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Retour d’expérience : quelles pistes pour un commun d’enseignement ?

17 mai 2022 par yann-gauthier Adjectif 439 visites 0 commentaire

Un article repris de https://adjectif.net/spip.php?article567

On relate dans cet article des expériences pédagogiques menées, pendant l’année scolaire 2021/2022 au collège en 6ème et en 5ème, dans le but de métamorphoser mes classes en des communs, au sens d’Elinor Ostrom, d’enseignement. Dans un premier temps, il y est question de mon projet initial, inspiré par la lecture d’expériences pédagogiques antérieures dont, principalement l’école mutuelle de Lancaster et l’école Dalton de H. Parkhurst. Ensuite, les difficultés qui sont apparues dans l’application pratique de ses idées sont décrites, en particulier au niveau de la discipline et comment le système des « détachements » d’Anton Makarenko a été testé dans l’espoir de les résoudre. Enfin, les différents aspects de la méthode mise en œuvre sont discutés et critiqués, notamment le type de pédagogie appliquée. Pour terminer, une discussion à propos de l’écart manifeste entre le dispositif mis en place et le but à atteindre, un commun d’enseignement, permettra d’envisager le chemin qui reste à parcourir. Les outils informatiques ne sont pas un instrument au centre de la méthode mise en œuvre bien qu’ils n’en soient pas absents : les élèves ont dans leurs fichiers des liens vers des vidéos qu’ils peuvent consulter à l’aide de leurs téléphones ou de mon ordinateur.

Un article de la revue Adjectif, une publication sous licence Creative Commons by nc sa

Contexte

J’ai mené deux expériences pédagogiques cette année scolaire 2021/2022. L’une en classe de 6ème et l’autre en classe de 5ème. La première s’inspirait du système « Dalton » et l’autre du « monitorial system » de Lancaster. Le système « Dalton » est une méthode expérimentée par H. Parkhurst, dans une l’école à Dalton puis à New York, dans laquelle chaque enfant élabore son propre plan de travail. Elle y fut Une nécessité afin de faire face à une très grande hétérogénéité des élèves présents. Le « monitorial system » est importé par Andew Bell en 1798 de Madras en Inde où il a pu, selon ses dires, observer des enfants s’apprendre mutuellement l’écriture en traçant des lettres dans le sable. Lancaster, en Grande-Bretagne, systématise cette méthode et l’applique à grande échelle. Ce système sera ensuite diffusé dans toute l’Europe. En France c’est la Société pour l’amélioration de l’enseignement élémentaire, composée de hauts fonctionnaires et d’industriels, qui en fit la publicité avant d’effectuer un revirement, à l’image de Guizot. Ce système bien développé en France au XIX ème siècle et ayant largement montré son efficacité en divisant par deux le temps nécessaire pour apprendre à lire, écrire et compter, périclita pour des raisons essentiellement politiques.

Début d’année

En début d’année, en 6ème, mon système consistait à faire choisir à chaque élève la partie du programme qu’il souhaitait traiter pour une période déterminée, il travaillait alors sur une activité disponible dans la classe, se corrigeait à partir de fichiers autocorrectifs puis demandait une évaluation lorsqu’il se sentait prêt.

En 5ème, le programme était découpé en niveaux de difficultés croissantes. Chaque élève devait commencer obligatoirement par le premier niveau. Lorsqu’il le validait, à partir de 14 sur 20, il devenait moniteur d’un groupe de 4 élèves maximum du niveau inférieur. Il enseignait et vérifiait les connaissances des élèves. Lorsqu’il jugeait qu’un élève était compétent à partir d’une fiche qui résume les compétences à acquérir, il lui proposait une évaluation. Si un élève de son groupe validait le niveau, il remplaçait le moniteur. Ce-dernier devenait élève au niveau suivant. Et ainsi de suite. J’étais le moniteur des élèves les plus avancés.

En 6ème, des élèves prirent très vite en main leur travail et avancèrent rapidement avec enthousiasme. D’autres tardaient à se mettre au travail et ne parvenaient pas à choisir les moyens d’y parvenir, ni à se mettre d’accord avec d’autres pour y parvenir. Ils semblaient se perdre dans des détails, procrastiner. Au bout de deux semaines, le refus du travail avait fait visiblement des émules. Le bruit était devenu pénible et les déplacements inutiles trop fréquents. Des jeux et du chahut apparaissaient périodiquement parmi certains élèves ainsi que des disputes suite à des remarques désagréables ou à des vols « pour rire ».

De mon côté, bien que déchargé de l’enseignement simultané, j’étais accaparé par diverses tâches (fournir et surveiller les évaluations, répondre aux questions etc.), ne sachant pas toujours où donner de la tête et devant parfois tout interrompre pour calmer l’agitation là où elle apparaissait. Les fichiers de correction étaient en grand désordre en fin de séance et la salle pleine de détritus. J’ai alors confié à des élèves des « métiers » pour résoudre les difficultés (mais ce n’était pas des moniteurs et les élèves n’étaient pas configurés en groupe contrairement à mon système en 5ème) : faire l’appel, vérifier l’ordre dans les fichiers de correction, vérifier qui ne travaille pas, limiter le bruit, distribuer les évaluations, faire nettoyer les saletés. Cela sembla plutôt porter ses fruits et me permit d’aider plus efficacement les élèves en difficulté et d’agir plus rapidement là où ça dégénérait.

En 5ème, l’année avait commencé par une phase d’enseignement simultané, parfois très pénible, notamment avec deux 5èmes absolument rétives à laisser la parole à leurs professeurs, dans le but de constituer les premiers groupes et leurs moniteurs attitrés après une première évaluation. Mon espoir que la nouvelle méthode permette de mettre les élèves si récalcitrants au travail ne fut pas déçu, du moins dans un premier temps. Un véritable changement qualitatif fut observé lors de sa mise en place. Il y avait de l’émulation et une certaine fierté émanait des moniteurs. Les groupes étaient au travail. J’enseignais pour ma part à quelques élèves pendant ce temps, soit par manque de moniteurs ou par refus de rares élèves de se soumettre à l’autorité d’un élève.

Des problèmes à résoudre

Toutefois, au bout de plusieurs semaines les déplacements inutiles et gênants augmentèrent, trop d’élèves me sollicitaient pour toutes sortes de demandes, des disputes éclataient parfois. A chaque début de cours la constitution des groupes donnait lieu à une grande confusion et à une perte de temps. Je dus édicter de nouvelles règles : les moniteurs seuls pouvaient se déplacer et s’adresser à moi. D’autre part, comme mon tableau était devenu inutile, je décidai d’y afficher les groupes pour qu’ils soient visibles dès l’entrée en classe et facilement modifiables au gré des circonstances.

La situation s’améliora. Mais de nouveaux problèmes surgirent : les moniteurs devaient souvent faire patienter des élèves qui avaient passé l’évaluation tant que je n’avais pas eu le temps de la corriger. Ce système générant beaucoup de corrections, je dus simplifier les évaluations et opter pour des QCM. Le système des moniteurs avait clairement l’avantage sur l’autre, plus libertaire, d’encadrer davantage les élèves. Les élèves le formulèrent. Ils dirent aussi pouvoir plus facilement exprimer leurs difficultés aux moniteurs qu’au professeur.

A certains moments, je manquais de moniteurs dans un niveau quand trop d’élèves réussissaient en même temps une évaluation. Dans une 5ème, cela dérégla totalement les choses.

Le chaos prit le dessus. Les élèves avancés me firent remarquer que les nouveaux moniteurs étaient moins performants qu’eux, moins convaincus par leur tâche ou ayant moins d’autorité, qu’il fallait vite leur permettre de redevenir moniteurs. Connaissant mieux les élèves et leurs affinités personnelles, je les laissai, en désespoir de cause, refaire les groupes. Mais ce fut long et fastidieux.

Pour faire face à ces difficultés et en comparant les deux méthodes, je les fis converger vers une méthode unique que je vais décrire à présent.

Au cours des semaines, il apparut indispensable de maintenir les élèves, quoiqu’il arrive, dans un groupe de 4 avec un moniteur à leur tête pour gagner en discipline. Les moniteurs pouvaient se réunir dès que nécessaire en conseil. Les groupes n’étaient pas formés spontanément ou de manière informelle mais constitués par le conseil des moniteurs. Il ne m’avait pas semblé judicieux de laisser les groupes se former spontanément, car cela créait des problèmes et les élèves se tournaient alors vers moi et on ratait l’objectif de développer l’autonomie de l’élève, ou bien on laissait se développer des hiérarchies naturelles-spontanées non-maîtrisées et cela pouvait créer du désordre car l’objectif de ces ’chefs’ n’était pas forcément pédagogique.

Une inspiration pour trouver une solution

Je mis alors tous mes espoirs dans le pédagogue soviétique Anton Makarenko qui dirigeait une colonie de délinquants en Ukraine en 1920 et son système des « détachements ». Selon lui, le groupe de socialisation primaire constitue une médiation très efficace entre l’individu et l’ensemble de la communauté. L’individu ne comprend les exigences du collectif qu’à travers les interactions dans son groupe primaire. « J’avais acquis la conviction profonde, confirmée par la pratique, qu’il n’y a pas de passage direct de la communauté tout entière à l’individu mais que ce passage s’effectue seulement par l’intermédiaire de la collectivité primaire, spécialement organisée dans des buts pédagogiques », Anton Makarenko, cité par Jean Rakovitch (2019). L’individu est relativement libre dans son groupe. Il peut intervenir facilement, prendre la parole, s’exprimer sans formalités et participer à l’élaboration des normes de son groupe. Il y développe des liens durables.

Dans ce système, le conseil s’adresse en priorité au groupe à travers son monitorat et non directement à l’individu. On évite le rapport frontal habituel entre le professeur, seul garant des exigences collectives. Makarenko qualifie cette méthode de pédagogie parallèle. Il s’agit d’une action descendante, du collectif vers l’individu. L’inverse aussi est possible. L’individu peut par la médiation de son moniteur et du conseil des moniteurs faire connaître ses besoins au collectif. Par exemple, s’il juge qu’il y a trop de bruit, il peut le dire à son moniteur qui peut réunir le conseil des moniteurs pour discuter de ce problème, pour réfléchir à des solutions et pour en informer tous les élèves de leur groupe. Le conseil n’est finalement lui-même qu’un groupe. Donc l’ensemble de la vie de classe n’est qu’une suite d’interactions dans des groupes restreints. Le conseil élabore des normes pour la classe. Ces normes sont ensuite « exportées » et discutées dans les groupes d’élèves à travers les moniteurs pour produire de nouvelles normes compatibles avec la vie de classe.

Quel que soit le niveau, groupe primaire ou secondaire, le type d’organisation est le même. Le même type de sociabilité est à l’œuvre à tous les étages de la collectivité. Il y a invariance d’échelle. Chaque élève est dans son groupe comme chaque moniteur est dans le conseil.

On trouve des traces d’organisations similaires dans des époques reculées. Les iroquois ou les anciens germains par exemple. « A tous les niveaux de la vie sociale, village, tribu, confédération, il existait des conseils. » p 452. Testart (2012).

Lancaster dans sa méthode dit expressément qu’il y a deux types de moniteurs : « d’ordre et d’instruction ». En 5ème, niveau dans lequel j’avais décidé d’appliquer strictement ce système, il y eut au fur et à mesure de plus en plus de moniteurs d’ordre et de moins en moins de moniteurs d’instruction, sinon trop d’élèves se retrouvaient sans moniteur. Pour pouvoir maintenir chaque élève dans un petit groupe avec un moniteur à sa tête, il apparut donc inévitable de dissocier monitorat et instruction. Je voulus d’abord maintenir la fonction de moniteur d’instruction en m’inspirant des détachements spéciaux de Makarenko, groupes temporaires.

On avait alors des groupes permanents avec un moniteur d’ordre et des groupes spéciaux temporaires avec un moniteur instructeur. Mais finalement les groupes spéciaux tardaient à se constituer et apparaissaient plus comme une gêne qu’autre chose. Il nous sembla nécessaire de procéder à une simplification en les éliminant. En 6ème, nous n’avions pas instauré de groupes formels. Les élèves étaient libres de se regrouper à leur guise. Nous avions institué des métiers pour réguler les comportements. Mais cela manquait d’efficacité par rapport à ce que j’observais en 5ème. Il fallait agir. Je chargeais deux élèves sérieux de constituer au tableau des groupes équilibrés. Les élèves résistèrent mais finalement des petits groupes purent être formés et la discipline, rétablie.

Solution expérimentée

Le petit groupe de 4 avec un moniteur à sa tête devint alors l’unité de base de la classe. Cette unité devait, me semblait-il, être maintenue quelles que soient les décisions ou les modifications dans l’organisation. Mon principe directeur était que toute nouvelle règle ne pouvait être instituée qu’à condition qu’elle préserve cette structure fondamentale. A chaque fois que je voulais instituer une règle nouvelle, je me demandais si elle préservait ou non cette unité de base. C’est ce principe discriminant qui surplombait l’ensemble de mon dispositif. Il en constituait pour moi sa clef de voûte.

J’appliquai ce principe à quelques règles que nous avions instituées :

Si l’on voulait changer des élèves de groupes, on ne pouvait l’effectuer qu’à travers un échange entre groupes. Les moniteurs se réunissaient alors en conseil, grâce à une petite cloche qu’ils pouvaient utiliser individuellement, quand bon leur semblait, en discutaient et décidaient entre eux de l’échange à effectuer. Les échanges, de fait, préservaient les groupes, leur taille et les moniteurs. C’était donc une pratique compatible avec notre système.

Seuls les moniteurs pouvaient se déplacer, notamment pour aller chercher les fichiers dont les élèves avaient besoin ou interagir avec les moniteurs des autres groupes. Sans cela, les élèves auraient reformé des groupes au gré de leurs allers et venues. Les groupes n’auraient, de fait, plus eu de moniteur attitré. Sans leur activité régulatrice, on aurait vu émerger des phénomènes collectifs gênants qui n’auraient pas manqué de s’amplifier et de rendre toute activité d’apprentissage difficile, voire impossible. Ces règles me semblaient primordiales. Dans les premiers temps, il fallut passer beaucoup de temps à les rappeler et à sanctionner les élèves qui ne les respectaient pas. Les moniteurs devaient les rappeler à l’ordre d’abord, puis prendre leur carnet de correspondance dans un second temps et enfin m’informer qu’il fallait y écrire une remarque négative à l’attention des parents. Une application systématique et régulière de ces procédures améliora provisoirement la vie de classe.

Nous pûmes mettre en place par la suite la rotation du monitorat. Je considérais même cela comme une nécessité. La tâche de moniteur était lourde et certains moniteurs avaient du mal à faire avancer leur propre travail. Des élèves étaient parfois jaloux de leur statut et aspiraient à les remplacer. D’autres trouvaient injuste leur pouvoir ou excessif. La rotation permettait de désamorcer en partie certains conflits latents, de se rendre compte de la difficulté de la tâche, des choix qu’il fallait faire.

« L’école mutuelle est en fait un « apprentissage du commandement par l’obéissance » Querrien (2005, p86).

Retour sur l’expérience et nouvelles itérations

Souvent celui qui est gouverné prête de mauvaises intentions à celui qui gouverne même si dans la réalité, il n’en a pas. En devenant gouvernant à son tour, il me semblait que le gouverné serait amené à prendre des décisions, concernant les autres, semblables à celles qu’il avait eues à subir et qu’il serait ainsi amené à porter un tout autre jugement sur ces décisions. Par exemple, à chaque fin de séance les moniteurs choisissaient un élève méritant dans leur groupe et me remettaient son carnet pour que j’y écrive un mot positif. Les autres qui avaient aussi bien travaillé trouvaient cela injuste même si on leur expliquait qu’il n’était pas possible de féliciter trop d’élèves car cela aurait pris trop de temps. En devenant moniteur, ils devaient prendre la même décision.

J’ai observé plus d’un élève gênant se métamorphoser dans les premiers temps en devenant moniteur.

D’autre part, la rotation empêchait à mes yeux que se forme une caste d’élèves qui auraient le sentiment d’être supérieurs aux autres. Les modalités de la rotation peuvent être diverses. Je laissais en général les moniteurs désigner eux-mêmes des remplaçants quand ils le souhaitaient. Mais je pensais qu’à terme, il aurait fallu instituer une rotation périodique obligatoire et instituer une procédure de désignation plus collective. « Tout ce système d’ordre tient à la facilité avec laquelle l’autorité d’un moniteur peut être déléguée et transférée d’un écolier à l’autre », Anne Querrien (2005), p84

Chaque élève avançait à son rythme. Le moniteur théoriquement devait vérifier qu’il travaille, devait l’encourager ou le menacer d’une sanction pour maintenir sa motivation. Mais dans les faits beaucoup de moniteurs étaient sous l’influence de leur groupe et manquaient de poigne. J’ai évoqué la possibilité de les sanctionner pour leur mollesse avant de renoncer à appliquer de telles méthodes, peut être à tort. Les élèves rapides n’étaient pas freinés par les plus lents et les plus lents pouvaient finir un chapitre avant de passer au suivant. Mais en réalité beaucoup traînaient inutilement et laissaient libre cours à leur paresse, me reprochant même le fait de ne pas avancer. Quand un élève était prêt, il demandait une évaluation au moniteur qui allait la chercher dans une banque d’évaluations. Des tables près de mon bureau étaient réservées aux évaluations. A la fin, l’élève retournait dans son groupe. Si le moniteur voulait passer une évaluation, il désignait un suppléant dans son groupe pendant ce temps. Quand un élève n’avait pas suffisamment d’évaluations, j’informais son moniteur qu’une nouvelle lui serait imposée la semaine suivante. Les moniteurs notaient dans un tableau affiché au mur, le chapitre évalué puis si la note était suffisante pour le considérer validé. Dans ce cas, l’élève passait au niveau suivant.

Finalement, les besoins d’organisation de la discipline collective auxquels j’avais été obligé de me consacrer en priorité, la nécessité que j’avais éprouvée alors de maintenir la structure de groupe, donc de supprimer les moniteurs d’instruction et de développer partout les moniteurs d’ordre, avait créé de facto un vide pédagogique dont je n’avais alors pas suffisamment conscience ou que je feignais de ne pas voir pour l’heure. Et j’avais trouvé dans l’œuvre de Jacotot, exhumée par Rancière (1987), un argument pour, malgré tout, ne pas revenir en arrière et pour poursuivre ma recherche sans savoir alors que cette découverte allait plus tard me mener dans une nouvelle direction qui allait modifier ce qui avait été péniblement institué ces derniers mois. « Les hommes tombent pour ainsi dire sur ces choses spontanément » Mandeville, la fable des abeilles.

Jacotot au début du 19ème siècle découvre par hasard que l’on peut enseigner ce que l’on ignore. Il parvient dans des circonstances qu’il n’a pas choisies à faire apprendre à des élèves, parlant le flamand, le français, sans parler lui-même un mot de flamand, en les obligeant à travailler sur une édition bilingue de Télémaque de Fénelon. Les résultats qu’il pensait être médiocres sont plus que bons. Il comprend qu’un bon maître est un maître ignorant qui encourage et maintient l’élève au travail, qu’un maître explicateur est inutile voire nuisible, que son rôle ne consiste pas à transmettre un savoir, que quiconque apprend, apprend toujours seul, au moment où il apprend, par le truchement de sa propre intelligence, une intelligence humaine, égale, de même que chacun a appris à parler sa langue maternelle sans explications, tâtonnant dans l’obscurité à la lumière de sa propre intelligence, en devinant. Il comprend que le rôle du maître explicateur au fond est de laisser penser à l’élève qu’il a besoin de lui, qu’il ne peut apprendre seul, qu’il ne peut pas s’émanciper intellectuellement, qu’il doit rester sous tutelle intellectuelle. Jacotot qualifie sa méthode d’enseignement universel.

Il n’était pas question pour moi de savoir s’il s’agissait du dernier mot sur la pédagogie. Bien des choses pouvaient, me semblait-il, être contestées et devaient sûrement l’être. Mais cette découverte tombait pour moi à point nommé. De fait, je ne pouvais que constater qu’il n’y avait plus de maître explicateur dans ma classe, ni moi, ni les élèves. Ma tâche consistait essentiellement à observer le bon déroulement d’ensemble, à « être sur le pont », à organiser et préparer avec les moniteurs le processus éducatif. « Éduquer c’est organiser ! ».

Chaque moniteur était-il, en quelque sorte, un maître ignorant dont la tâche éducative était de maintenir ferme la volonté d’apprendre de ses élèves ? Son rôle était-il de rendre l’élève conscient de « l’égalité de son intelligence », donc de sa capacité à apprendre sans maître explicateur donc à s’émanciper intellectuellement ? S’agissait-il, paradoxalement, d’une machine à émanciper ? « Le système de Makarenko tient davantage de l’horlogerie que de l’organigramme militaire », Jean Rakovitch. « Les hommes ont rêvé de machines libératrices. Mais il n’y a pas par définition de machines de liberté. » M. Foucault, « Espace, savoir et pouvoir », cité par Pallotta.

Du point de vue de l’organisation me semblait-il, cette méthode n’était finalement que l’application de celle de Makarenko. Avec toutefois une différence importante voire fondamentale : je n’avais pas institué d’assemblée générale souveraine. Je pensais manquer de temps avec les élèves pour le réaliser et je m’en méfiais peut-être au fond. Du point de vue de la pédagogie, elle était à mes yeux l’application du système Dalton et peut-être du Jacotisme même si en réalité j’en étais assez éloigné. Les élèves, me semblait-il, étaient doublement maîtres : de l’organisation collective et de leur apprentissage. Il n’y avait, tendanciellement, plus de maître qui concentrait dans sa personne les prérogatives liées à l’organisation même si je restais en dernière instance le garant de cet ordre précaire, ni maître explicateur qui s’interposait entre l’élève et le savoir. Dans l’ensemble, les élèves disaient apprécier ce dispositif mais se plaignaient continuellement du bruit et de comportements perturbateurs. Les quelques « enquêtes de satisfaction » que j’ai pu mener, qui bien entendu ne peuvent pas remplacer une enquête plus approfondie et indépendante, se sont révélées plutôt positives. « Nous sommes autonomes, indépendants et solidaires » me disent les plus enthousiastes. Une élève a eu toutefois le courage d’exprimer sa volonté de revenir en arrière. Les élèves me demandaient encore quelques explications. Les parents me semblaient plus mitigés. Certains exprimèrent leurs doutes en conseils de classe. Cela me déstabilisa, sans que je le comprenne immédiatement. Pendant deux semaines, j’effectuai un revirement spectaculaire, une régression vers un positionnement intransigeant et impulsif qui a abasourdi les élèves avant que je ne reprenne mes esprits. Les collègues quant à eux restèrent poliment indifférents.

J’avais l’espoir que le système se développerait, que les élèves prendraient davantage en main leur propre apprentissage et que mon rôle serait de moins en moins prégnant. Je rêvais d’auto-organisation collective. Je pensais qu’en plus de participer à leur instruction, cette méthode éduquerait les élèves à une forme de vie collective riche et prometteuse. Mais trop de problèmes non-résolus persistaient : bruit, indiscipline, paresse, baisse des résultats au second trimestre pour certains...Avais-je créé un « manège perfectionné » (Jacotot à propos de l’école mutuelle) en rêvant les yeux ouverts ?

Je me disais alors que peut-être que le système envisagé ici n’était pas en soi mauvais, que peut-être trop de choses conspiraient contre lui : expérience isolée sur un horaire trop restreint, manque de soutien institutionnel, manque de publicité, de communication etc.

Mais j’en vins aussi à penser que je manquais au fond d’une véritable pédagogie alternative. Mon expérience avait consisté à déconstruire, maillon par maillon, ma manière habituelle d’enseigner, encouragé par certaines idées que j’abandonnais parfois en route, au fur et à mesure, bien qu’utiles en leur temps, me donnant le courage d’entreprendre des changements importants. J’avais changé l’organisation de la classe avec quelques réussites, même si des problèmes persistaient. Mais je n’avais pas suffisamment réfléchi à la pédagogie. J’avais changé la forme mais pas suffisamment le contenu. Je manquais d’une didactique efficace. Je n’envisage pas maintenant de retour en arrière et j’estime aujourd’hui qu’il me faut inventer ou réinventer quelque chose, afin d’avoir quelques certitudes, mêmes minimales, pour avoir un sol un peu plus ferme pour tenir debout et pour avancer encore. J’approfondis actuellement ma connaissance de la méthode de Joseph Jacotot.

Je voulais au fond bâtir un système qui aurait possédé des caractéristiques propres aux communs, étudiés par Elinor Ostrom (2010). Avec des limites et les règles d’usage claires. Avec des élèves, à travers le monitorat, qui surveilleraient eux-mêmes le respect des règles. Avec un conseil qui pourrait modifier les règles et résoudre les conflits rapidement. Avec une autonomie reconnue aux élèves, par moi et, à travers la liberté pédagogique, par les autorités externes. « Un réseau de relations au sein de la société, relations qui font que les individus ’se tiennent’ entre eux plus qu’ils ne sont tenus par un pouvoir extérieur » Jean Rakovitch (2019). Mais une étude plus précise de l’ouvrage fondateur de Ostrom, Gouvernance des biens communs, me laisse entrevoir ce qui a probablement fait défaut. Je n’ai jamais vraiment donné le pouvoir aux élèves de s’exprimer sur les règles, d’en instituer de nouvelles, et de mettre en place un système de surveillance mutuelle et de sanctions efficaces. J’ai pensé à leur place les institutions en leur disant « faites vous-mêmes mais selon ce que je pense ». J’étais à mi-chemin entre l’ancien et le nouveau. J’avais imposé de force des institutions d’auto-gouvernement et des pédagogies nouvelles sans leur laisser le pouvoir d’instituer eux-mêmes. Dernièrement, j’ai enfin laissé la parole à des élèves à propos des règles dans une classe de 6ème. Entre autres choses, les élèves m’ont demandé de donner des devoirs à la maison, ce que je ne faisais jamais. J’en fus très étonné, persuadé que j’étais qu’ils détestaient cela. Cette parole, potentiellement instituante, j’avais été jusqu’à présent incapable de l’entendre et de lui permettre de jouer son rôle. C’est d’elle que j’attends dorénavant que l’organisation mise en place prenne vie et se perfectionne.

Références bibliographiques

Lancaster, J. (1818). L’enseignement mutuel. Chez L. Colas. https://app.al.sp.gov.br/acervohistorico/wp-content/uploads/2019/10/lancaster.pdf

Makarenko, A. (1936). Poème pédagogique. Editions en langues étrangères moscou.

Mandeville, B. (1714). La fable des abeilles. Londres : J. Roberts

Ostrom, E. (2010). Gouvernance des biens communs, pour une nouvelle approche des ressources naturelles. Deboecksuperieur

Pallotta, J. (2017). L’école mutuelle au delà de Foucault. EuroPhilosophie Éditions. https://books.openedition.org/europhilosophie/660?lang=fr

Querrien, A. (2005). L’école mutuelle : une pédagogie trop efficace ? Empêcheurs de penser en rond.

Rakovitch, J. (2019). Du détachement à la commune : une formation militaire au centre du « système Makarenko ». Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs. Vol 18, p 95-120. 18https://journals.openedition.org/cres/4052

Rancière, J (1987), Le maître ignorant. Fayard

Testart, A. (2012). Avant l’histoire : l’évolution des sociétés, de Lascaux à Carnac. Gallimard

yann-gauthier

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