Un article repris du magazine The Conversation, une publication sous licence CC by nd
L’extraordinaire synchronisation de nos expériences due à la pandémie favorise une prise de conscience globale de l’urgence de nous réinventer et nous offre l’opportunité de transformer nos modes d’organisation. Cela suppose, en amont comme en aval des décisions politiques, de partager et d’échanger, et donc d’offrir les conditions nécessaires à des conversations citoyennes constructives. « L’autorité, c’est celle qui grandit l’autre », selon Michel Serres. Un débat qui fait autorité, c’est donc un débat qui fait grandir.
Or, ce qui nous est donné à voir, à trois mois de la présidentielle française, c’est la pauvreté persistante du débat politique. La fascination renouvelée pour les idées excluantes, pessimistes, nostalgiques ne se dément pas. Des tentatives racoleuses de diversion par rapport aux grands défis de notre époque tentent de s’imposer. Comme s’il était possible de conjurer les demandes sociales et les grands bouleversements anthropologiques et écologiques amplifiés par la pandémie.
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Aux tentations autoritaires qui s’efforcent de réduire le rôle des corps intermédiaires et des contre-pouvoirs et de disqualifier les savoirs critiques et la science, s’ajoute, en démocratie, la défense crispée des postes de pouvoir. Chaque jour prend corps le risque d’une disparition progressive des possibilités du débat démocratique, au profit d’une banalisation de la polémique, de l’injure, du mensonge.
Puisque la démocratie est une « forme de vie », comme le dit la philosophe Sandra Laugier, puisque la confiscation de la parole est mortifère, il est essentiel de se battre pour préserver des lieux de dialogue et défendre les formats favorisant l’écoute réciproque et l’expression de récits fondés sur des registres divers de compétences. Entendre ce qu’individus et groupes ont à proposer comme agenda commun suppose de bâtir une société apprenante où chacun participe à co-construire connaissances et reconnaissances.
Ces dernières décennies, sous l’impulsion de mouvements associatifs et de la recherche scientifique, la démocratie s’est étendue, gagnant les lieux de socialisation que sont la famille ou encore l’école. Les sphères du privé et de l’intime sont devenues politiques. La diversité des expériences, des points de vue, des savoirs et savoir-faire est une richesse dont la délibération politique aurait tort de se passer. Tout le monde, à tout âge, mérite d’être vu comme un véritable sujet politique. Comme la démocratie, la citoyenneté, du local au global, gagne à se renouveler.
Promouvoir une citoyenneté fractale
Les fractales ont été inventées par le mathématicien franco-américain Benoît Mandelbrot. Elles décrivent des formes géométriques identiques, quelle que soit l’échelle à laquelle on les observe. À quoi pourrait ressembler une démocratie fractale ? À une démocratie qui présente le même mode de fonctionnement à toutes les échelles. Elle l’est déjà en partie. Par son histoire : elle s’est d’abord développée dans des périmètres restreints avant, petit à petit, de s’étendre, en appliquant à des échelles toujours plus importantes ses principes fondateurs, et en s’ouvrant à un nombre toujours croissant de personnes.
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Cette évolution a eu partie liée avec celle des modes de communication. Plus on a pu diffuser des informations (et des lois) vite et loin, plus il a été possible d’étendre le champ démocratique. Mais la possibilité de débattre directement restait, elle, tributaire de la taille des forums, de la possibilité physique d’organiser des débats contradictoires. On a débattu dans des agoras, des universités, des tribunaux, des salons, des académies, des conseils, des clubs…
Internet a fait voler en éclat ces limites en offrant, pour la première fois de l’histoire, la possibilité d’organiser des débats à grande échelle, y compris à l’international.
En instaurant une « citoyenneté européenne », notre continent a effectué un pas important. Il octroie à tous les citoyens européens des droits formulés dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
En revanche, vous pouvez, par conviction, vous déclarer « citoyen du monde », mais aucun droit ne sera attaché à cet état. Et aucune organisation mondiale n’est désignée par un suffrage direct. Les Nations unies, par exemple, ne comportent aucune « chambre des citoyens ». Du FMI à l’OMC en passant par les COP, les grands enjeux économiques, environnementaux et climatiques ne sont pas traités de manière démocratique. Il est grand temps d’enrichir ce système d’autres modalités d’expression et de prise de décision, à toutes les échelles.
Ouvrir les consultations
Première piste : la constitution d’assemblées ad hoc, sur des sujets spécifiques. La France l’a fait avec la convention citoyenne pour le climat. 150 personnes ont été tirées au sort, représentatives de la société française, et ont travaillé pendant plusieurs mois afin de soumettre des propositions au gouvernement, qui en a repris certaines dans le projet de loi « portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets ».
Selon un décompte réalisé par Le Monde, 78, soit 53 %, ont été « partiellement reprises » et 18 ont fait l’objet d’une reprise intégrale. Comme le souligne la politiste Hélène Landemore, spécialiste de la démocratie délibérative :
« Les 150 citoyens ont rendu des propositions ambitieuses et permis aussi de médiatiser les enjeux climatiques : 70 % des Français disent aujourd’hui connaître ces propositions. »
Il serait intéressant d’observer l’élan porté par une telle initiative en vue d’un mouvement plus global : une future assemblée citoyenne mondiale sur le climat, par exemple.
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Deuxième piste, les technologies civiques (« civic tech »). Il s’agit de plates-formes numériques qui permettent de collecter des données à toutes les échelles, y compris très grandes, d’organiser la confrontation des idées, l’évaluation des propositions et, in fine, d’aider à la décision.
Transparentes (open source), des plates-formes comme All Our Ideas ou pol.is sont très faciles à utiliser et le sont déjà par des millions de personnes. La première héberge des dizaines de milliers de consultations et a suscité, par exemple, plus de 42 millions de votes autour de questions soumises par les Nations unies (sur le développement durable), l’OCDE (sur l’éducation), la ville de Calgary (pour son budget participatif), ou encore celle de New York, qui s’en est inspirée pour faire émerger plusieurs projets en matière d’environnement.
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La seconde a notamment été popularisée par Audrey Tang, « hackeuse citoyenne » de Taïwan, ex-leader du « mouvement des tournesols » en 2014, aujourd’hui ministre. Elle a déployé toute une série d’outils de consultation et surtout de délibération qui font aujourd’hui partie intégrante de la vie démocratique du pays. Ainsi, explique-t-elle, « les gens sont libres d’exprimer leurs idées, de voter pour ou contre les idées des autres ». Mais on découvre qu’ils « s’accordent sur la plupart des choses, avec la plupart de leurs voisins sur la plupart des questions. Et c’est ce que nous appelons le mandat social ou le mandat démocratique ».
Le temps du « gouvernement humble »
Une troisième piste relève non de la technique mais de la méthodologie ou de l’état d’esprit, c’est ce que les Finlandais appellent le « gouvernement humble ». Il postule que la résolution des problèmes complexes commence par interroger les enjeux structurels et culturels de la prise de décision politique afin de renoncer à la décision verticale pour un « modèle en réseau ».
La mise en œuvre de cette humilité suppose quatre conditions.
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La première consiste à rechercher un consensus, fût-il minimal, sur les objectifs poursuivis et les valeurs communes qui le sous-tendent.
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Deuxième condition : donner de l’autonomie aux différentes entités appelées à mettre en pratique la réforme.
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Troisième condition : des boucles de rétroaction au sein desquelles circule tout ce que les parties prenantes apprennent en appliquant la réforme.
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Quatrième et dernière condition : la possibilité de réviser la réforme en permanence, dès lors qu’une situation ou une connaissance nouvelle remettent en cause ce qui a été décidé.
Si la technologie ne constitue pas la solution au problème de la confiscation de la parole démocratique, elle est un outil qui, bien utilisé, contribue à le résoudre. Et s’il demeure logique et raisonnable de donner aux élus le temps de mettre en œuvre leur programme sur plusieurs années, de nombreux sujets peuvent et doivent être soumis à discussion et à des formes de vote à un rythme bien plus soutenu.
Les nouvelles Lumières doivent donc actualiser leur formidable héritage dans un contexte égalitaire et au regard de deux notions ignorées au XVIIIe siècle : l’accélération (et la finitude de la planète) et la simultanéité des expériences humaines (la mondialisation). Et nous aider à passer d’une logique de l’avoir à une logique de l’être.
Les propositions ne manquent pas. Faire le lien entre la myriade d’initiatives ou de volontés individuelles qui existent et les entités capables d’agir à une large échelle nous invite à multiplier les espaces intermédiaires (middle grounds), des massive open online debates (MOOD), où les idées se transforment en actions, où des personnes d’horizons variés co-construisent des futurs possibles.
À l’occasion de la journée internationale de l’éducation de l’Unesco, le festival « Et si apprendre était une fête ? » en fournit une autre occasion. L’abstention, grandissante, n’est pas (seulement) un signe de dé-participation citoyenne. De multiples autres manières de s’engager dans la vie collective se déploient, dans toutes les générations. Celles et ceux qui aspirent aux responsabilités politiques ne doivent plus les ignorer.
Le dernier livre de François Taddéi, « Et si nous ? Comment relever ensemble les défis du XXIᵉ siècle » est paru aux éditions Calmann-Lévy, en janvier 2022. Chez le même éditeur, Marie-Cécile Naves est l’autrice de « La Démocratie féministe. Réinventer le pouvoir ».
Le LPI dirigé par François Taddei a reçu des financements de la Fondation Bettencourt Schueller.
Marie-Cécile Naves est directrice de recherche à l’IRIS.
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