Un article repris du blog de Bruno Devauchelle, une publication sous licence CC by nc nd
Terminant la lecture des huit tomes de la Bande Dessinée de Debois et Fino, « Les chasseurs d’écume » (Glénat), on peut s’interroger sur le sens de l’évolution des mentalités et de la place du progrès technique dans la détérioration progressive du mone environnant par l’humain. Cette histoire est d’abord celle des pêcheurs de la baie de Douarnenez au cours du XXe siècle. À la sortie de la « révolution industrielle » du XIXè siècle, les populations ouvrières sont confrontées à une forme d’inhumanité du travail (les conserveries ici) mais aussi à la dureté du capitalisme et ses conséquences sur une population locale, un écosystème. Pour dépasser ces conditions qui affectent les ouvrières et les pêcheurs, outre les revendications syndicales, il y a le progrès technique face auquel il faut se positionner : d’une part il peut-être destructeur d’emploi, d’autre part il peut amener à une meilleure rémunération des pêcheurs et indirectement des ouvriers. L’ensemble de ces huit tomes ressemble à un travail anthropo-historique. En effet en mettant en scène, sous la forme graphique de la BD en particulier, un siècle d’évolutions dans un espace relativement limité (Douarnenez et sa baie) et autour de la thématique de la pêche à la sardine, les auteurs réussissent, outre une œuvre littéraire remarquable, une analyse critique des conséquences que peuvent avoir des choix, dans la durée sur la vie des habitants et leur devenir. Si l’objet des critiques n’est pas fondé sur des choix politiques orientés, il n’en reste pas moins que ces ouvrages ouvrent la porte à une analyse de ce que le politique articulé avec la technique peut produire : et ici c’est la disparition de la sardine, de la pêche à la sardine et plus largement la disparition lente du port de Douarnenez et de ses infrastructures historiques.
Pourquoi évoquer ici ces ouvrages ? Parce qu’ils pourraient fournir à des jeunes et à leurs éducateurs, de quoi réfléchir et penser l’avenir de notre société. Si l’on met à jour le modèle sous-jacent à cette évolution d’un siècle (voir en bas de cet article), on peut probablement le transposer à de nombreuses questions liées au progrès technique, au développement économique et à la question du bien-être humain. Ici, la transposition, c’est celle liée à l’informatique et au numérique. La fin de la saga évoque la question des appareils de sondage sous-marin pour repérer les poissons. On peut poursuivre, dans un autre domaine, la question du développement de l’informatique au cours des 50 dernières années et son passage dans le grand public à partir des années 1990 et l’avènement d’Internet. Mais ce qui est particulièrement éloquent, c’est la manière dont les humains se mettent parfois dans une situation telle qu’ils deviennent victimes de leurs choix. Au moment où le numérique est questionné (sobriété, sécurité, contrôle…) et parfois freiné (cf les écrits de Philippe Bihouix par exemple) on comprend mieux les « trajectoires » multiples qui agitent nos sociétés en regard de leur développement.
Le numérique est une évolution technique récente qui a pris son essor en très peu de temps. Cela peut augmenter les questionnements à son sujet. L’adoption quasi spontanée par la population, à la suite du monde des entreprises interroge l’école. Le récent rapport Mc Kinsey (daté du milieu 2022, mais pas rendu public) présenté par le journal Marianne (https://www.marianne.net/societe/education/blabla-et-neoliberalisme-a-gogo-ce-que-contient-le-rapport-de-mckinsey-sur-lecole) donne une certaine place au numérique, montrant ainsi l’ancrage idéologique d’une certaine manière d’envisager le numérique scolaire et plus généralement l’école dans la société. Ces documents viennent en contrepoint des ouvrages cités ici en matière de cadre et de modèle. Nous essayons ci-dessous de faire une sorte de transposition critique de ce modèle dans l’univers contemporain du numérique.
Quelques repères du modèle sous-jacent analysé dans ces ouvrages passionnants :
Une population malmenée par des propriétaires et chefs d’industrie riches
On reconnaît là les multinationales du numérique en lien avec les pouvoirs politiques
Des rapports de force parfois violents qui marquent les enjeux du combat
L’exemple des USA lors de la dernière présidentielle montre comme le numérique fait partie de cette violence, aussi bien comme moyen que comme vecteur informationnel
La nécessité d’améliorer les moyens de vivre, le bien-être humain
La fameuse « facilitation » procurée au quotidien par les moyens numériques nous amène à les adopter sans attendre
Les choix techniques comme pouvant améliorer le sort de chacun (riches et pauvres…)
Les avancées dans le domaine informatique sont présentées comme des avancées positives, améliorant l’économie, mais aussi le sort de chacun (cf. l’automatisation et la robotisation)
Les choix techniques qui entraînent aussi des dégradations à long terme
On a du mal à mesurer réellement l’impact du numérique à long terme. Même si de nombreuses études invitent à penser certaines de ces dégradations, il faut approfondir
L’importance des rémunérations dans la psychologie des populations et les limites
Notre société libérale nous incite à un individualisme que le numérique amplifie. L’exemple des influenceurs illustre bien cela.
L’idéologie du progrès comme sous bassement du comportement humain
Nous sommes arc-boutés sur l’idée de progrès comme nécessairement bon, même si nous en connaissons les erreurs. Mais une pensée alternative est difficile à créer face à l’histoire de l’humanité
Le modèle concurrentiel comme ferment des dissensions dans une population en vue de la soumettre au progrès
Les politiques, les syndicalistes et autres groupes de pression jouent beaucoup sur l’idée de « concurrence ». Or ce modèle est désormais ancré dans la culture des individus dans notre société. Le numérique et globalement l’information sur les réseaux ainsi que les médias concourent tous et toutes à amplifier ce pilier culturel.
L’enrichissement personnel constitue un pilier des décisions individuelles dans une société capitaliste
La recherche d’un enrichissement personnel fait oublier ce que nous pouvons observer et analyser : notre mode sera solidaire ou il disparaîtra !!!
L’imaginaire et l’imagination peuvent aider ou au contraire nuire pour comprendre les faits.
Le numérique a amplifié les phénomènes de désinformation et fait émerger, avec ce fameux biais de confirmation, de nombreuses croyances nouvelles et des fausses informations.
Ces repères peuvent être transposés à d’autres contextes, en particulier actuels. Ils servent de cadre d’analyse et de compréhension des questions auxquelles le progrès technique nous confronte. Nous avons essayé, ici de le faire en partie pour le numérique, en particulier pour l’éducation, mais plus généralement pour la culture.
A suivre et à débattre
BD
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