Mettre à jour nos représentations de l’intelligence n’est pas inutile dans le contexte actuel d’une économie de la connaissance. Il est aujourd’hui fréquent d’entendre parler d’objets intelligents, de maisons ou de voitures intelligentes. Mais alors l’être humain n’a-t-il pas une intelligence différente de celle des machines, des objets ou encore des animaux, voire des végétaux ?
Si tout le monde – humains, objets, animaux et végétaux compris – se montre intelligent… que signifie vraiment faire preuve d’intelligence au XXIe siècle ?
Au début des années 1980, le psychologue René Zazzo mettait déjà en garde sur le fait que ce terme est peu éclairant tant il revêt des formes différentes dans la vie de tous les jours, mais aussi selon les auteurs qui le conceptualisent. Une piste qu’il invitait à suivre était de regarder de plus près les situations concrètes au cours desquelles les personnes manifestent des conduites intelligentes. Un moyen de mettre au jour l’accomplissement de ces différentes formes d’intelligence, humour compris, plutôt que de s’en tenir à une définition générale.
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Du reste, pour affiner notre compréhension de l’intelligence, il préconisait d’étudier… la connerie ! Un ouvrage récent s’est emparé de cet objectif et on y apprend d’ailleurs qu’intelligence ou connerie, dans les deux cas, c’est toujours dans le regard de l’autre que cela se joue !
Dans quelle mesure les représentations sur l’intelligence que je véhicule dans mes propos influencent-elles par exemple celles de mes enfants ? Suis-je, en tant que parent, plus intelligent que mes propres parents mais moins intelligent que mes enfants ? L’humain est-il vraiment le seul animal intelligent ? La liste des questions et des idées reçues semble inépuisable, mais prenons quelques exemples afin de montrer que la psychologie peut proposer des outils d’analyses critiques sur ces questionnements.
Les étonnantes compétences des bébés
Il n’y a pas si longtemps, le bébé humain était considéré comme un être peu intelligent. Il a fallu attendre les travaux du célèbre Jean Piaget pour que notre regard sur eux change : ils sont capables assez vite d’agir de façon tout à fait surprenante sur le monde qui les entoure. Piaget parlait d’« intelligence sensorimotrice » pour qualifier l’intelligence des bébés avant l’entrée dans les représentations et le langage.
Aujourd’hui, certains auteurs vont même jusqu’à parler de « bébés géomètres » ou « physiciens » ou « psychologues » tant les techniques actuelles d’étude des connaissances du nourrisson ont évolué. Elles ont permis de montrer, par exemple, que, dès l’âge de 4-5 mois, ils sont surpris lorsqu’un objet n’a pas un fonctionnement approprié au regard de ce qui se passe habituellement ou lorsque leur interlocuteur agit étrangement ou de façon non attendue.
Autre exemple, les bébés reconnaissent très tôt les personnes qui les entourent et sont capables d’interagir avec elles comme dans une conversation. Toutes ces recherches ont ainsi bouleversé nos représentations à la fois sur ce qu’un bébé est capable de faire ainsi que sur nos propres représentations de l’intelligence.
Mais, si un bébé de 4-5 mois est surpris quand un verre flotte en suspension dans l’air et ne tombe pas, cela signifie-t-il qu’il a compris la loi universelle de la gravitation ? Quelles sont les différences entre cette première forme de compréhension du monde et celle qui consiste à expliquer, avec des mots, les propriétés physiques des objets, puis à résoudre des problèmes permettant de les comparer, les classer en fonction de celles-ci ? Est-ce que l’intelligence devient juste verbale avec l’âge alors qu’elle s’exprime autrement chez le bébé ? Est-elle unitaire ? Plurielle ?
Parents et enfants
Les recherches en psychologie permettent d’identifier différentes formes d’intelligence et proposent également de questionner certaines évidences qui, jusque-là, allaient de soi : « l’intelligence tu l’as ou tu ne l’as pas », « les enfants sont plus intelligents que leurs parents » ; « le QI évalue l’intelligence »…
Nous savons aujourd’hui que les représentations de l’intelligence véhiculées par les parents ont un impact chez leurs enfants. Ainsi, quand le carnet scolaire de leur progéniture contient des « mauvaises » notes, certains parents y voient l’occasion de travailler davantage, de faire des efforts pour apprendre de cet échec alors que d’autres vont plutôt interpréter cet échec comme une fatalité « je le savais bien tu n’es pas doué en maths, c’est comme ça ! », soulignant ainsi à leur enfant un constat d’incompétence bien ancrée.
Les parents ne sont pas les seuls concernés ! Des études déjà anciennes ont révélé que ces conceptions figées ou stables de l’intelligence – « tu en es pourvu ou tu n’en as pas » – existent aussi chez les enseignants. Ces recherches mettent en évidence que ce qui est problématique ce n’est pas de faire l’expérience de l’échec mais bien d’associer celle-ci à un déficit ou une incapacité intrinsèque de l’enfant.
Définitions fluctuantes
Les définitions même de l’intelligence changent en fonction de l’histoire, des outils que l’on utilise pour en dire quelque chose ou de ce que l’on valorise dans une culture donnée comme étant une réponse dite « intelligente ». Ainsi, si l’on se réfère aux travaux de Jim Flynn, un des spécialistes de l’intelligence, l’effet Flynn renvoie au fait que si vous passez aujourd’hui le même test d’intelligence que vos parents ont passé quand ils avaient votre âge, votre performance sera en moyenne de dix points supérieure à la leur.
Outre les débats suscités par ce constat et les explications possibles, ce chercheur illustre ces différences de performances aux tests d’intelligence, d’une génération à l’autre, avec plusieurs exemples dont un est repris ici : si vous aviez demandé, en 1900, à un enfant ce que les lapins et les chiens avaient en commun il vous aurait répondu que les chiens sont utilisés pour chasser les lapins ; aujourd’hui, la seule réponse qui rapporte des points dans un test d’intelligence est : les deux sont des mammifères.
On repère ici qu’il n’y a pas de « bonne » réponse en « soi » mais que la réponse attendue, en fonction des époques, repose sur les valeurs d’une société donnée. Mais alors, comment savoir si je suis plus intelligent·e que mes parents et moins que mes enfants ? Cela mérite de regarder de plus près les travaux scientifiques et de faire preuve d’esprit critique.
Christine Sorsana et Valérie Tartas sont les auteures de « L’Intelligence, mythes et réalités », publié en 2018 aux éditions Retz. L’ouvrage passe en revue un certain nombre d’idées reçues sur l’intelligence – « Ecouter du Mozart rend plus intelligent », « Interagir avec autrui ne nous rend pas plus savant », « Réagir émotionnellement n’est pas un acte intelligent » – et les confronte aux résultats de la recherche.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.
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