Jean Michel Blanquer n’a pas attendu sa nomination comme ministre de l’Éducation pour défendre l’expérimentation à l’école comme mode de renouvellement de la pédagogie. Proche du mouvement Agir pour l’école dont c’est précisément l’objectif, ancien soutien de l’expérience menée par Céline Alvarez dans une école maternelle de la région parisienne, il est à l’origine du test de la Mallette des parents, cette boîte à outils destinée à aider les enseignants dans leurs échanges avec les parents.
Depuis sa prise de fonction, Jean‑Michel Blanquer reste ferme sur sa position. Les dispositifs actuels seront soumis à des évaluations nationales, promet-il. Les politiques scolaires feront l’objet d’expérimentations, et la recherche en sciences cognitives guidera sa stratégie.
Cette nouvelle approche divise. Certains y voient l’avènement d’une politique éducative « enfin » raisonnée. D’autres rejettent ce qui leur paraît être l’énième couplet du gospel tayloriste à la gloire de l’efficacité. Et les questions fusent. Ces expérimentations ont-elles vraiment d’autres objectifs que la mise en place d’une école toujours plus productive ? Vouloir guider la politique par les données de la science, est-ce dénaturer l’action publique ? L’expérimentation réduit-elle l’élève à un simple cobaye ?
Ces interrogations, légitimes, nourrissent d’innombrables débats sur l’idéologie qui sous-tend une telle initiative et son éthique. Pour les dépasser, il faut sans doute répondre d’abord à une question plus fondamentale. Car comment parler d’expérimentations sans s’accorder précisément sur leur nature, la manière dont elles sont conduites et la portée de leurs conclusions ? C’est en tombant d’accord, au préalable, sur ces différents éléments qu’on pourra voir advenir une politique éducative vertueuse – et non assister à une instrumentalisation des faits.
Une éducation fondée sur les données scientifiques
Le courant de prise de décision fondée sur les données de la science (en anglais, evidence-based) est né en médecine au début des années 1990. Face aux généralistes qui n’arrivaient plus à suivre une littérature scientifique trop abondante, le groupe Evidence-based medecine a publié une synthèse de données actualisées répondant à leurs préoccupations pratiques. Puis le terme a été repris pour parler de politique basée sur les données (evidence-based policy).
Si les risques d’un traitement inadapté, voire dangereux, justifient l’usage des données en médecine, leur intérêt peut sembler moins évident pour l’enseignement. Pourtant, ces domaines sont assez semblables puisque tous deux mobilisent, d’une part des praticiens et d’autre part, des décideurs publics. Et les uns comme les autres gagnent à se baser sur des données fiables.
Prenons le cas de l’apprentissage de la lecture. Les données produites à ce sujet sont de différentes sortes. Certaines relèvent de la science fondamentale, notamment quand elles portent sur les grandes fonctions du raisonnement. Par exemple : l’attention visuelle est un ingrédient de l’apprentissage de la lecture.
D’autres se situent à mi-chemin entre le fondamental et l’appliqué. Pour poursuivre avec l’exemple précédent : tel type d’entraînement améliore l’attention visuelle et les performances en lecture.
D’autres données, encore, sont issues de l’application en conditions réelles. Toujours avec le même exemple : ce jeu d’entraînement de l’attention visuelle utilisé en classe par l’enseignant améliore les performances en lecture.
Enfin, il existe des données sur des initiatives menées à grande échelle. Ce pourrait être : la réforme de l’apprentissage de la lecture qui intègre l’entraînement de l’attention visuelle a eu tel impact sur les performances des élèves français.
Des données de la science sur le langage, la mémoire ou la motricité
Les données de la science utiles en éducation relèvent de domaines variés : le développement de la mémoire, la motricité, la créativité, le vivre-ensemble ou encore l’impact des stéréotypes sur les performances scolaires. Elles s’enrichissent jour après jour de travail en sciences cognitives, en sciences de l’éducation, en sociologie ou en économie de l’éducation.
Cependant, toutes ces données n’ont pas la même valeur. Un témoignage unique a moins de valeur qu’une étude statistique menée sur 200 élèves. Pour refléter une propriété générale de la population, les données doivent être des valeurs numériques mesurées sur de nombreuses personnes et analysées avec des outils statistiques robustes.
Les chiffres peuvent sembler trop pauvres pour illustrer la diversité des situations observées. Mais comment prendre la décision juste pour les 12 millions d’élèves français en se basant sur une superposition de descriptions de cas précis ? La même question, posée dans le domaine de la médecine, amène une réponse évidente. Pourrait-on évaluer un médicament en se fondant sur les seules appréciations des médecins ? Non !
Aussi imparfait soit-il, le nombre est bien plus lisible car s’il efface les particularités, c’est au seul profit des caractéristiques partagées par l’ensemble des élèves. Il constitue un indicateur clair qui exprime les différents points de vue dans un même référentiel. Et il permet, dans une certaine mesure, de limiter les biais cognitifs qui nous font privilégier certaines informations au détriment d’autres.
Des données trop hermétiques dans les journaux scientifiques
Les données présentées dans les journaux scientifiques sont trop hermétiques pour les acteurs de l’éducation. Majoritairement écrits en anglais, les articles dissertent sur les concepts théoriques manipulés par les chercheurs. L’enseignant ou l’homme politique qui souhaiterait les parcourir devra faire preuve de beaucoup de ténacité… tant elles sont éloignées de son questionnement.
Plusieurs initiatives, cependant, les rendent bien plus accessibles. En France, la fondation la Main à la Pate a publié des dossiers de synthèses rédigés par le groupe de recherche Sciences cognitives pour l’éducation, à destination des enseignants. Pour les anglophones, le site The Learning Scientists propose des fiches récapitulatives des résultats de la recherche en psychologie à destination des enseignants, des élèves, mais aussi des parents. Enfin, l’Education Endowment Foundation propose des kits pédagogiques scientifiquement testés, avec des indications pour les intégrer en classe.
Les données ne dictent pas sa pédagogie à l’enseignant
Ces données ne dictent pas une procédure et une seule, à appliquer en classe les yeux fermés. Elles fixent un cadre sur lequel les acteurs de l’éducation peuvent s’appuyer. Tout comme le médecin, l’enseignant peut y puiser ce dont il a besoin dans sa pédagogie, face aux particularités de ses élèves. De même, les décideurs de l’Éducation nationale peuvent s’en saisir pour définir programmes et réformes.
Les données n’étant pas prescriptives, elles ne constituent pas en elles-mêmes une volonté politique. Si l’on peut critiquer la vision de personnalités politiques qui promeuvent l’expérimentation, on ne peut pas reprocher à l’expérimentation de porter une vision politique quelconque : la donnée est ce que l’on en fait.
Prenons l’exemple de l’étude publiée cette année sur l’impact du RASED, un dispositif d’aide aux élèves en difficulté leur permettant de bénéficier de séances individuelles sur le temps scolaire avec un professeur spécialisé. Sa conclusion est sans appel : à niveau scolaire égal, les élèves qui sont passés par le dispositif RASED en CP ont plus de chance de redoubler que les élèves qui n’y sont pas passés. Doit-on pour autant supprimer le dispositif ?
Si les auteures ne répondent pas directement à cette question, elles ont mis en évidence la variabilité des pratiques pédagogiques des enseignants RASED et d’autres facteurs pouvant expliquer ce mauvais résultat, par exemple la stigmatisation des élèves par rapport à leurs pairs. Un ministre ayant à cœur de résoudre les difficultés scolaires utilisera cette donnée pour ajuster le dispositif RASED. En revanche, un ministre dont la priorité est la réduction des coûts l’utilisera pour en justifier la suppression. Dans une politique d’éducation fondée sur les données de la science, c’est donc l’objectif politique poursuivi plus que les données elles-mêmes qui détermine les actions.
Correctement exécutée, une politique guidée par les données peut nous rapprocher petit à petit d’une société plus juste. En effet, l’éducation fondée sur les données profiterait davantage aux élèves les plus en difficulté. Les éléments qui leur sont apportés à l’école avec une pédagogie adaptée sont assimilables par leur seuls moyens, sans que l’environnement familial ait besoin d’être sollicité. Et des enfants aux capacités intellectuelles bien développées et à l’esprit critique affûté ont toutes les chances de devenir ensuite des citoyens éclairés et épanouis.
C’est une toute autre façon de piloter l’éducation qui se dessine ainsi. Faire le bilan des données à disposition, appliquer les futures réformes sur des zones géographiques limitées d’abord, puis les évaluer avant de les étendre, proposer de nouveaux outils pédagogiques dont l’impact est prouvé ; ces mesures sont à portée de main, si on leur alloue des moyens. Pour le moment, le budget de l’éducation nationale dévolu à l’expérimentation scolaire reste essentiellement symbolique. Ainsi, sur le milliard d’euros du plan numérique à l’école, lancé en mai 2015, seuls 30 millions ont été consacrés au développement et à la validation scientifique d’outils numériques. Consacrer 3 % du budget à mesurer l’impact des innovations introduites dans les classes, c’est à la fois beaucoup – beaucoup plus qu’avant, en tout cas – et peu, car la science exige des ressources humaines et matérielles importantes.
La mise en œuvre d’une politique d’expérimentation éducative est donc une initiative ambitieuse, qui doit aller au-delà des déclarations d’intention. Si les annonces du nouveau ministre de l’Éducation sont suivies d’effets, le prochain quinquennat marquera le début d’une nouvelle façon d’inventer, année après année, l’enseignement dont les enfants ont besoin.
Alice Latimier est membre de Cog’Innov, association loi 1901 en sciences cognitives, et travaille en collaboration avec la start-up Didask, plateforme numérique dédiée à la formation.
Svetlana Meyer est membre de BeyondLab, association à but non lucratif qui promeut le rassemblement entre chercheurs et entrepreneurs.
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