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Des sciences sociales en filière LLCER ou pourquoi le mot « civilisation » ne convient plus en études étrangères

Un article repris de http://theconversation.com/des-scie...

Veins of Civilization Sathish J / Flickr, CC BY-NC-ND

Depuis que les études étrangères ne se limitent plus à l’étude de la grammaire, de la traduction et de la littérature du pays étranger en question, les étudiants inscrits en Licence LLCER et LEA suivent aussi des cours de « civilisation ». LLCER veut d’ailleurs originellement dire, selon la nomenclature officielle, Lettres, littératures et civilisations étrangères et régionales (et LEA, Langues étrangères appliquées).

C’est à la fin des années 1960 que le terme « civilisation » s’est émancipé de la littérature pour désigner strictement les enseignements qui ne relevaient ni de l’analyse littéraire ni de l’acquisition d’outils pour la maîtrise de la langue (grammaire – aujourd’hui linguistique et phonologie – et traduction), mais qui permettaient un approfondissement de la connaissance de l’environnement dans laquelle s’inscrivaient la langue et les œuvres littéraires étudiées.

L’étude des civilisations et l’inspiration de Braudel

C’est ainsi qu’en en filière LLCER, la « civilisation américaine », qui nous intéresse plus spécifiquement ici, a été mise en place en France à l’Institut d’anglais Charles V (ensuite rattaché à Paris 7) et à Vincennes (qui deviendra Paris 8), par des spécialistes des États-Unis qui souhaitaient élargir le cursus proposé aux étudiants en Licence d’anglais.

L’inspirateur de ce changement était Fernand Braudel. L’historien de l’école des Annales était l’auteur, avec Suzanne Baille et Robert Philippe, d’un manuel intitulé Le Monde actuel : histoire et civilisations, paru en 1963 dans cadre de la réforme des programmes d’histoire de 1957 qui avait introduit la notion de « civilisation » dans les classes de Terminale.

Braudel prônait « une histoire nouvelle », globale et interdisciplinaire qui privilégiait la longue durée et reléguait l’événement au second plan. Il utilisait le mot « civilisation » au pluriel (le manuel fut republié partiellement en 1987, avec pour seul auteur Braudel, par Arthaud-Flammarion, sous le titre Grammaire des civilisations) pour se défaire du jugement de valeur associé à l’idée de progrès, et s’appuyait sur l’acception du XIXe siècle, « l’ensemble des caractères que présente la vie collective d’un groupe ou d’une époque ». Pour Braudel, les civilisations se définissaient par rapport aux diverses sciences de l’homme ; elles étaient des « espaces », des « sociétés », des « économies » et des « mentalités collectives ».

Le programme de Terminale fit long feu : l’histoire événementielle par tranche chronologique fut réintroduite dès 1959 et l’étude des civilisations progressivement abandonnée. Le manuel de Braudel devint de moins en moins pertinent, jusqu’à disparaître des librairies en 1970.

Faire de la « civilisation » à l’université

Néanmoins, dans le même temps, le mot « civilisation » (au singulier) faisait son entrée dans les départements d’études étrangères des universités françaises pour désigner des cours en histoire et, plus généralement, en sciences sociales appliqués à une aire géographique spécifique.

Les disciplines convoquées aujourd’hui en « civilisation » dans les formations LLCER, sont, pour l’essentiel, l’histoire, la sociologie, la science politique, le droit, l’économie, la géopolitique, les études en arts visuels et performatifs, les études sur les médias ainsi que les « cultural studies ».

En raison de son usage dans le cadre des concours de l’enseignement depuis 1976 (les candidats à l’agrégation de langues vivantes étrangères ont à choisir une option, à savoir littérature, civilisation ou linguistique), mais aussi dans les campagnes de recrutement (sont publiés des postes de maître de conférences et de professeur des universités en « civilisation »), le mot a revêtu une connotation disciplinaire (on « fait » de la civilisation) sur laquelle s’interrogent, depuis l’introduction de la « civilisation » dans les cursus, les « civilisationnistes » des départements et UFR dits « de langues ».

Le fait est que, malgré de nombreuses tentatives individuelles, les praticiens de la « civilisation » n’ont jamais pris collectivement à bras le corps les enjeux méthodologiques de leur enseignement et cadre de recherche, et l’institution ne les a pas aidés. Confiné à la formation LLCER et LEA, le mot a fini par dire autre chose – y compris aux étudiants – que ce qu’il était censé signifier. C’est un terme qui nuit à la légitimité, à la visibilité et à la lisibilité des études étrangères.

La « civilisation », objet d’étude ou assemblage de pratiques ?

Cela a été dit et redit – notamment par Marie-Jeanne Rossignol dans un numéro de la Revue française d’études américaines publié en 2000 consacré à la « civilisation américaine », mais il faut y revenir : le mot « civilisation » a fait son temps. Il ne convient plus et doit être remplacé. La « civilisation » ne s’est transformée ni en discipline ni en domaine du savoir ; elle est tout à la fois un objet d’étude et un assemblage de pratiques sans colonne vertébrale. Le terme est devenu générique et son utilisation académique passe outre la référence braudelienne (qu’ignorent de nombreux « civilisationnistes »), comme le contexte institutionnel de sa mise en place.

Concernant la « civilisation américaine », son introduction dans les départements d’études anglophones est concomitante à la création, en 1967 de la première chaire d’histoire des États-Unis en Sorbonne et donc d’une mise en concurrence immédiate entre deux manières de traiter d’un même champ (sur le sujet, on pourra lire le dossier composé par Paul Schor sur les études nord-américaines en France, pour Nuevo Mundo Mundos Nuevos, paru en 2010, ainsi que le dossier dirigé par Jeanine Brun-Rovet sur les historiens des États-Unis, pour la Revue française d’études américaines, publié en 1982).

Si les cours d’histoire en études étrangères sont appelés cours de « civilisation », c’est d’ailleurs précisément parce qu’ils ne sont pas dispensés en Licence d’histoire, autre secteur où l’enseignement peut se répartir en aires géographiques (et où se développe, bien que lentement, l’histoire des États-Unis).

Des sciences sociales dans les filières LLCER

C’est aussi parce que les cours de « civilisation » ne reposent pas, dans les textes et maquettes (nous ne parlons pas ici de pratiques pédagogiques personnelles), sur le même apprentissage de l’historiographie, du traitement des archives et de l’analyse historique. Néanmoins, bien que l’histoire occupe une place importante en « civilisation », elle n’y exerce aucun monopole, car l’objectif visé est, comme l’expliquait Braudel, la possibilité d’envisager, dans leur globalité, des espaces et des cultures au sein desquels prédomine une langue.

La perspective interdisciplinaire intègre l’analyse du temps présent, en accord avec l’idée, chère aux historiens des Annales, selon laquelle il n’y a pas de frontières étanches entre passé et présent.

Aussi les départements et UFR, déjà multidisciplinaires, proposent-ils, au titre de la « civilisation », une panoplie de cours relevant d’approches variées, dont les contenus dépendent aussi bien des besoins pédagogiques et scientifiques identifiés que des domaines de recherche des enseignants (dont un certain nombre est, notons-le, agrégé en histoire et titulaire d’un doctorat en histoire).

En « civilisation américaine » (en vérité, « des États-Unis »), sont ainsi proposés aux étudiants en LLCER anglais des cours d’histoire (sur les puritains de Nouvelle-Angleterre, la guerre de Sécession, le New Deal, le Civil Rights Movement…), mais aussi des cours faisant intervenir sociologie, science politique et droit, ou encore les « studies » (cultural, urban, film, media, black, women’s, queer, etc.).

Les cours dispensés – en anglais pour la majeure partie – autorisent une certaine audace ; rien, ni personne, n’en est exclu. Ils mobilisent l’histoire et les autres sciences sociales, et sont naturellement perméables à toute ouverture épistémique, contribuant ainsi au décloisonnement des savoirs. Le mot « civilisation » tel qu’il est entendu aujourd’hui ne rend pas justice à cette diversité de savoirs auxquels il ne renvoie qu’implicitement.

Problèmes d’ordre sémantique, institutionnel et méthodologique

Sans doute pourra-t-on objecter que le mot est fonctionnel et qu’il est difficilement remplaçable, ou encore qu’il est médiatisé et accepté, bref que nous pouvons nous en accommoder. Tel n’est pas notre avis. Nous identifions plusieurs problèmes liés à la persistance de ce terme, qui nous paraissent fragiliser une partie de la recherche en études étrangères. Ils sont de trois ordres : sémantique, institutionnel, méthodologique.

Dans les filières LLCER, comme en LEA, le vocable « civilisation » a un sens bien à lui, qui échappe à ceux qui ne sont pas à même de déchiffrer le jargon universitaire, et qui est difficilement exportable.

Cependant, son utilisation dans nos universités fait l’économie d’une discussion sur l’acception même du terme – qui, à partir de son étymologie civis, a fini par renvoyer à l’idéal de progrès – comme sur son emploi, à partir du XVIIIe siècle, à des fins colonialistes. Son usage institutionnel s’abstrait du débat mené, depuis le début du XXe siècle, en sciences humaines et sociales comme en linguistique, sur le « mot et l’idée » pour reprendre le titre de l’ouvrage dirigé par Lucien Febvre, maître de Braudel, sur le sujet.

Civilisation, culture, studies

Dans le langage institutionnel, on appose le mot « civilisation » aux mots « histoire » et « culture », sans pour autant que l’on sache vraiment pourquoi ; et sans que le terme « culture », souvent plus adapté mais lui aussi curieusement employé, ne parvienne à le supplanter (sauf, dans certains endroits, dans l’acronyme LLCER).

Ici, selon le site de telle université, on assure aux étudiants qu’ils découvriront « la culture, la littérature, l’histoire, la civilisation » du pays, ou encore qu’ils pourront acquérir de « solides compétences dans les domaines linguistique, littéraire, historique, culturel et civilisationnel » et suivre des « cours de langue, de culture et de civilisation ».

Que faut-il comprendre ? Le civilisationnel ne comprend-il pas le culturel (Larousse 2015) ? Que signifie suivre un « cours de culture américaine » (ou slave, ou japonaise) ? Et lorsqu’on en est venu, il y a quelques années, à ajouter le R à l’acronyme LLCE, la question de la définition de « civilisation régionale » – à rapprocher encore du programme de l’école des Annales – a-t-elle été explicitement posée ?

Le problème se manifeste peut-être de façon plus aiguë dans les cas où le mot français « civilisation » et sa traduction dans la langue étudiée sont proches, ce qui est le cas d’autres langues romanes comme de l’anglais.

Est alors accentuée la dimension polysémique, et connotée, du mot, qui fait entendre la rhétorique du « Fardeau de l’homme blanc » du Britannique Rudyard Kipling (publié en 1899 pour louer l’expansionnisme américain aux Philippines) ou encore « le clash des civilisations » de Samuel Huntington (qui a détourné à son compte et à d’autres fins les subdivisions de Braudel).

Dans les universités du Royaume-Uni, le mot n’est utilisé que dans son acception historique et anthropologique (Classical civilisation, East-Asian civilisation). Dans les universités américaines, il est en voie d’extinction : les « American Studies » y ont bien souvent remplacé le programme de « American Civilization », comme à l’université de Brown, ou les « Area Studies », mis en place après 1945 dans un contexte de Guerre froide, alors que dominait l’histoire dite « du consensus » et qu’était glorifié l’exceptionnalisme américain.

En conséquence du développement, à la fin des années 1960, aux États-Unis et en Grande-Bretagne, d’une histoire dite de la « Nouvelle gauche » (New Left History) qui a donné ses lettres de noblesse à l’étude des groupes marginalisés et aux études historiques « par le bas », l’expression « American Civilization » a fini par être dénoncée dans les universités américaines comme véhiculant une vision raciste, sexiste et impérialiste.

Aussi son institutionnalisation et sa persistance dans les départements et UFR d’études anglophones en France sont-elles paradoxales dans la mesure où, si la « civilisation » reste fondée sur une volonté d’ouverture, elle se trouve être en décalage – depuis plusieurs dizaines d’années donc – avec les avancées historiographiques aux États-Unis et en Grande-Bretagne. En témoigne l’embarras qui saisit les « civilisationnistes » quand ils doivent se présenter à leurs collègues américains ou britanniques.

La « civilisation », champ hors discipline

L’approche proposée en LLCER est, sans doute, dotée de spécificités irremplaçables. L’interdisciplinarité qu’elle encourage et déploie, la formation des enseignants-chercheurs, dont une bonne partie est titulaire d’une agrégation de langue (anglais, espagnol, allemand, italien, pour citer les plus communes) conduisent à une prise en considération toute particulière des enjeux liés à l’étrangeté.

On peut arguer que la connaissance approfondie de la langue-culture associée non seulement rend possible l’accès à un corpus vaste de sources, mais aussi la compréhension en profondeur de toute la gamme des nuances de l’expression écrite et orale.

Néanmoins, outre le fait que les enseignants et les étudiants francophones sont de plus en plus nombreux, quelle que soit leur discipline, à bien savoir manier une langue étrangère – et l’anglais en particulier –, les pratiques et le contexte ne font pas de la « civilisation » une discipline, et la « civilisation » n’a pas l’apanage de l’interdisciplinarité.

Nous affirmons ainsi que ce qui pouvait autrefois faire la force de la « civilisation », à savoir son caractère « passe-frontières », fait aujourd’hui sa faiblesse et lui donne une allure de bricolage. À trop vouloir embrasser, elle n’étreint rien.

Car la « civilisation » fait l’impasse sur les questions de discipline et ne s’appuie structurellement sur aucune formation disciplinaire. Elle se suffit à elle-même et s’apprend sur le tas. Son objet et ses méthodes ne sont que très rarement examinés, et lorsqu’ils le sont, c’est marginalement et selon le bon vouloir des praticiens. En cela, elle se distingue très nettement des « Cultural Studies », savoir qui, selon les termes de l’historien des sciences Stéphane Van Damme « semble à la fois partout et nulle part », mais qui ne cesse de se redéfinir.

En l’absence de cours dédiés à la méthodologie des disciplines sur lesquelles elle s’appuie (à la recherche en archives, à la réalisation d’enquêtes, à la collecte et l’analyse de données empiriques, à la lecture des images, etc.), son enseignement produit des généralités excessives et tend à essentialiser les populations.

Invisibles « civilisationnistes »

Parce qu’elle échappe à la nomenclature des sciences sociales, parce que le mot n’a de sens que pour ceux qui l’emploient quotidiennement, la civilisation vit recluse et peine à franchir les murs des départements et UFR où elle est enseignée.

Soit, on observe quelques progrès et des collaborations, ici et là, mais qui dira que la « civilisation » fait partie des sciences sociales à part les « civilisationnistes » eux-mêmes et ceux qui connaissent – vraiment – leur travail ? Qui sait finalement ce que sont et ce que font les « civilisationnistes » ? Ces civilisationnistes que l’on prend régulièrement, y compris au sein des Facultés de Lettres, pour des littéraires ou des linguistes. Ceux-là mêmes dont le système – et le public – fait bien volontiers des profs de langue (comme il le fait avec les littéraires et les linguistes de nos départements et UFR) au service des autres sciences humaines et sociales qui, elles, sont reconnues comme telles.

Depuis quelques années, en études anglophones, on observe un embarras grandissant dans le champ de la « civilisation ». Le terrain est dit « miné » par certains et nombreux sont ceux qui revendiquent toujours le titre de « civilisationnistes » (souvent au motif qu’aucun autre terme n’est satisfaisant), mais de plus en plus d’enseignants-chercheurs expriment leurs critiques vis-à-vis de l’appellation.

Cela est dû aux aspects sémantiques mis en évidence plus haut, à la dimension institutionnelle qui entretient la concurrence disciplinaire et tend – à dessein, finit-on par penser – à invisibiliser les « civilisationnistes » (dans certaines universités, les thèses « en civilisation » conduisent à un Doctorat en Langues et Littératures), ainsi qu’aux problèmes épistémologiques et méthodologiques que pose une utilisation irréfléchie du terme.

La sémantique a toute son importance – faut-il le rappeler. Aussi nous paraît-il urgent de modifier nos pratiques et de cesser d’utiliser le mot « civilisation » comme allant de soi dans les UFR et départements de langues, comme dans les laboratoires et dans les écoles doctorales. Il n’y a pas de civilisation qui tienne ; il y a des objets et des méthodes scientifiques qui relèvent des sciences sociales.

Depuis que les études étrangères ne se limitent plus à l’étude de la grammaire, de la traduction et de la littérature du pays étranger en question, les étudiants inscrits en Licence LLCER et LEA suivent aussi des cours de « civilisation ». LLCER veut d’ailleurs originellement dire, selon la nomenclature officielle, Lettres, littératures et civilisations étrangères et régionales (et LEA, Langues étrangères appliquées).

C’est à la fin des années 1960 que le terme « civilisation » s’est émancipé de la littérature pour désigner strictement les enseignements qui ne relevaient ni de l’analyse littéraire ni de l’acquisition d’outils pour la maîtrise de la langue (grammaire – aujourd’hui linguistique et phonologie – et traduction), mais qui permettaient un approfondissement de la connaissance de l’environnement dans laquelle s’inscrivaient la langue et les œuvres littéraires étudiées.

L’étude des civilisations et l’inspiration de Braudel

C’est ainsi qu’en en filière LLCER, la « civilisation américaine », qui nous intéresse plus spécifiquement ici, a été mise en place en France à l’Institut d’anglais Charles V (ensuite rattaché à Paris 7) et à Vincennes (qui deviendra Paris 8), par des spécialistes des États-Unis qui souhaitaient élargir le cursus proposé aux étudiants en Licence d’anglais.

L’inspirateur de ce changement était Fernand Braudel. L’historien de l’école des Annales était l’auteur, avec Suzanne Baille et Robert Philippe, d’un manuel intitulé Le Monde actuel : histoire et civilisations, paru en 1963 dans cadre de la réforme des programmes d’histoire de 1957 qui avait introduit la notion de « civilisation » dans les classes de Terminale.

Braudel prônait « une histoire nouvelle », globale et interdisciplinaire qui privilégiait la longue durée et reléguait l’événement au second plan. Il utilisait le mot « civilisation » au pluriel (le manuel fut republié partiellement en 1987, avec pour seul auteur Braudel, par Arthaud-Flammarion, sous le titre Grammaire des civilisations) pour se défaire du jugement de valeur associé à l’idée de progrès, et s’appuyait sur l’acception du XIXe siècle, « l’ensemble des caractères que présente la vie collective d’un groupe ou d’une époque ». Pour Braudel, les civilisations se définissaient par rapport aux diverses sciences de l’homme ; elles étaient des « espaces », des « sociétés », des « économies » et des « mentalités collectives ».

Le programme de Terminale fit long feu : l’histoire événementielle par tranche chronologique fut réintroduite dès 1959 et l’étude des civilisations progressivement abandonnée. Le manuel de Braudel devint de moins en moins pertinent, jusqu’à disparaître des librairies en 1970.

Faire de la « civilisation » à l’université

Néanmoins, dans le même temps, le mot « civilisation » (au singulier) faisait son entrée dans les départements d’études étrangères des universités françaises pour désigner des cours en histoire et, plus généralement, en sciences sociales appliqués à une aire géographique spécifique.

Les disciplines convoquées aujourd’hui en « civilisation » dans les formations LLCER, sont, pour l’essentiel, l’histoire, la sociologie, la science politique, le droit, l’économie, la géopolitique, les études en arts visuels et performatifs, les études sur les médias ainsi que les « cultural studies ».

En raison de son usage dans le cadre des concours de l’enseignement depuis 1976 (les candidats à l’agrégation de langues vivantes étrangères ont à choisir une option, à savoir littérature, civilisation ou linguistique), mais aussi dans les campagnes de recrutement (sont publiés des postes de maître de conférences et de professeur des universités en « civilisation »), le mot a revêtu une connotation disciplinaire (on « fait » de la civilisation) sur laquelle s’interrogent, depuis l’introduction de la « civilisation » dans les cursus, les « civilisationnistes » des départements et UFR dits « de langues ».

Le fait est que, malgré de nombreuses tentatives individuelles, les praticiens de la « civilisation » n’ont jamais pris collectivement à bras le corps les enjeux méthodologiques de leur enseignement et cadre de recherche, et l’institution ne les a pas aidés. Confiné à la formation LLCER et LEA, le mot a fini par dire autre chose – y compris aux étudiants – que ce qu’il était censé signifier. C’est un terme qui nuit à la légitimité, à la visibilité et à la lisibilité des études étrangères.

La « civilisation », objet d’étude ou assemblage de pratiques ?

Cela a été dit et redit – notamment par Marie-Jeanne Rossignol dans un numéro de la Revue française d’études américaines publié en 2000 consacré à la « civilisation américaine », mais il faut y revenir : le mot « civilisation » a fait son temps. Il ne convient plus et doit être remplacé. La « civilisation » ne s’est transformée ni en discipline ni en domaine du savoir ; elle est tout à la fois un objet d’étude et un assemblage de pratiques sans colonne vertébrale. Le terme est devenu générique et son utilisation académique passe outre la référence braudelienne (qu’ignorent de nombreux « civilisationnistes »), comme le contexte institutionnel de sa mise en place.

Concernant la « civilisation américaine », son introduction dans les départements d’études anglophones est concomitante à la création, en 1967 de la première chaire d’histoire des États-Unis en Sorbonne et donc d’une mise en concurrence immédiate entre deux manières de traiter d’un même champ (sur le sujet, on pourra lire le dossier composé par Paul Schor sur les études nord-américaines en France, pour Nuevo Mundo Mundos Nuevos, paru en 2010, ainsi que le dossier dirigé par Jeanine Brun-Rovet sur les historiens des États-Unis, pour la Revue française d’études américaines, publié en 1982).

Si les cours d’histoire en études étrangères sont appelés cours de « civilisation », c’est d’ailleurs précisément parce qu’ils ne sont pas dispensés en Licence d’histoire, autre secteur où l’enseignement peut se répartir en aires géographiques (et où se développe, bien que lentement, l’histoire des États-Unis).

Des sciences sociales dans les filières LLCER

C’est aussi parce que les cours de « civilisation » ne reposent pas, dans les textes et maquettes (nous ne parlons pas ici de pratiques pédagogiques personnelles), sur le même apprentissage de l’historiographie, du traitement des archives et de l’analyse historique. Néanmoins, bien que l’histoire occupe une place importante en « civilisation », elle n’y exerce aucun monopole, car l’objectif visé est, comme l’expliquait Braudel, la possibilité d’envisager, dans leur globalité, des espaces et des cultures au sein desquels prédomine une langue.

La perspective interdisciplinaire intègre l’analyse du temps présent, en accord avec l’idée, chère aux historiens des Annales, selon laquelle il n’y a pas de frontières étanches entre passé et présent.

Aussi les départements et UFR, déjà multidisciplinaires, proposent-ils, au titre de la « civilisation », une panoplie de cours relevant d’approches variées, dont les contenus dépendent aussi bien des besoins pédagogiques et scientifiques identifiés que des domaines de recherche des enseignants (dont un certain nombre est, notons-le, agrégé en histoire et titulaire d’un doctorat en histoire).

En « civilisation américaine » (en vérité, « des États-Unis »), sont ainsi proposés aux étudiants en LLCER anglais des cours d’histoire (sur les puritains de Nouvelle-Angleterre, la guerre de Sécession, le New Deal, le Civil Rights Movement…), mais aussi des cours faisant intervenir sociologie, science politique et droit, ou encore les « studies » (cultural, urban, film, media, black, women’s, queer, etc.).

Les cours dispensés – en anglais pour la majeure partie – autorisent une certaine audace ; rien, ni personne, n’en est exclu. Ils mobilisent l’histoire et les autres sciences sociales, et sont naturellement perméables à toute ouverture épistémique, contribuant ainsi au décloisonnement des savoirs. Le mot « civilisation » tel qu’il est entendu aujourd’hui ne rend pas justice à cette diversité de savoirs auxquels il ne renvoie qu’implicitement.

Problèmes d’ordre sémantique, institutionnel et méthodologique

Sans doute pourra-t-on objecter que le mot est fonctionnel et qu’il est difficilement remplaçable, ou encore qu’il est médiatisé et accepté, bref que nous pouvons nous en accommoder. Tel n’est pas notre avis. Nous identifions plusieurs problèmes liés à la persistance de ce terme, qui nous paraissent fragiliser une partie de la recherche en études étrangères. Ils sont de trois ordres : sémantique, institutionnel, méthodologique.

Dans les filières LLCER, comme en LEA, le vocable « civilisation » a un sens bien à lui, qui échappe à ceux qui ne sont pas à même de déchiffrer le jargon universitaire, et qui est difficilement exportable.

Cependant, son utilisation dans nos universités fait l’économie d’une discussion sur l’acception même du terme – qui, à partir de son étymologie civis, a fini par renvoyer à l’idéal de progrès – comme sur son emploi, à partir du XVIIIe siècle, à des fins colonialistes. Son usage institutionnel s’abstrait du débat mené, depuis le début du XXe siècle, en sciences humaines et sociales comme en linguistique, sur le « mot et l’idée » pour reprendre le titre de l’ouvrage dirigé par Lucien Febvre, maître de Braudel, sur le sujet.

Civilisation, culture, studies

Dans le langage institutionnel, on appose le mot « civilisation » aux mots « histoire » et « culture », sans pour autant que l’on sache vraiment pourquoi ; et sans que le terme « culture », souvent plus adapté mais lui aussi curieusement employé, ne parvienne à le supplanter (sauf, dans certains endroits, dans l’acronyme LLCER).

Ici, selon le site de telle université, on assure aux étudiants qu’ils découvriront « la culture, la littérature, l’histoire, la civilisation » du pays, ou encore qu’ils pourront acquérir de « solides compétences dans les domaines linguistique, littéraire, historique, culturel et civilisationnel » et suivre des « cours de langue, de culture et de civilisation ».

Que faut-il comprendre ? Le civilisationnel ne comprend-il pas le culturel (Larousse 2015) ? Que signifie suivre un « cours de culture américaine » (ou slave, ou japonaise) ? Et lorsqu’on en est venu, il y a quelques années, à ajouter le R à l’acronyme LLCE, la question de la définition de « civilisation régionale » – à rapprocher encore du programme de l’école des Annales – a-t-elle été explicitement posée ?

Le problème se manifeste peut-être de façon plus aiguë dans les cas où le mot français « civilisation » et sa traduction dans la langue étudiée sont proches, ce qui est le cas d’autres langues romanes comme de l’anglais.

Est alors accentuée la dimension polysémique, et connotée, du mot, qui fait entendre la rhétorique du « Fardeau de l’homme blanc » du Britannique Rudyard Kipling (publié en 1899 pour louer l’expansionnisme américain aux Philippines) ou encore « le clash des civilisations » de Samuel Huntington (qui a détourné à son compte et à d’autres fins les subdivisions de Braudel).

Dans les universités du Royaume-Uni, le mot n’est utilisé que dans son acception historique et anthropologique (Classical civilisation, East-Asian civilisation). Dans les universités américaines, il est en voie d’extinction : les « American Studies » y ont bien souvent remplacé le programme de « American Civilization », comme à l’université de Brown, ou les « Area Studies », mis en place après 1945 dans un contexte de Guerre froide, alors que dominait l’histoire dite « du consensus » et qu’était glorifié l’exceptionnalisme américain.

En conséquence du développement, à la fin des années 1960, aux États-Unis et en Grande-Bretagne, d’une histoire dite de la « Nouvelle gauche » (New Left History) qui a donné ses lettres de noblesse à l’étude des groupes marginalisés et aux études historiques « par le bas », l’expression « American Civilization » a fini par être dénoncée dans les universités américaines comme véhiculant une vision raciste, sexiste et impérialiste.

Aussi son institutionnalisation et sa persistance dans les départements et UFR d’études anglophones en France sont-elles paradoxales dans la mesure où, si la « civilisation » reste fondée sur une volonté d’ouverture, elle se trouve être en décalage – depuis plusieurs dizaines d’années donc – avec les avancées historiographiques aux États-Unis et en Grande-Bretagne. En témoigne l’embarras qui saisit les « civilisationnistes » quand ils doivent se présenter à leurs collègues américains ou britanniques.

La « civilisation », champ hors discipline

L’approche proposée en LLCER est, sans doute, dotée de spécificités irremplaçables. L’interdisciplinarité qu’elle encourage et déploie, la formation des enseignants-chercheurs, dont une bonne partie est titulaire d’une agrégation de langue (anglais, espagnol, allemand, italien, pour citer les plus communes) conduisent à une prise en considération toute particulière des enjeux liés à l’étrangeté.

On peut arguer que la connaissance approfondie de la langue-culture associée non seulement rend possible l’accès à un corpus vaste de sources, mais aussi la compréhension en profondeur de toute la gamme des nuances de l’expression écrite et orale.

Néanmoins, outre le fait que les enseignants et les étudiants francophones sont de plus en plus nombreux, quelle que soit leur discipline, à bien savoir manier une langue étrangère – et l’anglais en particulier –, les pratiques et le contexte ne font pas de la « civilisation » une discipline, et la « civilisation » n’a pas l’apanage de l’interdisciplinarité.

Nous affirmons ainsi que ce qui pouvait autrefois faire la force de la « civilisation », à savoir son caractère « passe-frontières », fait aujourd’hui sa faiblesse et lui donne une allure de bricolage. À trop vouloir embrasser, elle n’étreint rien.

Car la « civilisation » fait l’impasse sur les questions de discipline et ne s’appuie structurellement sur aucune formation disciplinaire. Elle se suffit à elle-même et s’apprend sur le tas. Son objet et ses méthodes ne sont que très rarement examinés, et lorsqu’ils le sont, c’est marginalement et selon le bon vouloir des praticiens. En cela, elle se distingue très nettement des « Cultural Studies », savoir qui, selon les termes de l’historien des sciences Stéphane Van Damme « semble à la fois partout et nulle part », mais qui ne cesse de se redéfinir.

En l’absence de cours dédiés à la méthodologie des disciplines sur lesquelles elle s’appuie (à la recherche en archives, à la réalisation d’enquêtes, à la collecte et l’analyse de données empiriques, à la lecture des images, etc.), son enseignement produit des généralités excessives et tend à essentialiser les populations.

Invisibles « civilisationnistes »

Parce qu’elle échappe à la nomenclature des sciences sociales, parce que le mot n’a de sens que pour ceux qui l’emploient quotidiennement, la civilisation vit recluse et peine à franchir les murs des départements et UFR où elle est enseignée.

Soit, on observe quelques progrès et des collaborations, ici et là, mais qui dira que la « civilisation » fait partie des sciences sociales à part les « civilisationnistes » eux-mêmes et ceux qui connaissent – vraiment – leur travail ? Qui sait finalement ce que sont et ce que font les « civilisationnistes » ? Ces civilisationnistes que l’on prend régulièrement, y compris au sein des Facultés de Lettres, pour des littéraires ou des linguistes. Ceux-là mêmes dont le système – et le public – fait bien volontiers des profs de langue (comme il le fait avec les littéraires et les linguistes de nos départements et UFR) au service des autres sciences humaines et sociales qui, elles, sont reconnues comme telles.

Depuis quelques années, en études anglophones, on observe un embarras grandissant dans le champ de la « civilisation ». Le terrain est dit « miné » par certains et nombreux sont ceux qui revendiquent toujours le titre de « civilisationnistes » (souvent au motif qu’aucun autre terme n’est satisfaisant), mais de plus en plus d’enseignants-chercheurs expriment leurs critiques vis-à-vis de l’appellation.

Cela est dû aux aspects sémantiques mis en évidence plus haut, à la dimension institutionnelle qui entretient la concurrence disciplinaire et tend – à dessein, finit-on par penser – à invisibiliser les « civilisationnistes » (dans certaines universités, les thèses « en civilisation » conduisent à un Doctorat en Langues et Littératures), ainsi qu’aux problèmes épistémologiques et méthodologiques que pose une utilisation irréfléchie du terme.

La sémantique a toute son importance – faut-il le rappeler. Aussi nous paraît-il urgent de modifier nos pratiques et de cesser d’utiliser le mot « civilisation » comme allant de soi dans les UFR et départements de langues, comme dans les laboratoires et dans les écoles doctorales. Il n’y a pas de civilisation qui tienne ; il y a des objets et des méthodes scientifiques qui relèvent des sciences sociales.

The Conversation

Nathalie Caron est membre de l’Association française d’études américaines et de la Société des anglicistes de l’enseignement supérieur.

Caroline Rolland-Diamond est membre de l’Association française d’études américaines, de la Société des anglicistes de l’enseignement supérieur et de l’Organization of American Historians.

Licence : CC by-nd

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