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Esquisse d’éthique et d’une politique minimaliste de la science ouverte

13 octobre 2023 par Camille Roellens Adjectif 177 visites 0 commentaire

Un article repris de https://adjectif.net/spip.php?article588

Le présent article procède de la philosophie politique de l’éducation et de l’éthique interdisciplinaire et fait fond sur la multiréférentialité et l’interdisciplinarité constitutives des sciences de l’éducation et de la formation. Nous y montrons que la philosophie morale et politique de Ruwen Ogien peut être précieuse pour penser les enjeux éthico-politiques de la science ouverte au XXIème siècle ainsi que le cadre axiologique dans lequel peuvent s’inscrire des politiques publiques ; ces dernières pouvant être largement reconnues comme légitimes dans ce domaine. Nous présentons de manière synthétique les thèses centrales de cet auteur (1), puis montrons en quoi il peut nous aider à penser la justification de la large diffusion du savoir par l’utilité sociale d’une telle démarche (2), ainsi qu’un certain nombre de ressources pour y relever les défis de l’intégrité scientifique et de la gestion des données (3). Nous réinsérons enfin ces quelques éléments à l’horizon plus vaste d’un humanisme numérique (4).

Un article de la revue Adjectif, par Camille Roelens du Centre Interdisciplinaire de Recherche en Éthique de l’Université de Lausanne une publication sous licence Creative Commons by nc sa
Numéro thématique numéro 2 de la revue Adjectif

La science ouverte promeut la diffusion sans entrave des publications et des données de la recherche en vue de généraliser l’accès aux savoirs. C’est une prise de conscience que la science et la connaissance sont des biens communs qui doivent donc être partagés par toutes et tous. La science ouverte (Open Science) « s’appuie sur l’opportunité que représente la mutation numérique pour développer l’accès aux publications et aux données de la recherche ». Elle vise également à augmenter l’efficacité de la recherche en facilitant la découverte, l’accès, l’interopérabilité et la réutilisation des données, et contribue à une science plus transparente, plus rapide et plus universelle. Par ailleurs elle constitue un levier important de promotion de la connaissance et de confiance des citoyens dans la science [1] .

Cet article procède de la philosophie politique de l’éducation – conçue comme étude conceptuelle de la conversion du projet démocratique en pratiques éducatives (Blais et al., 2002/2013) formatives, et ici scientifiques – et de l’éthique interdisciplinaire (dans ses dimensions compréhensives comme normatives. Nous y ferons, de plus, fond sur la multiréférentialité et l’interdisciplinarité constitutives des sciences de l’éducation et de la formation. Nous ne présenterons pas ici d’enquêtes ou de données empiriques. Nous développerons plutôt un parcours réflexif intertextuel, avec une double exigence de cohérence théorique interne et de cohérence heuristique externe. Notre objectif est donc de contribuer à donner des outils conceptuels pour penser des transformations en cours dans la vie de la recherche aujourd’hui et nous y orienter. Nous nous confrontons en particulier à la problématique de la science ouverte, que nous situons au sein d’un mouvement plus large de numérisation du monde. Nous nous en tiendrons enfin à un discours que l’on pourra trouver à bon droit affecté d’un certain degré de généralité, et ce à titre d’une prudence méthodologique propre au type de travail de philosophie de l’éducation que nous menons (Foray, 2016) : il ne s’agit pas pour nous de tomber dans la prescription trop facile et détachée ou de prétendre à une posture de surplomb légiférant.

Notre point de départ sera ici la lecture du Deuxième Plan national pour la science ouverte. Généraliser la science ouverte en France 2021-2024 publié par le Ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation (MESRI) en 2021. On peut y lire que :

La science ouverte est la diffusion sans entrave des résultats, des méthodes et des produits de la recherche scientifique. Elle s’appuie sur l’opportunité que représente la mutation numérique pour développer l’accès ouvert aux publications et – autant que possible – aux données, aux codes sources et aux méthodes de la recherche. Elle permet à la recherche financée sur fonds publics de conserver la maîtrise des résultats qu’elle produit. Elle construit un écosystème dans lequel la science est plus transparente, plus solidement étayée et reproductible, plus efficace et cumulative. Elle induit une démocratisation de l’accès aux savoirs, utile à l’enseignement, à la formation, à l’économie, aux politiques publiques, aux citoyens et à la société dans son ensemble. Elle constitue enfin un levier pour l’intégrité scientifique et favorise la confiance des citoyens dans la science (p. 7)

Ce plan est orienté autour de quatre axes principaux (p. 4-5) : 1° Généraliser l’accès ouvert aux publications ; 2° Structurer, partager et ouvrir les données de la recherche ; 3° Ouvrir et promouvoir les codes sources produits par la recherche ; 4° Transformer les pratiques pour faire de la science ouverte le principe par défaut. Il se veut donc un changement majeur dans les conceptions de la recherche ayant court pour aborder le XXIème siècle.

Nous n’ignorons pas que de nombreuses voix se font entendre par ailleurs pour s’inquiéter plus globalement des effets secondaires de politiques d’évaluation de la recherche (lire notamment sur ce point Romainville et al., 2013) à fort enjeu pour les parties prenantes, craignant par exemple que cela n’amène certains à négliger les intérêts scientifiques propres de leur champ au profit de la recherche de capital personnel sous forme de nombre de publications classées. De manière plus générale, il existe aujourd’hui une critique de sensibilité anti-utilitariste (voir notamment Caillé et Chanial, 2009) des évolutions des politiques publiques concernant l’enseignement supérieur et la recherche, qui n’hésite pas à en appeler à une certaine responsabilité des chercheurs de ne pas rentrer dans des logiques que ces mêmes critiques qualifient de néo-libéralisation ou de marchandisation de la recherche. Nous jugeons que le fait de tenter de tenir un discours différent, mais néanmoins vigilant au plan éthique, constitue ici une contribution plus originale que de paraphraser ces critiques anti-utilitaristes ou de s’en faire simplement l’écho.

De ce point de vue, l’existence d’un tel plan questionne entre autre : 1° les conditions auxquelles un tel type de discours peut faire autorité aujourd’hui, c’est-à-dire être largement admis sans contrainte et ne pas devoir uniquement s’en remettre aux moyens de forcer le changement (Roelens, 2022a) ; 2° le type de cadres éthiques et politiques dont il sera possible voire nécessaire de se doter pour accompagner une telle dynamique (sur le type de questions classiquement soulevées en éthique de la recherche (Théry et al., 2011).

Les théories et propositions axiologiques disponibles (on distingue classiquement trois familles d’éthiques normatives, respectivement déontologistes, vertuistes et conséquentialistes, avec un grand nombre de variations contemporaines, notamment autour des théoriques de la justice) sont alors, comme on s’en doute, irréductiblement plurielles. Parmi elles, celles formulées par l’éthicien français et théoricien du minimalisme moral Ruwen Ogien ne sont sans doute ni les plus connues ni les plus travaillées. Y ayant consacré nous-mêmes un certain nombre de travaux antérieurs [2] (Roelens, 2020, 2021a, 2021b, 2021c, 2022b) montrant l’actualité et la fécondité de ces approches pour les questions vives actuelles en éducation et formation, elles nous semblent pourtant – outre leur originalité – potentiellement très précieuses pour penser les enjeux éthiques de l’ouverture des données, de l’édition scientifique et du partage social des savoirs dans un monde numérique« ce syntagme met l’accent sur la dimension anthropologique, plutôt que strictement technique, des environnements virtuels, ainsi que sur des aspects fondamentaux de la relation humaine selon les fonctions qui ne sont, ni strictement rationnelles, ni directement utiles : informationnels, communicationnels (solidarités par exemple), cognitifs, culturels, mais aussi imaginaires, poétiques, spirituels » (Albero, et al., 2019, p. 592).]] , nous y orienter éthiquement, et même y penser le cadre axiologique dans lequel peuvent s’inscrire des politiques publiques pouvant être largement reconnues comme légitimes dans ce domaine. Nous explorerons ici plus spécifiquement deux pistes d’investigation structurantes pour le type de démarche réflexive que nous envisageons : la première touche à tout ce qui concerne la tâche de convaincre les acteurs de s’engager dans une démarche de science ouverte, et la seconde a trait au type d’éthique de la recherche qui peut ensuite être redéfini pour cadrer une telle pratique.

Dans une première partie, nous présenterons succinctement la philosophie morale et politique minimaliste d’Ogien, et donnerons quelques arguments justifiant quelque chose comme son affinité élective avec la culture numérique, qui la rende très utile pour penser de concert le couple démocratisation/numérisation dans lequel les projets de promotion de la science ouverte susmentionnés semblent s’inscrire.

Dans une deuxième partie, nous montrerons qu’un certain nombre de précautions auxquelles Ogien nous demande de souscrire dans nos discours et jugements moraux et politiques sont utiles pour penser le type de promotion de la diffusion large du savoir sur lequel il peut être le plus pertinent et efficace de s’appuyer dans une démocratie pluraliste contemporaine.

Dans une troisième partie, nous mettrons plus spécifiquement en lumières les ressources minimalistes – dont en particulier la distinction faite par Ogien entre les préjudices et les offenses, la conception actualisée qu’il mobilise de la prudence et sa compréhension des paniques morales – qui peuvent être utiles pour penser moralement l’intégrité scientifique et la gestion des données au XXIème siècle.

Enfin, une brève ouverture conclusive nous permettra de suggérer qu’une éthique et une politique de la science ouverte pensées à l’aune de ce minimalisme pourraient consister un rouage de choix d’un humanisme numérique pleinement démocratique, c’est-à-dire capable de tourner le dos à ce que les humanismes précédents avaient de maximaliste (c’est-à-dire de prétention à prescrire tout un art de vivre, et non uniquement des règles de respects des individus et de coopération équitable).

Du minimalisme (et de son application au couple démocratie/numérique)

L’œuvre de Ruwen Ogien est abondante et plurielle, puisque les premières décennies de sa carrière scientifique sont plutôt marquées par la prégnance d’approches sociologiques de la pauvreté et de l’exclusion sociale dans un premier temps, puis par l’influence de la philosophie morale analytique de langue anglaise dans un second temps. Nous nous concentrons ici sur la dernière partie de son œuvre, schématiquement des quinze dernières années de sa carrière et de sa vie (il est décédé en 2017) où il élabore une philosophie morale d’abord, politique ensuite, d’ambition normative et d’une grande originalité (2007a, 2013, 2016), même s’il s’inscrit lui-même dans les sillages respectifs de John Stuart Mill et de John Rawls. En schématisant, Ogien rejette les conceptions morales maximalistes qui visent à prescrire tout un art de vivre et non uniquement des principes de respect mutuel et de coopération équitable. Pour lui, les éthiques déontologistes (de Kant) et vertuistes (d’Aristote) sont maximalistes (Ogien se réclame plutôt du conséquentialisme, soit la troisième option classique en éthique normative). Il s’oppose à tout moralisme (soit la tendance à penser détenir la seule vraie conception du bien et que tout irait mieux si tout le monde la partageait), à tout paternalisme (tendance à vouloir imposer cette conception aux autres censément pour leur bien) et à tout perfectionnisme (idée que l’on devrait œuvrer pour la réalisation d’une certaine conception de la perfection humaine).

Son éthique minimale se résume à l’articulation de trois principes non redondants : « indifférence morale du rapport à soi-même » ; « non-nuisance à autrui » ; « égale considération de chacun » (2007, p. 196). De son point de vue, nous avons globalement tous spontanément tendance à chercher d’une part à trop étendre le champ de ce qui relèverait des jugements moraux, et d’autre part à trop nous laisser aller à chercher à imposer nos propres conceptions du bien aux autres, au lieu de nous en tenir à une attitude de tolérance et de neutralité : être minimaliste est donc un travail sur soi.

Son rejet du paternalisme se prolonge dans sa philosophie politique, puisque celle-ci est toute entière bâtie sur « trois critères d’évaluation des interventions coercitives et non coercitives de l’État : permissivité morale, rejet des inégalités économiques et sociales, et usage parcimonieux de la force » (2013, p. 263). Il révoque donc toute possibilité de contraindre les individus censément pour leur bien, ou encore pour les contraindre au respect de supposés devoirs envers eux-mêmes, des groupes ou encore des idéologies. Ogien défend ainsi une conception négative de la liberté : il se n’agit pas, dans une perspective de libéralisme politique et moral de définir ce que serait la bonne manière d’être vraiment libre, mais de définir des espaces de permissivité où une liberté individuelle, comprise avant tout comme absence de contrainte, peut s’exprimer.

Avoir posé ailleurs un certain nombre d’éléments et de jalons pour une rencontre heureuse des propositions minimalistes avec les problématiques de la démocratisation et de la numérisation du monde aujourd’hui, nous permet d’y renvoyer pour le détail et de faire directement fond dessus ci-après. Précisons d’abord simplement que, parmi les affinités électives entre ces éléments, le tropisme résolument libertaire et égalitaire du minimalisme - avec pour horizon la permissivité maximale et la contrainte minimale compatibles avec le respect des trois principes moraux et des trois principes politiques présentés ci-avant – consonne avec des traits structurants de la culture numérique, du moins au plan des valeurs mises en avant par nombres d’acteurs ayant produit des textes théoriques et autres manifestes et déclarations dans ce domaine (Blondeau et Latrive, 2000 ; Rieffel, 2014), même si cela n’est pas forcement suivi d’effets au niveau des pratiques industrielles, par exemple au sein des GAFAM (Collectif, 2021).

Diffuser largement le savoir : discours de la vocation et du devoir moral vs discours de l’utilité sociale ?

Le Deuxième Plan national pour la science ouverte. Généraliser la science ouverte en France 2021-2024 (MESRI, 2021), évoqué en introduction a pour ambition explicite de mettre en place et d’activer des « leviers de transformation afin de généraliser les pratiques de science ouverte et il en présente des déclinaisons disciplinaires et thématiques » (p. 7). Son donneur d’ordre, autrement dit le ministère de tutelle, souhaite ainsi « engager un processus de transformation durable afin de faire de la science ouverte la pratique commune et partagée, encouragée par l’ensemble de l’écosystème international de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation » (ibid.) et précise que « la loi de programmation de la recherche de 2020, (...) inscrit la science ouverte dans les missions des chercheurs et des enseignants-chercheurs » (ibid.). Si l’ambition de diffusion largement de savoirs est explicite et ne fait pas de doute, il peut exister ensuite, au niveau de son implémentation en particulier, une pluralité de discours justificatifs visant à ce que les acteurs concernés reconnaissent l’autorité d’une telle prescription, et consentent pleinement non seulement à la mettre en œuvre mais à s’y investir et même à y être force de proposition le cas échéant. Un possible, fréquemment employé par exemple dans la formation des enseignants et la présentation qui leur est faite des différentes réformes qu’ils doivent mettre en œuvre consiste en un discours de l’exemplarité, de la vocation et du devoir moral envers soi (Roelens, 2021d). Transposé dans le cadre d’une telle politique de science ouverte, cela consisterait à nourrir à destination des chercheurs un discours visant à leur faire éprouver qu’ils se doivent à la diffusion du savoir, ou encore qu’ils ont vocation à accroître le champ de la connaissance humaine et à en assurer la publicité.

Cela pose, dans une perspective minimaliste telle que nous l’avons esquissée ci-avant, un certain nombre de problèmes.

Le plus évident nous parait être que cela ne traite pas le sujet, si l’on ose dire, à son juste niveau. À la rigueur, ce que chaque chercheur pense en son for intérieur être une pratique vertueuse où la manière dont il conçoit sa vocation n’est pas l’essentiel : ce n’est pas en soi envers soi-même ou une entité symbolique (la science, le savoir, la connaissance…) que les chercheurs ont des devoirs moraux et des responsabilités politiques dans un tel schéma, ce n’est même pas avant tout envers la communauté scientifique dont ils participent, c’est bien plus fondamentalement envers la société qui choisit d’allouer une partie de ses ressources au financement de leurs activités et travaux. Bref, c’est avant tout un discours de l’utilité sociale qui ici peut se tenir à l’écart de tout maximalisme tout en maximisant ses chances d’être entendu et admis. On pourrait parler d’une perspective utilitaire au sens large, ou encore, dans les termes du libéralisme politique de Rawls (1993/1995), d’un principe de coopération en vue de l’avantage mutuel entre les chercheurs et les autres membres de la société où ils vivent.

Cela engage en quelque sorte à un nouveau contrat social entre les intellectuels et les sociétés démocratiques où ils évoluent. Longtemps lesdits intellectuels se sont pensés comme de véritables législateurs éthico-politiques – chargés de juger du bien et du juste – puis ils durent, peu à peu, se faire plutôt interprètes (Bauman, 1987/2007 ; Ory et Sirinelli, 1986/2004). Des dynamiques comme celles de la science ouverte ou encore de la multiplication des évènements et sollicitations dans le domaine de la médiation scientifique semblent appeler encore à une étape supplémentaire : celle de l’assomption d’une posture d’intellectuel démocratique et de chercheur public, au sens profond et exigent de ces deux termes (Nora, 1980). Se confronter à de telles questions, c’est donc plus globalement se confronter au difficile exercice de définition de ce que peuvent être une culture démocratique et un rapport au savoir spécifique à la démocratie moderne. Corrélativement, une éthique de la science ouverte pour aborder le XXIème siècle peut alors être saisie comme une déclinaison sectorielle d’une exigence intellectuelle plus vaste, celle de penser une éthique substantiellement démocratique en rompant plus résolument que cela n’est souvent fait avec des cadres et ressources axiologiques qui ne sont pas solubles dans l’ethos démocratique. Pour ce faire, l’éthique minimale est, nous semble-t-il, des plus précieuses, et l’illustre bien par les ressources qu’elle fournit face à certains défis éthiques de la science ouverte en particulier, comme nous allons le voir.

Intégrité scientifique et gestion des données : ressources minimalistes

Ainsi, dans le cadre de sa défense de la liberté d’expression en art jusqu’à la liberté d’offenser, Ogien (2007b) a conceptualisé une distinction précieuse, du point de vue éthique, entre les préjudices et les offenses. Cette dernière nous semble en particulier pouvoir nous aider à combiner, dans une perspective de science ouverte : 1° une défense ferme de la liberté académique ; 2° le respect des exigences de l’intégrité scientifique ; 3° une gestion éthique des données. Ne relève du préjudice, en effet, que les actions qui portent clairement atteinte aux droits fondamentaux d’un ou de plusieurs individus humains, et qui peuvent donc être repoussées sans ambages au nom du principe de non-nuisance : plagier un collègue ou causer des déboires professionnels à un enquêté en ne respectant pas un engagement d’anonymisation pris à son endroit en procède, par exemple. Il existe en revanche une très large gamme de réactions provocables chez autrui relevant de l’offense, et qui englobe aussi bien l’atteinte à des choses symboliques et abstraites (l’image d’une institution ou une valeur morale revendiquée par un état, par exemple), ou encore ce qui est susceptible, dans sa réception (et donc en particulier en cas de large diffusion) de provoquer de l’anxiété, de l’embarras, de montrer des choses désagréables à voir, de déranger les personnes dans leurs certitudes acquises et leurs représentations ancrées.

En ce sens, l’exigence qu’a le chercheur de ne porter préjudice à quiconque est une exigence qui pèse en revanche légitimement, d’un point de vue minimaliste, sur toute démarche de recherche scientifique. Nombre de thèmes classiques de l’intégrité scientifique, en particulier ceux réunissables sous la catégorie de la lutte contre le plagiat, en procèdent. Sans doute la dynamique de science ouverte multiplie-t-elle encore le nombre de situations où il faut y prendre garde. Il est alors précieux de pouvoir faire fond sur la double démarche d’enrichissement et de clarification de la compréhension du principe de non-nuisance que permet la manière dont Ogien, après Mill, le (re) travaille. On peut en enfin considérer qu’une éthique de la recherche adéquate est alors celle qui prend soin de ne pas nuire à autrui, et qui intègre en particulier sa plus grande publicité, son accessibilité accrue et son traitement numérique comme autant d’occasion et de motifs à la fois d’y être vigilant, en particulier dans la gestion des données récoltées. En d’autres mots, est ici éthique une enquête qui ne porte pas préjudice aux enquêtés ni aux autres membres de la communauté scientifique. On peut aussi ajouter que la science ouverte peut avoir à construire, encore, un certain nombre de ce qu’Ogien appellerait ses maximes d’action prudentielles, autrement dit une certaine appréhension partagée des meilleures adéquations de moyens à mettre en œuvre pour atteindre les principales fins structurantes qu’elle se donne. Rien dans l’éthique minimale ne s’y oppose, au contraire.

Il est permis de penser, enfin, que l’éthique et la politique de la recherche sont parfois de ces secteurs d’exercice du jugement humain qui succombent à ce qu’Ogien nomme des paniques morales, qu’il définit ainsi : « 1. Le refus d’aller jusqu’au bout de nos raisonnements moraux, lorsqu’ils nous obligent à endosser des conclusions incompatibles avec nos préjugés les plus enracinés [ ; ] 2. La tendance à toujours envisager le pire de la part [des] personnes [ ; ] 3. Le refus de payer le coût intellectuel de notre engagement envers certains droits [ ; ] 4. La tendance à ne pas tenir compte du point de vue de celles et ceux dont on prétend défendre le bien-être » (Ogien, 2004, p. 46). Du point de vue éthique défendu par Ogien, la politique de science ouverte du MESRI serait donc justifiable tant qu’elle met en avant des devoirs des chercheurs envers les autres, autrement dit une certaine logique de justice et d’utilité sociale, mais ne le serait pas si elle entravait par trop leur liberté de recherche ou prétendait, même lorsque les chercheurs désapprouvent cette politique, n’agir que pour leur propre bien (soit une logique paternaliste). En d’autres mots, l’engagement démocratique pour une recherche libre et ouverte a des conséquences qu’il faut être prêt, tant éthiquement que logiquement, à assumer, et cela implique en particulier d’accepter une responsabilité éthique importante laissée aux chercheurs.

Or, un certain nombre de controverses récentes ayant touché le monde universitaire (par exemple les dénonciations de tendances dites wokes, qui ont pu être perçues comme des menaces sur la liberté académique) peuvent sans doute être ressaisie à cette aune. Mieux identifier tout ce qui relève de la simple panique morale dans ce registre peut alors permettre de concentrer l’exigence d’intégrité scientifique sur les cas où des préjudices causés par les chercheurs pourraient être réellement attestés. Sans doute les débats sur l’engagement et le positionnement social des chercheurs ne sont-ils pas des problématiques nouvelles, mais, en un sens, l’idéal de la science ouverte en multiplie sans doute les occasions et les met à portée de tous (ou encore, en fait la question de tous). La numérisation du monde, et l’emballement que peuvent par exemple causer quelques lignes d’une publication sorties de leur contexte et diffusées sur un réseau social, accentue encore le caractère aigu de tels enjeux. Le défi, en d’autres termes, d’une éthique et d’une politique minimalistes de la science ouverte sera de maintenir ouvert les espaces de permissivité et de controverses les plus vastes possibles dans l’espace public et le monde scientifique, sans pour autant renoncer à une certaine ambition normative, à certaines conditions précises et dans certains cas où cela l’exige. On peut ainsi imaginer qu’elle cherche à articuler une ouverture plus large quant aux critères d’utilité sociale pouvant être pris en compte pour justifier de l’équité de politiques publiques ambitieuses de soutien à la recherche (en valorisant mieux les activités de médiation, et non uniquement de mise à disposition, des connaissances produites) et une défense renouvelée de la liberté académique au plan politique et moral.

Ouverture conclusive : science ouverte, humanité numérique et minimalisme moral

L’idée d’une actualisation du projet humaniste (puis de l’idéal des Lumières) de libre partage du savoir est au cœur du plan pour la science ouverte sur lequel nous avons ouvert notre propos. Remarquons qu’en parallèle, les publications traitant de l’avènement de l’homo numericus, compris comme une véritable mutation anthropologique, font florès (voir notamment : Cohen, 2022 ; Vallancien, 2017), tandis que les humanités numériques (Van Hooland et al., 2016 ; Vinck, 2016/2020) deviennent peu à peu un champ de recherche et d’enseignement bien identifié dans le paysage académique, y compris par leur capacité à susciter en retour un certain nombre de discours critiques (Granjon, 2016 ; Mounier, 2018). Certains néanmoins, en particulier Milad Doueihi (2011, 2013), plaident pour l’émergence et l’élaboration d’un véritable humanisme numérique au XXIème siècle. Dans son esprit, cela constituerait un quatrième âge de l’humanisme après les trois identifiés en son temps par Lévi-Strauss (humanisme de la Renaissance, humanisme bourgeois et exotique, humanisme démocratique de l’épanouissement des sciences humaines et sociales dans la deuxième moitié du XXème siècle).

Il nous semble toutefois qu’à chacune de ces étapes une tension a pu exister entre la conception d’une connaissance qui pourrait avoir de la valeur en elle-même (charge aux humains de bonne volonté et d’esprit bien fait de le reconnaître) et la conception d’une recherche et d’une science avant tout au service de l’humanité, et même plus précisément encore des individus humains qui la composent. Si l’on prend au sérieux ce qui précède, on comprendra que, d’un point de vue minimaliste du moins, l’idée de devoirs envers un canon d’œuvres passées ou envers les progrès de la connaissance future n’a pas de sens : toutes ces choses valent parce qu’elles permettent, dans un contexte démocratique, à un nombre important d’individus de progresser vers le bien-être, c’est ce qui fait la légitimité de l’investissement qui y est alloué et de l’énergie croissante mise à les diffuser. De manière plus générale, cela nous engage aujourd’hui à faire de l’exploration du triptyque éthique, numérique et idéologie (Roelens et Pélissier, à paraitre en 2023) tout à la fois un objet de recherche interdisciplinaire et de débat public ouvert. Or les ressources fournies pour ce faire par la science ouverte et les espaces de permissivité éthico-politique permis pour cela par le minimalisme sont alors tous deux précieux.

Références bibliographiques

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Vallancien, G. (2017). Homo Artificialis. Plaidoyer pour un humanisme numérique. Michalon.

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Vinck, D. (2016/2020). Humanités numériques. La culture face aux nouvelles technologies. Le Cavalier Bleu.

Camille Roelens

Licence : CC by-nc-sa

Documents joints

Notes

[2A cela s’ajoute plusieurs textes actuellement sous presse ou en lecture dans des revues scientifiques, qui nous permettent de traiter sur des bases analogues des problématiques spécifiques connexes à celles que nous travaillons ici. Voir notamment le textes écrit sous le titre provisoire suivant : « Ressources heuristiques et pratiques du minimalisme de Ruwen Ogien pour l’approche critique des mutations numériques contemporaines en éducation ».

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