De nombreux acteurs et actrices de l’éducation au numérique, qui ont par ailleurs mon absolu respect pour la plupart, emploient régulièrement l’expression de « panique morale » pour qualifier la réaction d’une élite, mais aussi de la population française en général (les parents, les professionnels de l’éducation) à certaines pratiques utilisant des technologies numériques.
C’était le cas lors de cette intervention par ailleurs très intéressante. Ou dans cet article. Ou encore récemment sur ce post LinkedIn. L’idée générale est que les critiques trop virulentes du numérique seraient infondées scientifiquement. Il s’agirait de grossières exagérations alimentées par les médias, de « panique morale ».
Les mots et les concepts sont importants. Je trouve que le concept de « panique morale » a été un peu trop banalisé, et l’employer, pour parler du numérique, ou même des réseaux sociaux, me gêne. Depuis longtemps. J’aimerais vous partager pourquoi, et peut-être initier une discussion à ce sujet. Il est possible aussi que je fasse fausse route.
Qu’est-ce que la panique morale ? Stanley Cohen, le sociologue qui a forgé ce concept, identifie trois composantes nécessaires :
- il faut l’idée d’une marge ou d’une déviance qu’on épingle… et un discours qui étrille cette marge avec une certaine conception de l’hégémonie
- il faut une médiatisation intensive qui attise les braises de la peur
- Il faut des « entrepreneurs de morale » qui, depuis la position souvent privilégiée qui est la leur (militants, personnel politique, éditorialistes…), définissent des normes, des « bonnes » façons de faire.
Pour approfondir le sujet, je vous conseille ce très bon article de France Culture : « Panique morale » : l’origine d’une expression pour attiser la peur.
À mon niveau de compréhension des composantes proposées par Stanley Cohen pour définir la panique morale, je trouve que le concept s’applique assez mal aux technologies et aux pratiques numériques, parce qu’il manque le point 1 et le point 2. Explications.
Pourquoi parler de panique morale me gêne
Les pratiques numériques sont massives : utiliser un smartphone, consommer des réseaux sociaux, jouer à des jeux vidéos, regarder des séries sur une plateforme de streaming, etc. Rappelons également que selon le dernier baromètre du numérique, les foyers possèdent en moyenne plus de 10 écrans (dont près d’un quart n’est pas utilisé). Or Stanley Cohen présente bien comme première composante l’idée d’une marge ou d’une déviance. On n’y est plus du tout. La panique morale a été conceptualisée à propos de groupes de jeunes, les Mods et les Rockers, dans les années 60. Il s’agit d’un sujet de niche, dont l’impact social est inexistant, monté en épingle par les médias. Les pratiques numériques ne sont en rien des pratiques de niche, elles sont très largement massifiées, toutes catégories sociales et toutes générations confondues. Les problèmes causés par le numérique, les réseaux sociaux, ou les « écrans » nous concernent toutes et tous. Il ne se passe pas un jour sans qu’untel ne me dise qu’il passe trop de temps sur son smartphone. Qu’une autre me dise qu’elle est vampirisée par les réseaux sociaux. Qu’un dernier se demande s’il serait toujours capable de se repérer sans GPS, etc. Ce ressenti est important, ce n’est pas de la « panique morale », mais plutôt une inquiétude qui me semble légitime, justifiée (j’y reviendrai), et qui ne se limite pas aux jeunes mais concerne la population en général.
Ensuite, il faut une médiatisation intensive de la peur pour parler de « panique morale ». Là encore, je ne suis pas convaincu. Si les politiques et les médias ont leurs marronniers pour vendre, et le numérique en est un, il me semble qu’ils savent véhiculer des messages aussi bien dithyrambiques (l’IA va résoudre le réchauffement climatique, les Edtech vont sauver l’école, le dernier iPhone est une révolution) que catastrophistes (l’IA va détruire le monde, les écrans rendent idiots, une Tesla a tué sa conductrice) sur les technologies numériques. Ce qui se joue ici, je crois, n’est pas tant une panique morale qu’un signal parmi d’autres de la fragilité extrême et inquiétante des médias, là encore assez bien documentée1 : concentration des médias, besoin de faire du clic pour vendre, manque de moyens et de temps d’enquête, niveau d’expertise souvent insuffisant.
Enfin, je pense que le concept de panique morale est moins pertinent pour les pratiques et technologies numériques que pour d’autres qui l’ont précédé (on cite souvent le rock, la radio, les jukebox ou encore l’automobile). Parce que le fait est que les plateformes aujourd’hui massivement utilisées par le grand public (qu’il soit jeune ou moins jeune) utilisent des techniques de captation de l’attention maintenant bien documentées autour des concepts de capitalisme de surveillance2 (nos données personnelles sont obtenues, stockées, puis calculées afin de nous manipuler) et d’économie de l’attention3. On peut comprendre que le grand public s’en inquiète, puisqu’il vit une énorme dissonance cognitive collective : il utilise quotidiennement des plateformes numériques dont il sait pertinemment qu’à plein de niveaux, elles sont problématiques4. D’autant plus qu’il méconnaît les alternatives et que selon son niveau de culture numérique (très lié à d’autres composantes sociales comme le niveau de diplôme, rappelons-le), il est plus ou moins à l’aise pour « négocier » avec ses artefacts numériques, ou s’acheter des espaces sans publicité et avec moins de captation de donnée. Rappelons aussi que nous manquons toujours de recul pour comprendre exactement ce que les technologies numériques nous font, avec de vraies difficultés notamment à distinguer corrélation et causalité. À ce sujet, soyons un peu humbles collectivement, et n’oublions pas l’intérêt du principe de précaution.
Au passage, les arguments de celles et ceux qui parlent de panique morale sont souvent de pointer des « marchands de peur ». Là aussi, cet argument m’interroge. Quand bien même certains acteurs de niche surfent évidemment (nous sommes effectivement dans un monde capitaliste) sur la vague de la limitation du temps d’écran (contrôles parentaux en tête), ces marchés me semblent bien peu peser, en termes de lobbying, face aux géants du numérique qui se nourrissent littéralement de notre fameux temps d’écran (et qui intègrent d’ailleurs eux-mêmes des outils de limitation, c’est dire le cynisme)5. À y réfléchir, il y a un business bien plus juteux dans la sleeptech, qui profite à plein de notre mode de vie moderne, sursollicités en permanence par nos technologies, numériques ou non, avec ou sans écrans. En témoigne ce genre d’article6.
Pour toutes ces raisons, parler de panique morale dans le contexte de l’inquiétude vis-à-vis des technologies numériques me pose question. Parler de panique morale pour qualifier les pratiques d’un ensemble de technologies, certes critiquées par les élites, mais « en même temps © » promues par ces mêmes élites (c’est d’ailleurs toute une partie de l’incohérence, du cynisme, ou peut-être la dissonance cognitive d’une élite profondément technophile et libérale), ça me questionne encore plus. Tiktok joue aujourd’hui le rôle de bouc émissaire, hier, c’était Facebook. Mais dans l’ensemble, ne nous y trompons pas : les technologies numériques sont poussées, défendues et promues, à tous les niveaux, qu’ils soient politiques et médiatiques. Dans la sphère économique, c’est la French Tech qui est défendue et financée par l’argent public. Dans la sphère éducative, c’est la Edtech qui est en progression constante, malgré l’absence d’études sérieuses montrant ses réels intérêts vs ses coûts écologiques et sociaux. De son côté, l’État numérise les services publics à grande vitesse, malgré les alertes nombreuses des travailleurs sociaux et de la défenseure des droits7.
Panique morale, inquiétude, peur légitime, discours réac ?
Ainsi le concept de Stanley Cohen est-il mobilisé non plus pour décrire des faits sociaux, mais pour disqualifier l’adversaire dans des controverses intellectuelles ou académiques.
Guy Groux, Richard Robert, dans Panique morale : un concept à la dérive
Le terme de panique morale est très… culpabilisant. Assez violent même, quand il est dirigé vers des parents, ou des professionnel⋅le⋅s de l’éducation sans doute inquiets, perdus, mais ni « paniqués », ni dans une posture de jugement moral. C’est pourquoi je m’interroge sur l’utilisation de ce terme, et je me demande s’il ne faut pas le limiter aux (rares) acteurs et actrices qui sont vraiment et sciemment dans des manœuvres d’entrepreneur⋅se⋅s de morale, dans des entreprises de peur. Il y en a bien sûr.
Dans les autres cas, largement majoritaires, où s’exprime une inquiétude vis-à-vis des technologies numériques, qu’elle touche en particulier la jeunesse ou la société en général, je ne suis pas certain qu’on puisse vraiment parler de « panique morale ». Ce terme me gêne, car il interdit de critiquer « sévèrement » les impacts des technologies numériques, les rapports de force et de dominations qui sont à l’œuvre, les projets idéologiques, politiques et économiques, etc. Il me semble très violent vis-à-vis de toutes celles et deux qui éprouvent des inquiétudes et critiques légitimes vis-à-vis des technologies numériques. Y compris et notamment celles et ceux qui évoluent dans des sphères très technocritiques, voire s’engagent dans des technoluttes. Je le répète, les inquiétudes vis-à-vis du numérique actuellement dominant sont légitimes et largement justifiées, compte tenu des réalités du capitalisme de surveillance et de l’économie de l’attention déjà évoqués.
En revanche, je ne nie pas qu’il y a aussi énormément de discours réactionnaires, de mépris de classe, de jeunisme, de sexisme, qui profitent des technologies numériques (et de toute autre forme de modernité par ailleurs) pour se manifester. Le numérique comme bouc émissaire8. Tous ces discours, il faut les disséquer, les analyser, les critiquer, voire les balayer. En tant qu’acteur⋅ice⋅s de l’éducation, je pense que nous avons une ligne de crête sur laquelle nous frayer un chemin, entre « paniques morales » et technorassurisme, mais également entre technocritique et « technophobie tendance réac ». Et je pense que nous pouvons distinguer ce qui relève vraiment d’une panique morale, ou alors d’un discours réactionnaire, d’une peur irrationnelle et infondée, et enfin d’une inquiétude légitime et en partie justifiée.
Moins d’interdiction, plus d’éducation au numérique
Rappelons que le problème, ce ne sont pas les écrans, ou même le numérique. Le problème, c’est un système capitaliste, extractiviste, productiviste et consumériste. Le problème, c’est qu’en se massifiant (et pas en se démocratisant, puisque la massification du numérique s’est faite sous des formes ségréguées, pour reprendre Dominique Pasquier9), le numérique s’est concentré en un petit ensemble de multinationales et de plateformes largement toxiques, dont le but n’est pas nous divertir, de nous informer ou de nous permettre de sociabiliser. Tout ça, ce sont des prétextes. Leur objectif, c’est de nous faire (sur)consommer. Il y a une forme de naïveté, je pense, à croire que nous luttons à arme égale avec ces multinationales du numérique qui exercent sur nous, pour reprendre Framasoft, une domination politique, culturelle, économique et technique.
En conclusion, il faut de l’éducation, de l’éducation, et encore de l’éducation. Mais pas n’importe quelle éducation10. Certainement pas une éducation limitée aux risques et aux « bons usages » du numérique. Il faut, je pense, se donner les moyens d’une éducation technocritique, émancipatrice11, politique. Une éducation qui autorise à développer de nouveaux imaginaires, notamment ceux d’un numérique acceptable, et l’horizon d’alternatives numériques. Et s’il faut interdire, puisque certain⋅e⋅s ne jurent que par ça, interdisons la publicité, les dark pattern, les monopoles, la lucrativité abusive, ou encore la captation de données personnelles.
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