Un article repris du blog de Bruno Devauchelle, une publication sous licence CC by nc nd
Alors que se multiplient les initiatives et propositions pour lutter contre les fausses informations, l’infobésité et autres difficultés face à l’information (définie comme un fait transmis après avoir été mis en forme – texte, vidéo etc…). Il est nécessaire de s’interroger sur la posture personnelle que chacun de nous doit développer pour faire face à ce monde d’informations qui semble si chaotique. En effet, très souvent ces propositions mettent en avant des « techniques » à mettre en oeuvre : comment vérifier une source, comment vérifier une image, comment décrypter le vrai du faux en s’appuyant sur une analyse des faits présentés, etc… Ce qui est le plus souvent laissé de côté c’est la partie psychologique, cognitive, c’est à dire la posture que chacun doit essayer de construire pour faire face non seulement à ces informations, mais surtout pour se défaire de ses propres biais psychiques et cognitifs qui font de l’humain un être fragile face au monde qui l’entoure. Il nous est arrivé précédemment d’évoquer la question du « point de vue » ou pour le dire autrement « d’où nous situons-nous ». Lorsque je m’exprime, ma parole est originée et contextualisée : j’ai eu une éducation, j’ai une culture, etc….
Parmi les nouveautés au sein du chaos informationnel, se trouvent les « commentaires » que l’on peut lire soit à la suite d’un article, d’une vidéo soit simplement à la suite d’un écrit court sur un réseau social. Souvent courts (et contraints d’y être parfois), peu argumentés, ils sont le reflet de notre monde d’adultes qui prétendent « éduquer ». On retrouve d’ailleurs des enseignants, aussi. Ces propos sont aussi de plus en plus violents. Or cette violence verbale est un danger pour nos sociétés et incite à la montée des dictatures (qui souvent utilisent d’autres violences). Le chaos informationnel est la première raison d’une difficulté à dépasser justement les propositions « techniques » ou parfois « solutionnistes » (il n’y a qu’à interdire ou bloquer, comme en Iran). Nos enfants, nos élèves, les jeunes connaissent aussi cette violence verbale au quotidien. Sauf que le sens des mots n’est, le plus souvent, pas le même que pour les adultes. Les invectives de cour de récréation ont au départ une valeur bien différente. C’est ensuite, à l’exemple des adultes, que les mots prennent sens… et souvent mauvais sens quand ce n’est pas sens interdit. Toutefois ne fustigeons pas trop vite la jeunesse, car le monde des adultes n’est pas vraiment idéal… mais trop souvent idéalisé.
Les deux principes qui pourraient aider à l’éducation à l’information et à la communication (tous médias confondus) et qui seraient à la base d’un changement de posture, sont le doute et le choix. Notre époque, portée par les moyens numériques, a amplifié la circulation de l’information et des savoirs, les phénomènes de manipulation de l’information et surtout, a mis en évidence nos fragilités humaines. Car nous allons tous en premier lieu vers ce qui nous ressemble, ce qui nous conforte, ce qui nous rassure (voir la liste des biais établis par M. Moukheiber – Votre Cerveau vous joue des tours, Allary Éditions 2019) . À force d’être entre soi, on finit par croire que le monde est comme soi ! Nos élèves, nos enfants, la jeunesse, dès le plus jeune âge entrent dans ce monde qui sans être totalement nouveau est pourtant bien différent de celui que la génération des années 50 – 90 a vécu, a connu. L’histoire, comme l’a si bien montré Patrick Boucheron, peut pour nous aujourd’hui et aussi demain. C’est d’abord l’histoire des humains et de leurs techniques, celles qui ont permis la tentative de prise de contrôle de l’environnement, en le transformant pour nous le rendre, croyait-on plus favorable. Il est toujours possible de faire l’autruche et de ne pas vouloir savoir et voir et d’ailleurs les récentes évolutions des opinions occidentales semblent indiquer que cela se généralise. Pour le dire autrement, nous recherchons des certitudes rassurantes, évitons de faire des choix, car nous ne voulons pas les voir. Face au doute et surtout aux savoirs divergents, on peut être tenté par un repli sur soi et sur ses propres certitudes.
Au moment où l’on parle de développer chez les élèves une citoyenneté et un esprit critique dans un monde numérique, on s’aperçoit que c’est de plus en plus incertain et compliqué, voire complexe. Or le fondement même de l’esprit critique, c’est le doute. Mais pas n’importe quel doute. C’est d’abord le questionnement a priori de toute information (comprise comme un fait rapporté et transmis). À la différence des faits, pour lesquels nous sommes parfois nous-mêmes défaillants dans leur perception, les informations sont déjà des transformations qui parfois, surtout lorsqu’elles sont médiatisées, s’avèrent peu fiables. Les enquêteurs connaissent bien les variations des témoignages sur les faits qui se produisent. Non seulement c’est une question de point de vue (se situer par rapport à la scène des faits), mais parfois, plus simplement des erreurs perceptives et mémorielles de ce qui s’est passé, surtout quand des émotions viennent s’ajouter aux faits. Douter est ainsi à la base d’une posture qui amène l’élève à chercher des variations dans les savoirs, des sources multiples pour mesurer l’étendue du champ mais aussi pour percevoir les différents termes de la question posée. En amont de cette activité, l’attitude initiale est de prendre du recul par rapport à tout fait, toute information et d’engager une démarche systémique de recherche de liens entre le fait, l’information et le contexte.
Une fois la démarche engagée, la construction d’une connaissance passe par l’aptitude à reconnaître un savoir « acceptable » et à l’étayer, l’argumenter, le prouver. Ce savoir est bien sûr temporaire, au risque de la contestation scientifique, mais au moins il permet d’agir. Car un certain niveau de certitude est nécessaire pour engager une action. C’est donc ce niveau que l’on va travailler avec les élèves. C’est normalement ce travail qui, basé sur des choix, va permettre de construire une « trace structurée » et utilisable de manière suffisamment durable pour avancer. Éviter tout blocage dans le raisonnement est essentiel. Puis se développe la capacité à faire des choix. Dans une posture comme celle que nous proposons, faire des choix s’effectue à de nombreux niveaux qui se superposent et interagissent entre eux. Les choix sont souvent extérieurs pour commencer : quel équipement, matériel, logiciel, technique pour avancer dans la vie. Petit à petit, les choix deviennent plus intérieurs, en particulier quand il s’agit des connaissances mais aussi des convictions, voire des croyances. Faire des choix, c’est d’abord un engagement dans une ou plusieurs voies. Cet engagement doit pouvoir être fait en toute responsabilité et connaissance de cause. Dans la relation à l’information, lorsqu’on la consulte, l’analyse et l’intériorise, cette responsabilité est engagée dans la rigueur du travail initial. Dans un deuxième temps le fait de choisir va donc permettre de construire, d’agir en sortant au moins temporairement du doute.
Face aux écrans (au sens large) cette démarche du doute et du choix est essentielle pour permettre une réception et une appropriation, allant parfois jusqu’à une « incorporation » en matière de connaissances. Le problème auquel chacun de nous est confronté, c’est le risque de se faire « déborder » par l’information et ses canaux de diffusion. Il y a un risque d’envahissement du psychisme, une charge mentale ou même une saturation mentale qui peut amener à renoncer à douter et faire des choix. Pire encore cela peut amener à un repli culturel et social. Il semble que nous soyons dans une période qui favorise ce genre d’attitude et qui se traduit dans les choix politiques des humains : abstention, repli… identitaire, etc…. Le numérique et le web en particulier ont ouvert une brèche dans nos cerveaux : nous commençons juste à nous en apercevoir. Cette brèche est c’est celle du chaos informationnel à laquelle nous n’étions pas habitués. Nous sommes passés en moins d’un siècle de notre quartier et de notre village à la planète tout entière à portée de main et surtout au coeur du chaos informationnel. Notre cerveau, aussi plastique est-il, ne s’est pas encore adapté, mais il faut dire que la fluidité informationnelle est telle que lorsque l’on pense en avoir cerné une partie, l’autre nous fuit. Revenir en arrière, c’est ce qu’expriment certains (une enseignante l’appelait de ses voeux encore récemment au cours d’une formation consacrée aux usages du numérique en classe), même si l’idée est séduisante, elle ne permet pas d’ouvrir un « nouveau chemin » pour l’avenir. Aidons les jeunes à le trouver !!!
A suivre et à débattre
BD
PS : on peut lire cet article avec intérêt : Jacques Barou, « DE LA MÉTHODE CRITIQUE AU DOUTE COMPULSIF, Érès | « L’école des parents »2021/1 n° 638 | pages 60 à 62
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