Quelle part l’entreprise doit-elle prendre à la formation professionnelle des jeunes ? La question n’a rien de nouveau, pas plus que les revendications d’une adéquation entre les cursus proposés et les besoins des entreprises.
Les relations entre école et entreprises sont multiples. Une mise en perspective permet de repérer la grande diversité des expériences au fil des époques. Et cette histoire est source de réflexion alors qu’une énième et contestée réforme de l’enseignement professionnel est engagée en France.
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Si la création d’écoles dans certaines manufactures est déjà repérable au XVIIIe siècle, la deuxième moitié du XIXe siècle voit les tentatives s’intensifier pour introduire l’atelier à l’école, développer des écoles d’apprentis ou interroger les limites de l’apprentissage « sur le tas ».
On ne peut pas prétendre rendre compte de manière exhaustive de toutes les situations vu la grande variété des entreprises, de leurs secteurs d’activité ou des moyens qu’elles peuvent et veulent consacrer à la formation professionnelle des jeunes. Cependant, depuis le début du XXe siècle, on peut discerner trois configurations dans leurs relations avec l’école. Celles-ci traduisent une sédimentation et une imbrication de conceptions et de pratiques où s’affirment inégalement différents acteurs.
La persistance de l’apprentissage sur le tas
Au seuil du XXe siècle, nombre d’acteurs et d’observateurs s’inquiètent d’une « crise de l’apprentissage » liée aux changements techniques, à l’expansion de nouveaux secteurs économiques, aux transformations de l’organisation des entreprises.
La loi du 25 juillet 1919, dite loi Astier, généralement vue comme l’acte fondateur de l’enseignement technique en France, introduit une obligation de formation pour les entreprises et pour leur main-d’œuvre. Les jeunes filles et garçons de moins de 18 ans employés dans le commerce et l’industrie doivent suivre des cours organisés par les entreprises, les communes, les chambres de commerce, les chambres de métiers ou des associations professionnelles.
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Si cette disposition est inégalement respectée, elle pose les bases d’une alternance inspirée de ce qui se pratique dans certains Länder allemands. Elle identifie aussi l’enjeu d’une amélioration qualitative de l’apprentissage pratiqué dans nombre d’entreprises. La création de la taxe d’apprentissage, en 1925, et l’essor du certificat d’aptitude professionnel (CAP) créé en 1911 et conforté dans la loi de 1919, fournissent des leviers de régulation de l’apprentissage par l’administration de l’enseignement technique.
Des écoles professionnelles
Dès le début du XXe siècle, la préparation au métier, générale ou spécialisée, prend d’autres formes que cet apprentissage sur le terrain. Ainsi, l’introduction du travail manuel dans l’école primaire de la IIIe République se fait sans lien direct avec les entreprises, à l’exception de dons de matériel permettant d’outiller les classes, éventuellement de visites. Les écoles d’arts et métiers, les écoles pratiques de commerce et d’industrie ou encore les écoles nationales professionnelles, qui accueillent les élèves après la fin de l’instruction obligatoire fixée à 13 ans, et même à 16 ans pour certaines, consacrent une part parfois prépondérante au travail en atelier.
Les liens entre les entreprises et ces écoles sont souvent étroits : soutien financier, participation de représentants des entreprises aux comités de perfectionnement des établissements ou aux jurys d’examen (CAP notamment), visites scolaires dans les entreprises, placement à l’issue de la formation. Les réalisations sont multiples et parfois ambitieuses, soucieuses de témoigner de l’intérêt de la République pour la classe ouvrière.
La naissance d’un enseignement professionnel de masse se situe surtout pendant et après la Deuxième Guerre mondiale, à travers les centres d’apprentissage. Le temps est à la « scolarisation des apprentissages », selon l’expression d’Antoine Prost, même si de nombreux jeunes filles et garçons entrent sur le marché du travail dès la fin de la scolarité obligatoire.
Avec l’allongement des scolarités jusqu’à 16 ans, décidé en 1959, de nombreuses entreprises, dont des firmes importantes comme Schneider, la SNCF ou Renault, externalisent la formation des jeunes, et s’en remettent aux collèges d’enseignement technique en fermant leurs propres écoles. L’affirmation de la norme scolaire tend à reléguer les élèves les plus en difficulté vers l’enseignement professionnel – alors qu’auparavant ils quittaient l’école à 13 ans, puis 14 ans à partir de 1936 –, avec une perspective d’entrée rapide dans la vie active.
Pour définir les programmes, les commissions professionnelles consultatives constituent, secteur par secteur, un lieu de construction et de définition des diplômes où sont représentés employeurs et salariés sous la houlette, le plus souvent, de fonctionnaires de l’Éducation nationale.
L’essor d’une pédagogie de l’alternance
La tendance au rapprochement des cursus en apprentissage, sous contrat, et des cursus en lycée professionnel, sous statut scolaire, se mesure à la part croissante des temps passés en centres de formation d’apprentis (CFA) pour les premières, en entreprise pour les secondes.
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Créés en 1966 et confortés par la loi de 1971 sur l’apprentissage, les CFA sont un lieu d’expérimentation de l’alternance, malgré des rythmes divers compte tenu de la diversité de leurs organismes gestionnaires, des moyens humains et financiers disponibles et des variations du dynamisme économique des secteurs d’activité pour lesquels ils forment des jeunes.
La mise en place d’une pédagogie de l’alternance dans les années 1970 et 1980 se traduit par la mise au point de référentiels partagés entre l’école et l’entreprise, par l’essor de la fonction d’inspection de l’apprentissage ainsi que par la fonction de chef de travaux dans les lycées professionnels. Dès les années 1970 et surtout à partir des années 1980 s’exprime la volonté, formulée par le Conseil national du patronat français (CNPF, ancêtre du Medef), d’ériger l’entreprise en véritable lieu de formation. Parallèlement, la décentralisation transfère une partie de la compétence en matière d’enseignement professionnel et d’apprentissage à l’échelon régional.
Les collectivités locales jouaient de longue date un grand rôle. Désormais, les entreprises et leurs représentants, les exécutifs régionaux et les administrations de l’État ainsi que les établissements de formation et leur personnel, doivent rechercher, à différents niveaux (local, régional, national), des manières de travailler ensemble.
Il est impossible d’expliquer l’histoire récente des lycées professionnels sans intégrer l’apprentissage : la loi du 5 septembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel, et le fort volontarisme politique pour l’augmentation du nombre d’apprentis grâce à des aides publiques, participent d’une même logique que la réforme du lycée professionnel engagée en 2022. Dans les deux cas, la mise en avant des besoins des entreprises tend parfois à éclipser la logique de formation : le centre de gravité de ce système est fragile, susceptible de se déplacer au gré de réformes aux implications inégalement anticipées.
La révision de la carte des formations, l’augmentation de la place des périodes de formation en milieu professionnel et l’introduction d’un « bureau des entreprises » dans le cadre de la réforme en cours s’inscrivent dans une longue histoire des relations entre les entreprises et l’école. Faut-il y voir la fin d’une « parenthèse scolaire » ouverte il y a un peu plus d’un siècle ? L’enchevêtrement des réalisations et les défaillances de l’apprentissage avaient motivé une implication accrue de l’État au début du XXe siècle. Sur fond de choix politiques et financiers, la succession des réformes et des « relances » de l’enseignement professionnel depuis 40 ans donne la mesure de la difficulté constante à concilier – et à hiérarchiser – finalités éducatives, sociales et économiques.
Stéphane Lembré ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
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