Un article repris du blog de Bruno Devauchelle, une publication sous licence CC by nc nd
On connaît bien l’expression « solutionnisme technologique » chère à Evgeny Morozov (Pour tout résoudre cliquez ici, FYP édition 2014). On parle moins de « l’illusionnisme technologique » qui est un autre aspect du problème de la construction des représentations mentales et sociales des technologies et plus proche de nous du numérique. Porté par les bruits, les rumeurs, les titres médiatiques et autres discours, parfois même officiel, l’illusionnisme est une pratique courante en particulier quand il s’agit du numérique. Illusionnisme est défini comme « est un art du spectacle qui consiste à créer des illusions » (source Wikipédia) ou encore « Phénomène qui porte à susciter des illusions ou à se faire des illusions, à voir ou à faire voir la réalité de manière erronée. » (source TLFI). Il est nécessaire de questionner le numérique par ce prisme tant de récents évènements tendent à rappeler la tendance très présente à donner des « nouveautés » (?) du numérique une image qui est souvent trompeuse. Le dernier exemple en date est celui de ChatGpt qui s’inscrit dans la suite des discours de ces dernières années sur l’intelligence artificielle, mais aussi ceux des années 80, sur le même sujet.
Retour sur l’histoire
Jacques Perriault tout comme les historiens des techniques et en particulier de l’informatique et du numérique ont mis en évidence les discours prophétiques associés à ces nouveautés. Si ces discours étaient d’abord tenus par les concepteurs eux-mêmes, qui en imaginaient des emplois en particulier pour l’enseignement afin de développer les usages de leurs inventions, ils sont entrés dans l’univers des médias et en particulier du modèle du sensationnel, du nouveau, de l’invention bref mais parfois de l’illusion. La diffusion massive des discours par le Web et ses différentes composantes embarque avec lui nombre de contenus qui font miroiter, rêver à un avenir meilleur. Le monde de la santé est souvent en première ligne avec le relais de travaux de recherche dont l’aboutissement final dans l’ensemble de la société est lointain, incertain, hypothétique, voire faux. C’est le fait même de la recherche que d’explorer des pistes, encore faut-il que ceux et celles qui les relaient soient suffisamment lucides et vigilants pour éviter de nous faire croire à l’immédiat (dans la formulation des titres et des articles) plutôt qu’à l’incertain hypothétique qui devrait être la base d’une rigueur intellectuelle.
Dès le début des années 1980, nous avons été bercés et avons relayé nombre d’illusions qui étaient autant de rêves voire d’utopies. A l’instar des créateurs d’Internet (Fred Turner, « Aux sources de l’utopie », C&F Editions, 2012), nous avons certes perçu la dimension idéalisée de ces nouvelles technologies à l’époque, mais nous y avons parfois cru et en avons rêvé. Dès le début du plan IPT, l’illusion a été portée entre autres, par ce livre « le jaillissement de l’esprit » de Seymour Papert (Flammarion 1981). Mais comme toute illusion, la frontière entre le réel et le rêvé est ténue comme le montre cette lecture critique du livre faite par Jacques Perriault (Perriault Jacques. Papert (Seymour). — Jaillissement de l’esprit : ordinateurs et apprentissage. In : Revue française de pédagogie, volume 62, 1983. pp. 94-96), et c’est ce qui fait sa puissance illusoire. Au fur et à mesure des évolutions des technologies, le même refrain a accompagné les passages importants. On se rappelle ici la vague sur l’intelligence artificielle des années 1980 et des discours qu’elle a accompagnés. Ici encore, un accompagnement médiatique d’une évolution dont la réalité mériterait pourtant du recul et de la vigilance. Que les concepteurs soient fascinés par leurs productions et qu’il aient tendance à une inflation verbale peut s’entendre, mais que ces mêmes concepteurs fassent passer leurs intentions en réalités tangible mériterait davantage de filtres. Or le développement de la communication sur Internet et toutes sortes de réseaux a largement affaibli les filtres et à, au contraire, amené ceux et celles qui sont restés modérés dans leurs analyses à « disparaître » de l’espace médiatique et de voir leurs propos enfouis dans « l’inflormation » (néologisme contraction d’inflation et d’information).
Discours et mécanismes du discours
Si nous prenons en compte les développements récents du numérique en enseignement, on peut explorer les discours et comprendre le mécanisme à l’oeuvre et donc le processus de construction de l’illusion. Intelligence Artificielle, classes inversées, smartphone, Environnements Numériques de Travail. On trouve des traces de l’illusion dans les discours, officiels ou non autour de projets comme les Territoires Numériques Éducatifs (TNE) et plus largement les projets ministériels ou institutionnels autour du numérique (lab110 et autres ateliers Canopé). On perçoit aussi quelques éléments « d’atterrissage » des consciences dans certains propos de responsables institutionnels qui, confrontés à la réalité, tendent à essayer de trouver des équilibres qui, sans pour autant interdire les développement illusoires, doivent permettre d’asseoir de réelles pratiques « fonctionnelles ». Ainsi en est-il de ce qui tourne autour de la question de l’interopérabilité qui peut sembler lointaine pour les acteurs en établissements et qui pourtant sont à la base d’un réalisme technologique dont la vocation est que « ça fonctionne ».
Et les jeunes ?
Il faut évoquer ici le lien entre les jeunes et l’illusionnisme technologique. Dès les premières années de la vie les enfants sont face aux technologies numériques et, malgré les recommandations qui préconisent l’interdiction des écrans avant 3 ans, sont bien sûr face aux écrans ne serait-ce que par l’attitude de leurs parents et autres adultes. Car la possession des moyens modernes d’information et de communication est un puissant marqueur social. Comme pour l’ordinateur entre 1980 et 2000, les foyers ont bien perçu que l’insertion sociale passait par la possession et l’usage des techniques les plus récentes. Encouragés par le marché (et la publicité), les foyers se sont équipés, remplaçant les ordinateurs de 2000 par les smartphones dès 2010. Observons des enfants face à des adultes, et l’on constate que leur manière de reproduire les gestes de ceux qui les entourent les amène inéluctablement vers une appétence aux écrans. Ce qui accompagne ce mouvement, c’est leur « habileté » à en faire usage de manière « utilitaire » : il s’agit que ces moyens les aident à entrer dans le monde et donc qu’ils leur permettent de franchir la barrière entre le rêve, l’envie et la réalité. C’est cela le coeur d’une éducation, ce franchissement qui devrait, selon les souhaits des éducateurs, amener l’enfant, le jeune à décider et maîtriser ces environnements sans se faire d’illusions.
Illusion et fonctionnement mental
Mais l’illusion est au coeur d’un mécanisme psychologique puissant que trop souvent on néglige : la nécessité d’anticiper, d’envisager le futur, d’aller vers du mieux, de se stimuler par le rêve. Ce qui fait de chacun de nous des clients potentiels de toute déclaration qui va répondre à notre fonctionnement mental. Cette faiblesse humaine est aussi valable contre le rêve que pour le rêve. D’ailleurs dans plusieurs échanges entre tenant de ces illusions et opposants, chacun argumente de « son » réel sans jamais rejoindre l’autre sur un terrain d’évaluation partagée. Comme si nous partagions tous les mêmes illusions, mais sans les apprécier de la même manière. Il est temps de se poser la question de notre conscience par rapport à ces illusions, de notre perception de celles-ci et d’en éviter les conséquences, les effets. Il est aussi important de comprendre dans quelle mesure nous pouvons permettre aux jeunes que nous éduquons de ne pas être piégé par les marchands de rêve du numérique….
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