Cette chronique est dans la droite ligne et se nourrit des recherches et rencontres publiées sur mon site Les cahiers de l’imaginaire.
Le sujet de ce billet m’a été inspiré par un lecteur d’une chronique précédente, Dominique Chetboune (que je remercie), qui m’écrivait :
« En lisant l’article intitulé “L’entretien du moi”, il me semble (sauf erreur de ma part) que vous ne tenez pas compte de la définition même de la mémoire autobiographique épisodique. »
Pour plus de précision, la mémoire autobiographique épisodique s’associe d’abord et avant tout à une autre capacité cognitive : l’imagerie mentale (ou imagerie visuelle). De nombreux travaux à l’étranger, démontre qu’il existe une grande variation individuelle dans la capacité à évoquer des images mentales et à leur précision.
Malheureusement, on se rend compte aujourd’hui que nous ne sommes pas tous égaux par rapport à la mémoire autobiographique épisodique. On s’interroge si certaines pathologies aujourd’hui baptisé « dépression », « schizophrénie » ne dissimuleraient pas en réalité des déficits de la mémoire autobiographique épisodique.
Pour résumer, à ce jour, on découvre que l’imagerie mentale joue un rôle central dans la définition même de la mémoire autobiographique épisodique (et son pendant la mémoire prospective). Et que les variations individuelles sont telles qu’il est
impossible de généraliser à tout un chacun une « méthode » valable pour tout le monde, et la verbalisation de son passé peut ne pas du tout « compenser » des déficiences de l’imagerie mentale. »
Je connaissais déjà le Dr Oliver Sacks et j’avais lu certains de ses livres, mais je ne m’étais pas arrêtée sur cette question encore. En fait, moi qui visualise avec une grande facilité, je n’imaginais pas qu’on puisse ne pas visualiser. J’ai donc suivi certaines pistes conseillées par Dominique Chetboune et ajouter les exemples auxquels cela m’a fait penser pour écrire ce billet qui fait suite au premier écrit au mois de février (vaut mieux tard que jamais).
Comment se porte votre imagerie mentale ?
Au cours de sa vie, le docteur Oliver Sacks s’est prêté à de nombreuses expériences. Il décrit dans un article du New Yorker de 2003, l’effet qu’a produit sur son cerveau l’absorption de fortes doses d’amphétamines.
Pendant les deux semaines qui suivirent, il se mit à créer des dessins anatomiques d’une précision stupéfiante. Il lui suffisait de regarder brièvement une reproduction d’un dessin anatomique pour que l’image demeure intacte, gravée dans sa mémoire pendant des heures, pour ensuite la projeter sur le papier.
Le tracé, sans être élégant, était de l’avis de ses proches, précis et parfaitement exact.
Quelques semaines plus tard, après que les effets des amphétamines se furent estompés, les aptitudes qu’il avait acquises de manière spectaculaire disparurent brutalement. Les capacités de visualisation, de mémorisation retournèrent à la normale, et Oliver Sacks redevint le piètre dessinateur qu’il avait toujours été.
L’absorption d’amphétamines a pour effet d’induire d’importantes modifications sensorielles, en particulier une amélioration notoire de l’imagerie mentale et de la mémoire.
L’expérience que venait de vivre le docteur Sacks l’avait marqué. Elle avait aussi piqué sa curiosité à l’égard de la capacité qu’a le cerveau de visualiser des images. Plus tard, Oliver Sacks a croisé des individus atteints d’aphantasia. Des individus incapables, en d’autres mots, de se représenter mentalement une image. Il a eu l’occasion d’interroger l’un d’entre eux et lui a demandé comment il parvenait à vivre avec son handicap.
L’homme en question lui répondit qu’il était chirurgien. Mais comment faites-vous, insista Sacks, pour reconnaître ce que vous êtes en train de faire lors d’une intervention chirurgicale ?
L’homme répliqua, tout bonnement, en affirmant qu’il devait exister dans son cerveau un modèle de référence, une représentation conceptuelle qui devait correspondre à ce qu’il était en train de voir et de faire, mais qu’il n’en avait pas conscience, et qu’il était incapable de l’évoquer mentalement en termes d’images.
Le chirurgien, dans sa réponse, semblait sous-entendre qu’une imagerie mentale foisonnante constituait en quelque sorte un atout souhaitable, certes agréable, mais pas du tout indispensable.
La curiosité d’Oliver Sacks l’a poussé à continuer d’interroger ses proches. Sacks demanda à un cousin, architecte, qui prétendait de surcroît ne rien pouvoir visualiser, comment il s’y prenait pour « penser » ses croquis et ses plans. Le cousin lui répondit qu’il n’en savait strictement rien.
Comment nous percevons-nous ?
Comment percevons-nous le monde qui nous entoure ? Après tout, les images ne sont pas les seules modes de représentation. Plus encore, existerait-il, à part les mots et les symboles, un type de pensées « sans forme », des pensées dites essentielles, amodales ?
Revenons à l’imagerie mentale. S’il s’agit, pour ceux qui en sont dépourvus, d’un atout fort agréable, bien que non essentiel, comment ceux qui en disposent peuvent-ils en tirer avantage ?
Le livre de mes rêves
Federico Fellini gardait sur sa table de chevet un carnet dans lequel il notait systématiquement ses visions nocturnes. Mais il ne se contentait pas de les noter par écrit, il illustrait ses rêves. Et de surcroît, avec un indéniable talent de dessinateur.
Ces carnets ont été publiés. Ce livre magnifique s’intitule Le Livre de mes rêves, un croisement entre journal intime et dessin humoristique. Dans le texte de la préface, Tullio Kezich décrit le livre comme « une proposition de circumnavigation dans le mystère, un immense magasin de pièces à conviction, d’hypothèses surréalistes, de fantaisies irréalisables, de précognitions ».
Il témoigne de l’imagination visuelle particulièrement vivace du réalisateur. Fellini était, bien sûr, conscient du fait que les images oniriques sont éphémères. Et c’est pour cette raison qu’il s’empressait dès son réveil de les noter. Vincenzo Mollica, un ami proche de Fellini, souligne que lorsque celui-ci lui parlait de ses rêves, il les racontait comme s’il s’agissait de bandes dessinées.
Fellini avait avoué à Mollica que lorsqu’il était enfant, sa véritable formation s’était faite à travers la lecture des bandes dessinées du Corriere dei Piccoli. « Si tu regardes bien ces pages, tu y trouveras tout mon art, tout mon cinéma. »
L’imagination visuelle se cultive. Ceux qui notent leurs rêves le savent. Plus on les note, plus nos rêves se peuplent d’images précises, plus les rêves prennent vie, deviennent de plus en plus saisissants.
Fellini considérait ses films comme étant des rêves sur de la pellicule. Le film, 8-½](https://youtu.be/5dpCPb08lXU), en est un exemple frappant. En 1964, ce film a remporté de nombreux prix et il est considéré comme l’un des chefs-d’œuvre de Fellini.
Le héros du film, Guido, un réalisateur en panne d’idées se réfugie dans un monde où le réel et l’imaginaire, le passé et le présent, se mélangent constamment. Dès le départ, le film nous introduit dans un univers improbable, onirique. À l’intérieur d’une des voitures immobilisées, un homme suffoque, l’habitacle est envahi de fumée et pas moyen d’ouvrir les portes ou les fenêtres. Les passagers des autres véhiculent l’observent indifférents. L’homme grimpe sur le toit et s’élève dans les airs.
La toute première scène du film est en réalité la mise en image d’un rêve.
Fellini, fabricant d’images
Les images, avec leur charge symbolique, transportent leur part de mystère. Elles forcent parfois la raison à capituler.
Il n’y a pas toujours d’explications à fournir sur la genèse d’une image ou son interprétation. Mais c’est justement là son intérêt. Elle provoque, elle surprend, elle tourne les coins ronds, elle dit en silence ce que l’inconscient aurait affirmé s’il avait la parole.
C’est justement en cela qu’elle est précieuse, en particulier l’image qui naît de nos pérégrinations mentales, celle qui émerge en plein jour ou celle qui, à la faveur de la nuit, se faufile dans nos rêves.
Et si vous êtes parmi ceux qui en sont incapables, c’est que vous êtes toujours pleinement dans le moment présent (pour vous, cela ne représente aucun effort, alors que pour nous, nous avons besoin de méditer pour interrompre le flot des pensées qui nous assaillent).
Encore fois, cela illustre à quel point chacun de nous est unique et rend l’expression de notre créativité encore plus intéressante.
L’exercice onirique et créatif de la semaine : Dormez. Rêvez. Et surtout n’oubliez pas de dessiner vos rêves. Et je vous ai préparé une surprise pour célébrer le centième exercice de mon cahier d’exercices !
Disclosure
Sylvie Gendreau, intervenante à Polytechnique Montréal, accompagne des dirigeants, des entrepreneurs et des créateurs dans la conduite de leurs projets et offre des cours en ligne dans le cadre de son entreprise, La Nouvelle École de Créativité.
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