Position du problème
Si la formation professionnelle tout au long de la vie (FTLV) a pris, depuis le début des années, une importance croissante, elle a simultanément changé de nature. Il s’agit dorénavant de responsabiliser les individus dans l’acquisition et le maintien de leurs compétences professionnelles, en individualisant les parcours de formation.
En ce sens, depuis le début des années 2000, se multiplient les injonctions à « numériser » la formation continue et professionnelle, c’est-à-dire, à combiner dispense à distance et usages du numérique (Benedetto-Meyer et Boboc, 2021, p. 166-183). Ces injonctions peuvent s’accompagner de l’incitation à mobiliser de « nouvelles pédagogies ». Pourtant, plusieurs travaux ont montré que la « numérisation » d’une partie de la FTLV, non seulement, rencontrait des obstacles à sa mise en œuvre (Pouts-Lajus et Leccia, 2006), mais qu’elle introduisait également de nouvelles sources d’inégalité (Boboc et Metzger, 2019a et 2019b).
Simultanément, se développent des discours visant à sensibiliser les entreprises à réduire les empreintes du numérique en incitant à la « sobriété numérique ».
Dans ce contexte, les acteurs de la formation se trouvent face à deux systèmes de contraintes en tension. D’un côté, ils doivent concevoir et mettre en œuvre, de façon croissante, la numérisation de leurs formations, y compris en mobilisant la réalité virtuelle ou la réalité augmentée (Barbe et Boboc, 2022). Il leur est parfois demandé de concevoir des formations entièrement à distance. D’un autre côté, on leur demande d’intégrer dans leurs pratiques les enjeux liés à la réduction des empreintes numériques.
Si le recours au numérique contribue à réduire la production de gaz à effets de serre, par la réduction du nombre de déplacements – notamment dans le cas du tout à distance –, il engendre simultanément la production d’empreintes liées au numérique lui-même : l’empreinte environnementale, due à la consommation des ressources non renouvelables ; l’empreinte énergétique, particulièrement la consommation d’électricité des réseaux et des centres de données ; et l’empreinte sociale, bien moins souvent évoquée, concernant les conséquences sociales, cognitives, professionnelles et culturelles des usages du numérique (Bordage, 2019).
Dans la perspective de la FTLV, chaque nouvelle formation risque d’accroître un processus de polarisation progressive entre :
– un sous-groupe d’individus autonomes et responsables, gérant seuls leur employabilité, en capacité de maîtriser les spécificités de l’apprentissage à distance et les usages des technologies ;
– et un sous-groupe d’individus décrochant progressivement, déconcertés par les interfaces et l’absence de présentiel.
C’est en cela que nous pouvons parler d’empreintes sociales du numérique, à propos de la FTLV.
Axes de questionnement
Compte tenu de ces éléments de contexte, cet appel à articles invite à analyser et à apporter des éclairages sur les tensions entre médiation des savoirs par le numérique et les empreintes qu’il laisse, à travers cinq grands ensembles de questionnements.
Réduire les empreintes du numérique : quelles politiques de formation dans les organisations ?
Dans quelle mesure ces injonctions (à numériser, à placer à distance formateurs et apprenants) et ces incitations (à réduire les empreintes du numérique), sont-elles prises en compte au niveau des politiques de formation ? Entrent-elles en contradiction avec les pratiques effectives des différentes catégories d’acteurs institutionnels de la formation ? Quels arguments sont le plus souvent évoqués pour justifier, d’un côté, le recours à la numérisation et à la mise à distance, et, d’un autre côté, pour inciter à en réduire les empreintes, tout particulièrement les conséquences sociales du numérique ? Ces dernières sont-elles seulement évoquées ?
Réduire les empreintes du numérique : quelles évolutions des métiers des acteurs de la formation en entreprise
Quelles représentations de la sobriété numérique élaborent les acteurs de la formation ? Y-a-t-il des tensions entre leurs représentations en tant que salariés et celles en tant que simples citoyens ? Avec le développement des formations à distance, numérisée, sont-ils confrontés à des conflits éthiques, des pertes de sens au travail (Coutrot et Perez, 2022) ? De quelle manière appréhendent-ils ces enjeux dans le cadre des formations qu’ils conçoivent et/ou qu’ils dispensent ? Quelles sont les évolutions de leurs métiers en lien avec la sobriété numérique (Baghioni et Moncel, 2022) ? Comment les nouvelles exigences liées à la sobriété numérique sont-elles prises en compte dans le développement des compétences des acteurs de la formation ?
Réduire les empreintes du numérique : quelles marges de manœuvre pour les professionnels de la formation ?
Comment les professionnels de la formation font-ils face, dans leurs pratiques de conception et de dispense de formations, à ces injonctions contradictoires ? Sont-ils influencés par des enjeux individuels en termes de sobriété numérique qu’ils ont en tant que citoyens ? Prennent-ils en compte – et si oui comment – ces deux exigences – développer les formations à distance, en les numérisant et réduire les empreintes du numérique –, en particulier les empreintes sociales ? Les professionnels de la formation parviennent-ils à concilier ces deux systèmes de contraintes et, si oui, comment ? De quelle marge de manœuvre disposent-ils ? Parviennent-ils à en ménager de nouvelles ? Dès lors, de nouvelles inégalités se créent-elles entre les formateurs ?
Réduire les empreintes du numérique : quelles inégalités du côté des apprenants ?
Dans le contexte économique actuel, et au-delà des discours, comment évolue le nombre des formations à distance, en ligne effectivement suivies ? Est-il influencé par des enjeux individuels en termes de sobriété numérique que les apprenants ont en tant que citoyens ? Les « choix » opérationnels que font les acteurs de la formation en matière de numérisation conduisent-ils à réduire ou à accroître les inégalités d’accès à la formation ? Introduisent-ils de nouvelles sources d’inégalités parmi les salariés ? Face aux incitations à mettre en pratique la sobriété numérique, comment les apprenants s’adaptent-ils et ce, tout long de leur vie professionnelle ? Trouvent-ils des compromis entre formation à distance, avec le numérique et priorité à la sobriété numérique ? Comment évolue leur rapport à la formation ?
Anticiper sur les conséquences de la numérisation de la formation tout au long de la vie : vers un nouveau paradigme ?
Enfin, on pourra s’interroger sur la portée heuristique des enjeux environnementaux de la numérisation de la formation tout au long de la vie. En particulier, la prise en compte, dès leur conception, des conséquences environnementales, énergétiques et socio-culturelles, des dispositifs numériques de formation à distance s’inscrit-elle dans les processus bien documentés de l’industrialisation de l’éducation (Mœglin, 2016) ou constitue-t-elle un nouveau paradigme ? Et dans ce cas, comment le caractériser ? On pourra également se demander si l’approche par les capacités (Amartya Sen) demeure pertinente ou si elle devrait être aménagée ?
Modalités de réponse à l’appel à article
Nous invitons les chercheur-e-s et praticiens et praticiennes chercheur-e-s à proposer des contributions répondant à ces différentes interrogations.
Les auteurs fourniront, au plus tard le 3 janvier 2023 une intention d’article de 10000 signes maximum (incluant les espaces, les notes et les références) aux coordinateurs du numéro (metzger_jean-luc@orange.fr, anca.boboc@orange.com)
Le Comité de rédaction informera les auteurs de ses décisions la semaine du 6 février 2023.
Les auteurs retenus enverront la première version de leur texte au plus tard le 6 avril 2023.
Il pourra s’agir :
– soit d’articles de recherche, généralement de 20 à 25 pages, 30 000 à 50 000 signes (notes et espaces compris) répondant aux exigences académiques ;
– soit de retours d’expériences innovantes ou de témoignages, qui pourront être plus courts ;
– soit de notes de lecture sur des ouvrages en lien avec le thème de l’appel.
Ces articles seront évalués en double aveugle par les membres du comité scientifique et ne seront publiés qu’après acceptation et révisions éventuelles.
La publication est prévue au 2d semestre 2023.
Bibliographie
Barbe, F. et Boboc, A. (2022). Intégration de la réalité virtuelle dans une formation à distance en contexte de crise sanitaire : étude de l’hybridation d’un parcours de formation. Phronesis, 11, 4.
Benedetto-Meyer, M. et Boboc A. (2021). Sociologie du numérique au travail. Armand Colin.
Boboc, A. et Metzger J.-L. (2019a). La formation continue à l’épreuve de sa numérisation. Formation Emploi, 145, 101-118.
Boboc, A. et Metzger J.-L. (2019b). Le numérique vecteur d’un rapport instrumental aux savoirs ? Distances et médiations des savoirs, 28. En ligne : http://journals.openedition.org/dms/4152
Baghioni, L. et Moncel, N. (2022). La transition écologique au travail : emploi et formation face au défi environnemental. Céreq bref, n° 423, juin. En ligne : https://www.cereq.fr/la-transition-ecologique-au-travail-emploi-et-formation-face-au-defi-environnemental
Bordage, F. (2019). Sobriété numérique. Les clés pour agir. Buchet Chastel.
Coutrot, T. et Pérez, C. (2022). Redonner du sens au travail. Seuil.
Mœglin, P. (dir.). (2016). Industrialiser l’éducation. Anthologie commentée (1913-2012). Saint-Denis : Presses Universitaires de Vincennes.
Pouts-Lajus, S. et Leccia, É. (2006). Conception et utilisation de ressources multimédias au sein du campus numérique CampusCultura : Une approche ethnographique. Distances et savoirs, 4, 73-92. https://doi.org/10.3166/ds.4.73-92
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