Sommes-nous en train de vivre une révolution de l’enseignement similaire à celle que la peinture a vécu au XIXe siècle ?
En 1824, Nicéphore Niépce invente la photographie et révolutionne la peinture, l’artiste est désormais déchargé de la mimésis, il n’est plus obligé d’imiter la réalité selon les canons académiques. En 1841, Lefranc Bourgeois invente la peinture en tubes et d’autres les pigments synthétiques. Pour la première fois le peintre sort de son atelier. Armé de son chevalet pliant et de ses tubes, l’artiste s’évade, capture son nouveau monde sur le motif : à lui l’instantanéité, la lumière changeante, le temps qui passe.
La révolution industrielle bat son plein, se déployant dans tous les domaines, le héros de la peinture devient l’homme de la rue.
En 1998, la naissance de Google apporte la simplicité dans la recherche des connaissances, elle est désormais à la portée de tous, infinie. En 2004, Tim O’Reilly, lors d’une conférence sur le web, énonce l’avènement du « web.2.0 ». L’internaute peut désormais s’exprimer, participer, partager au sein de la sphère Internet. 2005, la plateforme YouTube permet à tous de produire et de diffuser des vidéos. Enfin, Steve Jobs présente en 2007 un téléphone associant la photo, la musique, l’accès Internet, le tout grâce à un clavier numérique.
Une révolution temporelle
Avant l’invention de la photographie, le modèle devait poser des heures dans l’atelier du peintre : cette technologie va permettre à l’artiste de capturer l’instant et de retravailler le sujet immortalisé sur son cliché. La bourgeoisie, les puissants n’auront très vite plus besoin du peintre pour éterniser leur portrait. En faisant appel au photographe, ils obtiennent une représentation fidèle et immanente de leurs traits. Le paradigme du peintre change, il est libéré de la représentation théâtrale et codifiée du réel.
Avec Internet l’accès à l’information est immédiat : le lycéen, l’étudiant trouve, via son outil informatique, la réponse à toutes ses questions. Qu’en est-il alors de la valeur ajoutée de l’enseignant ? Auparavant, l’étudiant devait reproduire tout ce que l’enseignant inscrivait au tableau : schémas, matrices, formules ; désormais, il lui suffit de dégainer son smartphone pour les capturer.
La révolution industrielle bouleverse la temporalité en inventant le moteur à vapeur, le train, l’architecture de verre et d’acier, l’électricité… Le rapport au temps change, tout s’accélère. Le peintre est fasciné par la modernité de son temps. Il fixe le temps qui passe, enregistre le mouvement, saisit l’éphémère par sa touche vive, un cadrage resserré, selon un point de vue novateur.
Le professeur saura-t-il lui aussi prendre le train de la modernité de son siècle ? Utiliser l’éphémère, en s’inspirant de Snapchat pour stimuler la mémorisation en faisant apparaître et disparaître des formules de maths ?
Travailler le temps réel et le direct, avec Facebook live, Periscope… pour favoriser la réactivité (réponse immédiate aux commentaires), l’analyse et la créativité (la narration, la mise en scène) ?
Une révolution spatiale
Le peintre impressionniste du XIXe est un artiste en mouvement, il se déplace en prenant le train, le bateau, il redécouvre la nature proche de Paris : Fontainebleau, Argenteuil, Pontoise, emportant son nécessaire de peinture et peindre sur le motif : Le Déjeuner des canotiers, toile d’Auguste Renoir, 1880. En Norvégienne. La barque à Giverny, toile de Claude Monet, 1887 ou encore le tableau de Gustave Caillebotte réalisé en 1875 : Yerres, pluie.
Les grands voyageurs vont lui faire découvrir l’estampe japonaise : sa palette claire, lumineuse, sa composition spatiale « aplatie », ses lignes pures.
L’artiste, fasciné, contemple tous ces objets exotiques apportés des mondes lointains. Il donne un rôle au spectateur, l’oblige à se déplacer devant la toile pour la saisir en jouant avec les touches de couleurs complémentaires
L’étudiant lui aussi est en mouvement, il covoiture, participe éventuellement à des programmes d’échanges internationaux et comme le peintre, il transporte son chevalet numérique (l’ordinateur) et sa peinture en tube connectée (son smartphone), il fait ainsi exploser toutes les frontières de la distance. Il se déplace aussi entre virtuel et réel, alternant cours en ligne et présentiel, espaces physique et numériques, apprenant à l’aide de tutoriels vidéo.
Mais qui va donner du sens à ce déluge informationnel ? Apprendre à l’étudiant à nager au creux de cette crue d’informations quand l’accessible partout, tout le temps devient l’inaccessibilité du tout ?
Comme le peintre pointilliste, l’enseignant va devoir créer des situations obligeant l’étudiant à se déplacer.
Le conquérant européen du XVIIe embarquait sur son navire avec des scientifiques : cartographe, botaniste, linguiste, sociologue… pour comprendre intimement le nouveau monde qu’il allait soumettre. L’enseignant d’aujourd’hui a toute sa place dans une école globalisée, s’il sait changer de posture, passant de celle du dispensateur des savoirs à celle de tuteur, facilitateur, accompagnateur de l’étudiant dans ce village planétaire décrit par Marshall Mc Luhan :
« Comme si le monde n’était qu’un seul et même village, une seule et même communauté où l’on vivrait dans un même temps, au même rythme et donc dans un même espace. »
Une révolution humaine
« Il faut être de son temps et faire ce qu’on voit ».
(Edouard Manet)
Le peintre impressionniste ouvre une autre porte en peignant la réalité du monde contemporain, celui qu’il perçoit : la ville, les passants, la vie de tous les jours, la vibration de la lumière. Conspué par l’Académie des beaux-arts qui l’a formé, il s’extirpe du carcan de la société corsetée du XIXe siècle et de l’académisme des beaux arts et lance le « salon des refusés ».
Aujourd’hui, l’internaute a pris le pouvoir grâce au numérique, les outils sont à sa portée. La révolution digitale, c’est le partage des biens et des connaissances, la co-construction des savoirs entre pairs. C’est l’accès à tout, tout le temps, la personnalisation dans l’acquisition des apprentissages. Le professeur doit savoir jongler ; grâce à son expertise il personnalise l’expérience de l’apprenant. Il l’aide à chercher, trier, mobiliser les savoirs. il stimule chacun pour qu’il exploite ses propres connaissances et découvre celles qui l’entourent. L’École de Management de Grenoble offre par exemple à ses étudiants une pédagogie de type expérientiel dans des plates-formes connéctées conçues dans le cadre de l’IRT Nanoelec : pour faire comprendre une approche sur le consommateur à nos étudiants, nous leur faisons découvrir un modèle théorique complexe (modèle Engel, Blackwell et Kollat), en immersion dans notre magasin laboratoire connecté. Ils partent en quête des connaissances avec leur smartphone, endossant le rôle de consommateur et de reporter, ils se photographient, reprennent les étapes du processus de décision et les grandes variables du modèle théorique pour les retranscrire dans les vignettes d’un roman photo (livrable attendu). Les enseignants leur ont fait vivre le modèle théorique au lieu de le leur enseigner. Dans un autre cours, les étudiants se retrouvent immergés dans des cabines d’essayage sensorielles afin de découvrir l’impact de la couleur, de la musique, des odeurs sur la consommation.
Un autre module d’enseignement stimule les étudiants à revêtir l’habit du journaliste : ils doivent, en direct vidéo, sur Facebook, traiter les « actus » du digital. En amont, les apprenants effectuent une veille exigeant la compréhension de l’écosystème numérique. Il est demandé aux étudiants d’apporter un soin particulier à la narration, au rythme, à la mise en forme, mais aussi et surtout d’interagir en direct avec les autres étudiants et spectateurs qui postent des commentaires. L’étudiant devient acteur, et co-producteur de ses apprentissages, obligeant l’enseignant à lâcher prise tout en faisant preuve d’une grande expertise.
La dernière expérience que nous avons envie de partager est celle du chatbot. Nous créons une situation de déséquilibre pour les étudiants, qui doivent élaborer un robot conversationnel sans schéma préalable. Ils se perdent dans les méandres de l’interface, font des boucles d’apprentissage et terminent par la production d’un arbre conversationnel.
Nous avons suffisamment de recul pour mesurer la portée et les bouleversements qu’ont engendré les inventions techniques et sociétales du XIXe sur la façon de peindre des artistes de l’époque. Quant à l’impact des nouvelles technologies sur l’enseignement, il est bien trop tôt pour en comprendre la portée à long terme. L’arrivée d’une technologie provoque une disruption obligeant souvent à changer de posture, il faut s’en saisir comme d’une chance, utiliser son expertise et jouer. Le professeur a toute sa place dans cette évolution sociétale et technologique, ainsi que l’expose Aurélie Dudézert dans son article : « L’évolution du métier d’enseignant-chercheur liée au numérique ».
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.
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