’enseignant, un peu de ses caractéristiques de bienveillance et de confiance.
Allons plus loin : est-il possible d’enseigner dans la méfiance et l’hostilité, d’enseigner à un public perçu comme un potentiel danger ? Dès lors que la hiérarchie est perçue comme hostile, et que les étudiants sont considérés comme un maillon d’un système pervers, la mobilisation dans l’activité et la dynamique de développement professionnel ne risquent-elles pas l’épuisement ?
Des identités
L’évaluation du travail de l’enseignant a un impact sur son développement professionnel et une incidence notable sur la relation pédagogique. Mais l’évaluation de sa performance s’immisce plus en profondeur. Gernet et Desjours insistent sur un point auquel il faut en effet être attentif : le travail ne peut s’appréhender comme une chose séparée de celui qui le réalise. L’évaluation, en se systématisant et en s’institutionnalisant, affecte le cœur de l’identité de l’enseignant qu’elle remet en effet périodiquement en question.
Elle multiplie et resserre les étapes de confirmations. Cette situation, relativement nouvelle pour le corps enseignant, donne lieu à une sorte de précarité identitaire chez les enseignants.
Dans l’étude sur la façon dont l’évaluation est vécue par les enseignants rencontrés, le concept de formes identitaires développé par Claude Dubar constitue une entrée d’analyse intéressante. Claude Dubar définit les formes identitaires comme des configurations socialement pertinentes et subjectivement significatives permettant aux individus de se définir et de définir les autres dans la durée d’une vie. Ses travaux proposent quatre formes identitaires qui actuellement coexistent dans nos sociétés : communautaire, statutaire, réflexive et narrative.
Lorsque l’on écoute les enseignants que nous avons rencontrés, il semble bien qu’au-delà de la fonction objective attribuée à l’évaluation et de la perception subjective par l’enseignant de cette fonction, il soit possible de repérer deux formes identitaires qui, pour une part, déterminent la façon dont l’évaluation est vécue et intégrée par l’enseignant :
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la première forme est la forme narrative de l’identité enseignante. Cette forme privilégie le récit de conquêtes afin de réaliser des engagements éthiques. Dans cette forme narrative, les évaluations sont appréhendées comme des opportunités afin de se développer, comme des occasions de se construire et de réaliser au mieux ses engagements.
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la seconde est la forme statutaire de l’identité enseignante. Elle se construit autour du statut valorisé et pérenne d’enseignant. L’enseignant se définit ici massivement dans et par un système hiérarchisé et institué. Cette forme est plus menacée par l’évaluation dans la mesure où celle-ci fragilise le statut de l’enseignant, reconfigure la relation pédagogique traditionnelle et met à mal la possibilité d’une stabilité acquise, et conquise, une fois pour toutes.
Pour qui est intégré dans des actions de mises en place de dispositifs d’évaluation, il est frappant de constater le peu de place donnée à la subjectivité des enseignants, et plus largement à la façon dont l’évaluation reconfigure aujourd’hui l’identité de l’enseignant du supérieur.
L’évaluation suppose en effet des changements identitaires majeurs chez certains enseignants et il est pertinent de se pencher sur la crise que génèrent sa diffusion et sa généralisation dans l’enseignement supérieur.
Juan Carlos Pita ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son poste universitaire.
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