Innovation Pédagogique et transition
Institut Mines-Telecom

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Ingénierie pédagogique : vingt fois sur le métier remettons notre ouvrage…

Un article repris de http://journals.openedition.org/dms/4817

Un article de Daniel Peraya et Claire Peltier repris de la vue Distances et Médiations des Savoirs, une revue publiée sous licence CC by sa

Une question récurrente

Le design comme l’ingénierie pédagogiques (IP) ont été une préoccupation constante, mais aussi essentielle pour la formation à distance (FAD). La mise à distance, la rupture spatio-temporelle du processus d’enseignement et d’apprentissage, impose aux concepteurs et aux enseignants plusieurs contraintes. La première est l’obligation de planifier, d’organiser et de prévoir toutes les activités d’enseignement et d’apprentissage sur toute la durée du cours. Il faut donc à la fois un scénario global et un scénario particulier pour chacune des activités de celui-ci. La seconde, liée au fait d’ « enseigner en différé » (Peraya, 1994, p. 148), est celle de la médiatisation, de la mise en médias des ressources et, progressivement, des activités d’apprentissage, puis du dispositif de formation. De plus, le développement de la formation à distance a toujours été lié à celui des technologies de l’information et de la communication et, en même temps, à des formes d’organisation de type industriel. Rappelons que la vente des cours de sténographie, qui est considérée comme l’origine de la formation à distance, de et par I. Pitman en 1840 a été rendue possible par l’invention en Angleterre du timbre-poste, par le développement de services postaux fiables (le système de diffusion), mais aussi par l’invention d’un papier de bonne qualité et bon marché (le support de stockage de l’information) (Henri et Kaye, 1985 ; Peraya, 1994).

La relation entre la FAD, l’ingénierie pédagogique, les technologies et les modèles pédagogiques n’est donc pas une problématique nouvelle. Tout au contraire, elle revient régulièrement dans la littérature. Pour preuve, F. Henri (2019) reposait, récemment encore, dans le deuxième numéro de la jeune revue de la Téluq, ceux questions : « Quel changement à l’ère du numérique ? Quelle ingénierie pédagogique pour y répondre ? » L’auteure s’interroge sur ce qu’est apprendre dans un contexte caractérisé par une surabondance de contenus de natures diverses. Cette situation « exige un solide savoir-faire informationnel et la maîtrise d’opérations cognitives pour repérer, explorer, départager, choisir, lier, croiser, analyser et traiter le foisonnement des contenus. Il en résulte une construction personnelle, plus ou moins utile selon les compétences de l’apprenant et l’orientation qu’il souhaite donner à son apprentissage. » (p. 228). L’auteure appelle donc de ses vœux une ingénierie pédagogique « repensée en fonction du développement de l’autonomie et d’un usage efficace des technologies, ouvertement et explicitement orientée vers un nouveau paradigme de formation [qui] répondrait à un besoin individuel, mais aussi sociétal pour la formation de citoyens autonomes capables de s’adapter au contexte économique, social et technologique qui ne cessera d’évoluer. » (p. 234).

Si les modèles d’ingénierie pédagogique incarnent plus ou moins explicitement une théorie de l’apprentissage ou un courant pédagogique particulier (Dessus, 2010 [1]), pour l’auteure, l’autonomie de l’apprenant, sa capacité à « prendre en charge une bonne partie de la responsabilité de son apprentissage » (p. 234), constitue le socle psychopédagogique sur lequel bâtir une nouvelle ingénierie qui soit donc différente de celle du « cours enseigné » (ibid.). Cette ingénierie traiterait les besoins en matière de développement de l’autonomie et d‘usage des technologies avec la même rigueur, la même démarche systématique et les mêmes garanties de scientificité que celles appliquées par l’ingénierie des contenus des connaissance. Quant aux technologies, leur usage « efficace » serait tout à la fois un des objectifs de ce nouveau paradigme de la formation et un des moyens de les atteindre. Besoins d’autonomie et usage des technologies répondent certes à un courant psychopédagogique bien identifié, mais aussi à la demande sociale actuelle. La demande sociale et socio-économique, les exigences du marché du travail et du monde industriel toujours plus concurrentiels que nous connaissons seraient sans doute le moteur de la nécessité (« une belle opportunité de transformation ») de réinventer l’ingénierie et, avec elle, la formation. Rappelons à ce propos, la distinction entre les trois registres ou les trois champs de l’ingénierie, avancée par G. Leclercq (2003, p. 75). Les activités de l’ingénierie sociale « s’exerce à l’échelle macro-sociale des institutions supra-nationales, des États, des directions d’entreprises ou d’associations, des collectivités territoriales » (ibid.). L’activité de l’ingénierie pédagogique nous est familière : « s’exerce à l’échelle micro-sociale de la relation andragogique, pédagogique ou didactique » (ibid.). Enfin, l’activité de l’ingénierie de formation s’exerce entre les deux précédentes : « [...] elle est intermédiaire, [...] elle possède une frontière haute avec le champ de l’ingénierie sociale et une frontière basse avec le champ de l’ingénierie pédagogique. » (ibid.) On pourrait interpréter l’allégation de F. Henri comme une influence de l’ingénierie sociale sur l’ingénierie pédagogique. Les modèles d’ingénierie pédagogique nous diraient donc tout autant de la pédagogie que de notre société, de ses modèles économiques et idéologiques. Ceci non plus, n’est pas vraiment nouveau.

Quelle que soit la façon dont on analyse les facteurs qui favorisent l’évolution de l’ingénierie pédagogique, cette question est récurrente comme le montre un rapide coup d’œil sur la littérature de ces vingt dernières années.

Remontons donc le temps, sans pour autant prétendre à l’exhaustivité. En 2019, nous l’évoquions en préambule, F. Henri appelle à la nécessité d’une nouvelle ingénierie compte tenu notamment de la surabondance d’informations à l’ère du numérique et de la nécessité de former des apprenants capables de maîtriser ce foisonnement informationnel. En 2018, M. Trestini évoque la modélisation des environnements numériques d’apprentissage (ENA) de nouvelle génération. Il montre que le modèle de l’activité proposé par Engeström, s’il était bien adapté aux environnements fermés, orientés par des objectifs strictement définis par les concepteurs et destinés à de petits groupes d’apprenants, il ne convient plus à des environnements fréquentés par de très nombreux apprenants, comme c’est le cas pour les Mooc (Charlier, 2018). En 2017, J. Basque et G. Paquette organisaient avec le Laboratoire en ingénierie cognitive et éducative de la Téluq, le LICÉ (ex-LICEF), le Colloque « Vers une nouvelle ingénierie pédagogique pour les environnements numériques d’apprentissage (ENA) » dans le cadre du Congrès de l’ACFAS.

Ce colloque prolonge les préoccupations et les travaux de ces deux chercheurs réunis en 2004 pour un colloque qui s’est tenu à l’Université McGill à Montréal sur ce même thème, « L’ingénierie à l’heure des TIC ». Les interventions ont fait l’objet d’une publication dans un numéro spécial de la « Revue internationale des technologies en pédagogie universitaire » (RITPU), introduit par J. Basque (2004). Il visait à faire le point sur les pratiques d’ingénierie pédagogique tant individuelles que institutionnelles, sur les expérimentations innovantes, les recherches conduites au Québec ou à l’étranger. Dans son article introductif, J. Basque (2004) interrogeait les pratiques de l’enseignant universitaire, cherchant à savoir si les TIC changeaient ses manières de concevoir, de développer, de mettre en œuvre et d’évaluer ses cours.

Quant à G. Paquette, il a fait de sa méthode d’ingénierie d’un système d’apprentissage (MISA) l’un de ses principaux centres d’intérêt et de recherche (2002). Les lecteurs connaissent sûrement la proposition de l’auteur qui définit l’ingénierie pédagogique à la croisée de l’ingénierie de la connaissance, du génie logiciel et du design pédagogique. Cette approche se fonde sur les techniques de l’ingénierie des connaissances et propose plusieurs outils de support à cette méthode comme les éditeurs graphiques de modèles de connaissance (MOT et MOT+), un système de conception et de diffusion de cours en ligne (Explor@ et Explora@-2). La méthode MISA a été abondamment décrite dans la littérature mais n’a, semble-t-il, pas fait l’objet d’études sur la façon dont les acteurs de terrain ont pu (ou pas) se l’approprier. Dans un article consacré aux langages de formalisation des scénarios pédagogiques, E. Villiot-Leclercq (2007) considère toutefois que si « la méthode MISA permet d’exprimer de façon formalisée un scénario pédagogique [...] ce formalisme s’inscrit dans une démarche d’ingénierie assez complexe, plus destinée à une communauté de concepteurs pédagogiques qu’à des enseignants du secondaire [2] » (p. 123). Le même constat est opéré par l’auteure au sujet du langage IMS Learning Design : « de nombreux travaux ont montré que ce langage n’était pas destiné à être manipulé par des enseignants (Koper et Tattersal, 2005, p. 125) ». À notre connaissance, il n’existe aucune étude relative à l’appropriation de méthodes d’ingénierie ou de langages formalisés de design pédagogique. Cette phase d’évaluation des usages de terrain de méthodes développées de longue date nous semble pourtant essentielle. En effet, « si l’enseignant est un expert de sa discipline, il ne peut se considérer comme un spécialiste en psychopédagogie, pas plus qu’il ne maîtrise les compétences lui permettant d’articuler technologie et psychopédagogie dans de nouvelles approches pédagogiques. Or, c’est bien de ce type de compétences extra-disciplinaires dont il aurait besoin et pour lesquelles il se trouve peu, voire pas formé. » (Peraya, 2011, p. 45). [3]

De ce côté-ci de l’Atlantique, la notion de scénario pédagogique s’est développée comme une base possible d’une nouvelle ingénierie pédagogique (Pernin et Lejeune, 2004). Il s’agit de proposer un modèle conceptuel basé sur un vocabulaire précis ainsi que sur une taxonomie des scénarios qui s’intéresse particulièrement à la nature des relations liant activités et ressources. Le projet CAUSA (Collecte et Analyse des Usages de Scénarisation d’Activités) mené entre 2005 et 2006 autour des usages de scénarisation d’enseignants (principalement du secondaire et du supérieur) avait notamment pour but de « développer des langages ou formalismes spécialisés adaptés à des communautés de pratique » (Pernin et Villiot-Leclercq, 2006). L’enquête a permis de souligner la diversité sémantique que revêtait le terme « scénario pédagogique » pour les répondants et a également mis en lumière les raisons qui poussent les enseignants à scénariser et surtout la manière de réaliser cette scénarisation.

Ces quelques morceaux chronologiques choisis témoignent d’une tendance à remettre en cause les fondements de l’ingénierie – ses modèles et ses méthodes – à la faveur d’évolutions technologiques, sociétales, mais aussi des pratiques d’apprentissage, des profils des apprenants, etc. Ce renouvellement paradigmatique récurrent en est-il vraiment un ? Comment se traduit-il dans les pratiques ?

Notre présentation abordera d’abord les définitions de l’ingénierie et du design pédagogiques afin de clarifier ces notions et de comprendre comment elles ont évolué. Nous analyserons ensuite, à travers la littérature, des contextes qui selon les auteurs affectent la conception de l’IP et la remettent en cause principalement à travers la FAD universitaire, car la question ne semble s’être posée pour la formation universitaire présentielle qu’à partir du moment où les plateformes, LMS, campus virtuels se sont généralisés et que ces universités ont progressivement adopté l’hybridation. Nous analyserons aussi trois cas particuliers, trois contextes de formation, à partir desquels des chercheurs tentent de répondre à la question : « Que font les technologies à l’IP ? » Enfin, nous proposerons à la discussion un premier jeu de questions que nous inspire cet état des lieux.

L’ingénierie pédagogique : une pluralité de définitions

Ingénierie pédagogique, ingénierie de la formation, design pédagogique, instructional design… La terminologie est multiple pour désigner le processus et les procédures de conception de systèmes de formation. Comme souvent dans ce domaine, un certain flou conceptuel domine assorti d’une méconnaissance de la chronologie de l’émergence des différents termes et de leur ancrage historique.

Quelques auteurs ont réalisé ce travail rétrospectif. C’est le cas notamment de T. Ardouin et de sa « Petite histoire de l’ingénierie de la formation » parue en 2003 dans un numéro de la revue « Éducation permanente » consacré à un état des lieux de l’ingénierie de formation. Selon cet auteur – et ce constat est également corroboré par J. Basque (2017) – le terme « ingénierie » semble apparaître pour la première fois dans les textes francophones au cours des années 1970. Un rapport du Commissariat général du Plan en France, pour la période 1970-1972 [4], évoque ainsi l’ingénierie comme « l’ensemble des activités, essentiellement intellectuelles, ayant pour objet d’optimiser l’investissement, quelle que soit sa nature, dans ses choix, dans ses processus techniques de réalisation et dans sa gestion » (cité par Faure, s.d. [5]).

Engagé dans une démarche définitoire rigoureuse, Ardouin (op. cit.) a opéré une recherche dite « généalogique » afin d’identifier l’origine du terme « ingénierie de la formation ». Il rapporte ainsi que :

« le mot « ingénierie » se situe [...] au confluent de deux origines :

- l’origine anglo-saxonne (ou plutôt le passage par la langue anglaise), engineering, utilisée dans la langue française à partir de la fin du siècle dernier et qui correspond à « l’art de l’ingénieur » : « Le mot anglais est dérivé de to engineer, déverbal de engineer, ingénieur. Ce mot est lui-même emprunté à l’ancien français engigneor » (Rey, 1998) ;

- l’origine française, « génie », terme plus ancien, qui prend ses racines dans le domaine militaire. Le génie est apparu au xvIe siècle quand la guerre de siège nécessite un corps d’ingénieurs, et se fixe en 1776 avec la création, en France, du corps du génie. » (p. 15)

Prenant appui sur un corpus de près de cinquante ouvrages et articles couvrant un laps de temps d’une trentaine d’années (1970-2000 environ), Ardouin a mis en regard la quarantaine (!) de définitions mises en lien avec des périodes bien spécifiques du contexte socio-économique et législatif français : 1970-1975 et « l’obligation de former » ; 1976-1982 et la crise du chômage ; 1983-1992 et la restructuration des entreprises ; enfin 1993-1999 et la nécessité de la performance.

Le terme « ingénierie » se retrouve de plus en plus fréquemment dans le domaine de la formation à partir des années 1980 (Ardouin mentionne notamment Pain, 1985 ; Colardyn, 1985 ; Le Boterf, 1985 ; Viallet, 1985). L’émergence d’un vocable issu de l’industrie et des sciences de l’ingénieur n’a, semble-t-il, pas fait l’unanimité au sein de la sphère éducative. Ardouin (2003, p. 13) évoque des prises de position particulièrement critiques à cet égard. Il y est par exemple question de « Mode et imposture, bluff et misère de pensée » (Beillerot, 1988, cité par Ardouin, op. cit., p. 13). D’autres auteurs se montrent plus ouverts à cette nouvelle approche qualifiée d’« ensemble coordonné des travaux méthodiques de conception et de réalisation des systèmes de formation » (Le Boterf, cité par Ardouin, ibid.). Ardouin considère que la terminologie « ingénierie de la formation va au-delà d’un « effet de mode » et constitue, au contraire, « une réalité professionnelle et à la revendication légitime » (p. 25). De plus, « il est important qu’un corps professionnel utilise et adapte des termes issus d’autres disciplines pour définir et construire son langage » (p. 14).

La synthèse proposée par Basque (2017) élargit le propos à la terminologie anglo-saxonne. La naissance de l’instructional design, correspondant, selon l’auteure, au design pédagogique ou à la conception pédagogique en français, est située dans les années 1960. Il faut pourtant remonter à la Seconde Guerre mondiale et aux années 1940 pour identifier les prémisses de l’instructional design. Reiser (2001) en rappelle la genèse en soulignant son émergence en marge du conflit, dans le but de répondre à des besoins de formations rapides et efficaces à des fins militaires. Mis en œuvre avec succès par des spécialistes de l’éducation et des psychologues, l’instructional design a convaincu et donné naissance à un courant de pratiques et de recherche.

Ce qui frappe d’emblée dans l’historique retracé par Reiser, c’est l’association de deux termes : « instructional design and technology ». Considéré par Reiser (op. cit., p. 57) comme l’un des éléments centraux de l’instructional design (« the core of the field »), l’usage des médias à des fins éducatives (« the use of media for instructional purpose » fait partie intégrante de sa dénomination.

Pour en revenir à l’évolution terminologique, Basque (2017) souligne la quasi-équivalence de termes tels que design pédagogique ou conception pédagogique, reconnus de manière générique comme un « ensemble de procédures à mettre en œuvre au cours du cycle de vie d’un système d’apprentissage ». Le « cycle de vie » évoqué par Basque comprend traditionnellement cinq phases : 1) Analyse, 2) Design, 3) Développement, 4) Implantation, 5) Évaluation, caractéristique du fameux modèle ADDIE. Différents amendements ont depuis été apportés à ce modèle initial, notamment la phase de maintenance ou encore de marketing (Basque, op. cit., p. 4). Soumis à de nombreuses critiques (d’aucuns lui reprochant son caractère linéaire), le modèle ADDIE se présente, selon Basque, comme un modèle analytique. D’autres modèles, plus récents, favorisant le développement d’un prototype très tôt dans le processus, sont qualifiés de modèles « pragmatiques » en ce qu’ils favorisent les échanges autour des besoins initiaux et la recherche de consensus entre les différents acteurs.

Dans sa démarche de clarification terminologique, Basque souligne que l’appellation générique design pédagogique peut porter à confusion dans la mesure où il s’agit également de l’une des phases du processus (voir ci-dessus). L’auteure relève aussi que le design pédagogique peut également concerner les modèles d’apprentissage (instructional design theories). Enfin, elle mentionne un autre sens associé au design pédagogique : celui de technologie éducative (educational technology). Pour Basque (op. cit., p. 8), le design pédagogique « ne concerne que l’élaboration de solutions d’apprentissage », tandis que la technologie éducative « inclut d’autres préoccupations telles que celles de l’élaboration de solutions visant à améliorer plus largement la performance humaine ».

La granularité concernée par le design pédagogique n’est pas toujours identique selon les auteurs. Ainsi si la plupart appréhendent le design pédagogique comme relevant de l’ensemble du système de formation, d’autres (Reigeluth, 1983, 1999 par exemple, cité par Basque, op.cit., p. 6), considèrent que le design pédagogique concerne avant tout la conception de scénarios d’enseignement (scénarios pédagogiques ou learning design [6] en anglais). Dans cette perspective, le design pédagogique désigne plus le produit que le processus lui-même.

C’est à partir des années 2000 que l’on commence à évoquer la notion d’ingénierie pédagogique (notamment Paquette, 2002 cité par Basque, op. cit.). Utilisé tout aussi bien dans le domaine de la formation des adultes (où, depuis les années 1980 on parle d’ingénierie de formation) que dans celui des environnements informatiques pour l’apprentissage humain (EIAH), le terme « ingénierie » tend à remplacer, selon Basque, le terme « design » afin de « mettre en évidence le caractère rigoureux et systémique d’une démarche qui emprunte, depuis ses origines et de manière de plus en plus marquée, aux différents domaines du génie, en particulier celui du génie logiciel à partir des années 1990 » (p. 10). Selon les orientations, la définition de l’ingénierie diffère quelque peu. Ainsi, dans le domaine des EIAH, Tchounikine (2006, cité par Basque, p. 10), définit l’ingénierie comme :

« Travaux visant à définir des concepts, méthodes et techniques reproductibles et/ou réutilisables facilitant la mise en place (conception – réalisation – expérimentation – évaluation – diffusion) d’environnements de formation ou d’apprentissage (dans leur articulation avec les dispositifs informatiques d’aujourd’hui) en permettant de dépasser le traitement ad hoc des problèmes ».

Pour ce dernier, il s’agit tout autant d’un domaine d’application que d’un domaine de recherche.

Basque (p. 11) relève par ailleurs que, pour certains auteurs, design pédagogique et ingénierie pédagogique ne peuvent pas être considérés comme équivalents : « pour Paquette (2002), le design pédagogique n’est que l’un des fondements de l’ingénierie pédagogique, auquel s’ajoutent ceux du génie logiciel et de l’ingénierie cognitive ». Dans cette perspective, les différents modèles de design pédagogique pourraient constituer la part « labile » de l’ingénierie pédagogique, laquelle représenterait plutôt l’ensemble du processus en tant que forme générique stable.

L’auteure rapporte également quatre visions du design pédagogique considérées par certains auteurs (notamment Schiffman, 1995) comme quelque peu restrictives : 1) la vision médiatique (spécifiquement centrée sur la sélection de dispositifs médiatiques à des fins éducatives) ; 2) la vision systémique embryonnaire (particulièrement centrée sur les activités d’apprentissage à l’exclusion des autres dimensions de la démarche systémique) ; 3) la vision systémique étroite (n’exploitant que très partiellement la démarche systémique) ; la vision systémique standard (le modèle ADDIE est caractéristique de cette vision). De son côté, G. Leclercq (2003) différencie trois champs d’activité de l’ingénierie : 1) l’activité d’ingénierie sociale (échelle macro-sociale, institutionnelle, étatique) ; 2) l’activité d’ingénierie de formation (échelle intermédiaire entre la dimension politique, économique et la mise en œuvre de terrain) ; 3) l’activité d’ingénierie pédagogique (échelle micro-sociale au niveau de la relation pédagogique et didactique).

En synthèse, Basque (p. 11) retient le terme d’ingénierie « pour désigner l’ensemble de la démarche de conception et de développement d’un système d’apprentissage ». Ce choix « présente l’avantage de contourner le problème mentionné plus haut du double usage du terme « design » (usage pour désigner l’ensemble du cycle de vie du système d’apprentissage et usage pour désigner l’une des phases de ce cycle). » Enfin, s’agissant du terme anglais instructional design, Basque le considère comme synonyme à celui d’ingénierie pédagogique dans la mesure où il s’agit d’un terme fréquemment présent dans la littérature.

Examinons à présent comment, dans un contexte particulier, celui du développement de la formation à distance, l’ingénierie, les technologies, mais aussi les modèles pédagogiques, peuvent évoluer de façon interdépendante.

Les contextes changent, l’ingénierie aussi : l’exemple de la FAD

En 2013, F. Henri lors d’une intervention croisée avec B. Charlier dans le cadre d’une conférence à l’École supérieure de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche (ESEN [7]), d’une part souligne l’importance de l’ingénierie pour la formation entièrement ou partiellement à distance et son évolution et, d’autre part, retrace brièvement les grandes étapes de l’évolution de la FAD au regard de l’évolution des technologies mais aussi de celle des courants pédagogiques.

Dans son historique de la FAD, F. Henri (2013), identifie des étapes dans l’évolution de la conception de la FAD et met en relation pour chacune de celles-ci les technologies de l’information et de la communication, les conceptions de l’apprentissage et les courants psychopédagogues et enfin des formes particulières d’ingénierie. Dans la phase d’émergence de la FAD (1840-1970), l’imprimé puis le téléphone semblent avoir eu pour fonction essentielle de « combler la distance » : il s’agissait, en se substituant à la transmission, d’assurer la diffusion des contenus, d’assurer leur accessibilité pour les apprenants distants. Dans les années 70, commence à émerger une première forme de scénarisation pédagogique. C’est à cette époque d’ailleurs que J. Basque (2017) date l’apparition du terme ingénierie pédagogique dans le domaine francophone.

Que s’est-il donc passé ? Après la Seconde Guerre mondiale, les médias de masse, la télévision, le cinéma, la radio, commencent à se développer très largement. Pour rendre l’information et la formation accessibles, la FAD adopte alors ces nouveaux médias en plus de l’imprimé et du téléphone auxquels elle recourait traditionnellement. La nouveauté réside dans une forme de scénarisation pédagogique inspirée de la scénarisation médiatique. Si cette dernière vise à informer et à divertir, la seconde vise, quant à elle, à motiver et à maintenir l’intérêt de l’apprenant, à favoriser sa compréhension pour lui permettre « d’apprendre devant un écran ». Le processus de scénarisation porte sur les contenus tandis l’apprenant est considéré comme un spectateur-récepteur. L’apprenant doit donc entrer en relation avec des objets d’apprentissage ; ainsi s’instaure un nouveau rapport au savoir. De notre point de vue, cette période correspond d’ailleurs à un moment clé dans l’histoire de l’utilisation des technologies à des fins d’éducation et de formation et cette première conception inscrit la scénarisation pédagogique dans un cadre d’un double processus communicationnel : former consiste à communiquer (Guislain, 1990) tandis que former à distance revient à s’appuyer sur les caractéristiques langagières des médias de masse et donc à mettre en œuvre des stratégies discursives propres à ces médias (Jacquinot, 1977 ; Meunier et Peraya, 1993-2010). Cette étape charnière pourrait correspondre aux visions « médiatique » et « systémique embryonnaire » du design pédagogique identifiées par J. Basque (2017).

Progressivement, cette forme de scénarisation évolue vers la scénarisation des activités de l’apprenant qu’elle structure, organise et accompagne dans une vision systémique. L’apprenant devient alors un acteur de sa formation. Cette conception centrée sur l’apprenant s’appuie sur les courants de l’apprentissage participatif ainsi que sur la théorie de l’activité. La principale question de l’enseignant n’est plus de savoir ce qu’il va enseigner, mais comment les apprenant vont apprendre. Le concepteur doit avoir une vision globale de la situation d’apprentissage et s’engager dans une démarche de planification rigoureuse des apprentissages pour permettre leur médiatisation Cette fois, on le voit, le moteur du changement de la FAD et de l’ingénierie se situe principalement dans les courants psychopédagogiques.

Se succèdent alors des périodes beaucoup plus courtes qui semblent dépendantes à chaque fois d’une innovation technologique. Dans les années 80, la micro-informatique, le multimédia et la télématique (courrier, listes, forums) bouleversent à nouveau le panorama de la formation à distance, mais aussi de la formation en général : l’innovation porte sur les contenus interactifs, la communication médiatisée par l’ordinateur (CMO) ininterrompue, l’apprentissage collaboratif, la possibilité de suivre l’activité de l’apprenant sur le réseau. Du point de vue pédagogique, de nouvelles stratégies d’apprentissage émergent accentuent la construction collective et sociale des connaissances. Dans les années 90, l’arrivée de l’Internet grand public et du Web informationnel modifie une fois encore le contexte technopédagogique de la formation : l’abondance des ressources disponibles, le rôle de l’enseignant, etc. Le Web renouvelle le mode de création et de diffusion des contenus et de la formation, la linéarité de la structure médiatique héritée de l’audiovisuel et du film doit s’effacer devant l’hypertextualité du Web, les équipes pédagogiques doivent acquérir de nouvelles compétences ou s’adjoindre de nouveaux professionnels (webmestres, par exemple).

Vient ensuite, dans les années 2000, la généralisation des environnements numériques d’apprentissage, LMS et autres plateformes, qui selon l’auteure constitue une aubaine pour les universités campus qui peuvent ainsi facilement mettre entièrement ou partiellement à distance leurs formations sans devoir prendre en charge elles-mêmes la conception et la réalisation de tels environnements informatiques. Nous pensons qu’à cette époque prévalent des formes d’ingénierie relevant de la vision « systémique étroite », définie par J. Basque comme démarche inspirée de l’approche systématique du design pédagogique et de « la vision systématique du processus » sans que toutes ses étapes ne soient respectées, comme l’évaluation des besoins et l’évaluation formative du système d’apprentissage (2017, p, 9). L’auteure résume cette vision par cette formule : « En deux semaines, vous deviendrez concepteur de systèmes d’apprentissage » et l’on comprend bien la raison de cet engouement pour cette vision de l’ingénierie. Dans les universités présentielles classiques qui adoptent ces environnements et, par conséquent, s’approprient progressivement et à des degrés divers le processus d’hybridation des formations (Deschryver et Charlier, 2014), il devient impératif de soutenir les enseignants de les aider à s’approprier ces nouveaux outils ainsi que les logiques sous-jacentes, étrangères à la formation universitaire présentielle. L’empressement avec lequel se développent souvent les projets institutionnels de mise à distance ou d’hybridation des formations implique souvent la simplification d’un processus pourtant complexe par des acteurs insuffisamment formés et, surtout, l’absence de toute perspective historique qui permettrait bien souvent de ne pas se heurter inlassablement aux mêmes écueils.

Enfin, dès 2004, apparaît le Web social, caractérisé par les « 3 C », « Communiquer, Collaborer, Créer » tandis que se répandent les technologies mobiles et ubiquitaires modifiant les comportements des internautes, mais aussi ceux des apprenants. Sans épouser une approche technocentrée, il faut bien reconnaître que l’évolution technologique rapide des TIC, leur obsolescence comme la course effrénée aux « dernières technologies » (Jacquinot, 2000) doivent être considérés comme un des facteurs de l’accélération de cette transformation dont on connaît la phase actuelle : la désertion des environnements institutionnels par les apprenants, la percolation des usages privés dans la sphère académique (Bonfils et Peraya, 2011 ; Peraya et Bonfils, 2012 et 2014). Cette période, qui voit l’émergence de la problématiques des environnements personnels d’apprentissage (EPA), pose bien évidemment une importante difficulté à l’ingénierie de la formation : comment concilier, en effet, les exigences d’une planification rigoureuse des processus d’enseignement et d’apprentissage, des stratégies de médiatisation et de médiation, bref du contrôle d’un environnement fermé, avec celles de la liberté et de l’autonomie de l’apprenant dans un dispositif largement ouvert et perméable aux comportements cognitifs, communicationnels, relationnels et sociaux qu’il développe dans sa sphère personnelle et privée (non académique).

Les TIC et les pratiques des enseignants universitaires

Dans la section précédente, l’article que nous avons analysé s’intéressait à l’évolution de l’IP en relation avec celle de la conception de la formation à distance, celle des universités à distance classiques, nées dans les années 70, notamment la Téluq. Mais l’on peut aussi changer de point de vue et s’intéresser à la pratique de l’enseignant universitaire, à la « cuisine des acteurs sur le terrain » (Albero, Linard et Robin, 2009, p. 11). C’est ce point de vue qu’adopte J. Basque (2004) en cherchant à comprendre ce que les TIC changent dans l’ingénierie pédagogique que pratiquent les enseignants universitaires. Pour l’auteure, quelles que soient les modalités d’organisation de la formation – entièrement ou partiellement à distance (hybridation), entièrement en présence –, les TIC ont largement contribué à complexifier les dispositifs d’apprentissage. Dès lors, leur conception et leur mise en œuvre nécessite des méthodes plus systémiques et plus rigoureuses que celles, intuitives et artisanales, qu’utilisent classiquement les enseignants. Pour notre part, nous estimons que le caractère intuitif de ces méthodes présuppose, que dans bien des cas, ces enseignants tentent de projeter sur les nouveaux dispositifs d’instrumentation de la formation des comportements et des pratiques liées à l’enseignement présentiel frontal. Nous pourrions, sans beaucoup nous tromper, faire l‘hypothèse qu’ils ne possèdent aucune méthode d’ingénierie explicite au sens des définitions que nous avons évoquées : méthode systématique et systémique de planification et de développement de l’enseignement, visant la rigueur et la recherche de cohérence entre les différentes composantes du cours (objectifs, stratégies pédagogiques, évaluation des apprentissages, média, etc.).
Dans les meilleurs de cas, ils construiraient progressivement à travers leur pratique une « vision systémique embryonnaire » (Basque, 2014, p. 9).

Quoi qu’il en soit, pour l’auteure, les TIC sont responsables de trois changements majeurs : a) l’enseignant doit assumer d’autres rôles dans le processus d’ingénierie ou déléguer certaines de ces tâches nouvelles à des professionnels spécialisés ; b) il dispose de nouveaux outils pour lui permettre de réaliser les tâches d’ingénierie aux différents étapes du processus ; c) il a besoin de formation et de soutien institutionnel « significatif » pour pouvoir adapter ses pratiques d’ingénierie au potentiel des TIC, mais aussi à leurs contraintes. On connaît bien la problématique du changement de rôle de l’enseignant universitaire : classiquement c’est à lui que revient l’ensemble des tâches de conception et de réalisation de son cours (planification, conception choix et réalisation des ressources et du matériel d’apprentissage) ; seule l’évaluation du cours est, dans bien des cas, déléguée à un service institutionnel particulier. Avec les TIC, « non seulement de nouvelles tâches apparaissent, mais les tâches se complexifient et font appel à des expertises variées (pédagogique, technologique, gestion, etc.), de sorte que, dans certains cas, il est nécessaire de confier ces tâches à plusieurs personnes au sein d’une équipe parce que le professeur n’a pas le temps ou les compétences pour les réaliser » (Basque, 2004, p. 9). La complexification du processus, implique donc une multiplication et une spécialisation des compétences qui nécessitent l’intervention des équipes pluridisciplinaires même si l’enseignant doit demeurer le maître d’œuvre et le responsable de son cours. Dans ces conditions, au sein de la communauté universitaire, il faut identifier et analyser ces nouvelles tâches, ces nouveaux rôles et ces nouvelles compétences, voir comment les distribuer, car le fonctionnement universitaire et sa culture peuvent en être profondément affectés. L’accessibilité de nouveaux outils d’aide à la réalisation des tâches du processus d’ingénierie pédagogique apparaît comme un facteur de changement important. J. Basque les classe en grandes catégories selon leurs fonctions. Parmi celles-ci, deux nous intéresseront particulièrement ici. La première regroupe les outils d’aide à la réalisation de tâches spécifiques à chacun des étapes du processus : outils de modélisation des connaissances, comme MOT ou G-MOT [8] ; des outils de modélisation et de structuration, autrement, d’aide à la scénarisation comme Compendium-LD [9] ou LAMS1 [10], des outils de création de « paquets » de contenus comme EXeLearning [11], GloMaker [12], Scenari Opale [13], etc. ; les systèmes de support à la performance (EPSS, soit Electronic Performance Support Systems) « offrent des gabarits, des modèles, du guidage et/ou des conseils pour faciliter la prise de décision du concepteur au cours même d’une démarche d’ingénierie pédagogique » (p.10) ; enfin les plateformes de diffusion et des gestions des formation, LMS, campus virtuels ou environnements virtuels d’apprentissage qui permettent souvent d’intégrer automatiquement et de déployer au sein de la plateforme des modules de cours, des grains ou des objets d’apprentissage standardisés construits dans différents outils de modélisation et de scénarisation évoqués ci-dessus. La seconde catégorie que nous mentionnerons comprend toutes les formes de répositoires de ressources et d’objets d’apprentissage (OA ou Learning Object, LO) qu’il s’agisse de sites d’échange et de partage de ressources ou de banque de données. Un objet d’apprentissage est un « grain », un « asset », de formation dont la taille peut varier d’un simple document imprimé ou d’une image à un cours complet. La caractéristique de ces objets est d’être réutilisables et réagençables dans des parcours de formation, dans des cours et dans des contextes d’apprentissage différents. La référenciation et les standards de métadonnées, dont les objectifs et les compétences visés, pour décrire les ressources d’enseignement et d’apprentissage – par exemple, SCORM (Sharable Content Object Reference Model) ou LOM (Learning Object Metadata) ont ici une place essentielle pour retrouver, identifier les OA, les agréger et les intégrer dans une plateforme de diffusion de la formation.

Tel est d’ailleurs le fondement d’une « nouvelle » conception de l’ingénierie, une « ingénierie pédagogique à base d’objets » (Paquette, 2014) qui propose, d’une part, de réutiliser et de partager les OA existants plutôt que d’en développer de nouveaux et, d’autre part, d’utiliser des environnements numériques d’apprentissage qui intègrent des outils de repérage, de référencement et d’agrégation d’OA. Cette ingénierie propose selon son auteur « une méthode permettant de représenter graphiquement les connaissances et les compétences, puis de les associer aux ressources d’apprentissage » et qui « peut contribuer à améliorer la qualité des environnements en ligne à chacune des phases de leur cycle de vie » notamment en intégrant des outils d’aide à la réalisation de tâches spécifiques adaptés à la conception de l’IP.

Ingénierie pédagogique et technologies : trois propositions à l’épreuve du terrain

Nous avons abordé par la voix de F. Henri (2019) la nécessité de l’ingénierie pédagogique et des technologies dans le contexte de la formation à distance. Nous avons également évoqué, en référence aux travaux de Basque (2004) les changements que peuvent engendrer l’intégration des technologies dans les pratiques d’ingénierie des enseignants. Voyons à présent plus concrètement comment ces différents éléments peuvent s’articuler et prendre corps à travers l’évocation de trois cas particuliers.

Du scénario médiatique au scénario pédagogique

F. Henri pointe les années 1970 comme le moment de transition entre un scénario médiatique et un scénario pédagogique. Plusieurs auteurs ont montré l’importance de ces années pour l’analyse des médias dans leurs usages éducatifs : avec le développement de la sémiologie et de la sémiopragmatique de la communication audio-scripto-visuelle, ils cessent d’être considérés comme de simples moyens de diffusion de l’information (des tuyaux) et acquièrent un statut d’objet de recherche, de construit théorique propre. À cet égard, F. Henri indique aussi l’importance des équipes de professionnels, notamment de « gens d’images » auxquels sont dévolues les tâches de médiatisation.

Ces années constituent aussi un moment clé pour l’articulation des sciences de l’éducation et de la communication. Nous ne reviendrons pas sur cet historique largement documenté (notamment Jacquinot, 1977/2004 ; Linard et Prax,1976 ; Linard, 1975, 1990/1996, Meunier et Peraya, 1993/2010 ; Peraya, 1984 et 2019). Par contre, nous nous attarderons sur l’analyse du discours filmique « à intention didactique » d’une part, sur les formes d’interactivité intentionnelle et fonctionnelle proposées par G. Jacquinot (1997), d’autre part. On se souviendra que dans son analyse du film documentaire sur la vie des hamsters, l’auteure montre que, dans ce type de film, les développements syntagmatiques de la bande image les plus nombreux (syntagmes de conceptualisation) sont ceux qui justement sont les moins nombreux dans les films de fiction (les différents types de syntagmes chronologiques). ll y a donc dans la construction discursive de ces deux types de discours filmique une différence fondamentale de nature. G. Jacquinot propose une taxonomie des syntagmes [14] de conceptualisation et d’intellection : syntagmes monstratifs ordinaire ou allusifs, syntagmes démonstratifs ordinaires, catégoriels ou comparatifs. Par des combinaisons successives, grâce au montage, de syntagmes de ces différentes catégories, il est alors possible de susciter chez l‘apprenant des opérations conceptuelles et cognitives indispensables à la compréhension du film.

Une autre piste suivie par l’auteure est celle des différents mondes de référence, des différents univers, que représentent les films à intention didactique. Le discours, en effet, comme le langage verbal crée des mondes par des actions langagières ; produire un film, une image, c’est, bien sûr donner à voir un certain monde. Sur ce point aussi, ils se différencient des films de fiction ou les films de spectacle (Peltier et Campion, 2017 et 2018 ; Campion, Peltier et Peraya, 2019). G. Jacquinot montrait à partir de l’analyse du film “Les Magdaléniens” [15] l’existence de trois mondes : a) le « monde de la classe » est pour elle l’univers de référence habituel du film pédagogique ; b) le « monde de tout le monde » (qu’elle appelle également « monde mondain ») est le monde extérieur (à la classe) ; c) le « monde du spécialiste » est le monde particulier de la science, caractérisé par ses notions et méthodes. (Campion, Peltier et Peraya, 2019, p. 79). Les passages, les ruptures entre ces différents univers contribuent à la construction d’opposition cognitives chez l’apprenant-spectateur.

Une troisième piste est celle de l’interactivité intentionnelle ou mentale. L’auteure développera un peu plus tard les notions d’interactivités fonctionnelle et intentionnelle proposées initialement par Barchechath et Pouts-Lajus (1990). Elle conserve la définition originelle de l’interactivité fonctionnelle entendue au sens d’une une interactivité machinique, « transitive » qui permet à l’utilisateur de rétroagir, par exemple sur un programme : elle « concerne la partie du logiciel qui gère la communication entre l’utilisateur et le hardware » (1996, non paginé). Quant à l’interactivité mentale, intentionnelle, intransitive, elle « permet à l’utilisateur de réagir mentalement, [elle] concerne la partie du logiciel qui gère la communication entre l’utilisateur et l’auteur du logiciel, présent à travers ses choix de contenu certes, mais aussi et surtout ses choix de structure et donc de navigation, de rhétorique, de contrat énonciatif… [...] C’est cette seconde interactivité qui permet au spectateur de déployer une activité sensorielle, affective et intellectuelle au service de l’interprétation du message » (ibid.). Il s’agit donc toujours de rendre un apprenant physiquement absent, mentalement présent. L’auteure conclut « Ce qui est en question, c’est le problème de la conception et de la réalisation d’un support de communication médiatisée, connu sous le nom de design pédagogique pour la réalisation de films ou d’émissions à vocation éducative » (ibid.). Ce qui pourrait apparaître comme une spéculation théorique est au contraire au cœur de notre questionnement.

Nous avons pris ce premier exemple, car la vidéo a connu un essor important avec la généralisation des Mooc, laissant penser à « un renouveau de la télévision éducative » (Peraya, 2017). Cette thématique a fait l’objet de la rubrique « Débat-discussion » de DMS durant l’année 2017 (numéros 17, 18, 19, 20). Et nous y renvoyons le lecteur pour plus de détails. Indiquons que la nécessité de renouer avec la production de vidéos dans le cadre des Mooc a contraint, d’une part, de nombreuses universités à passer d’un stade de production artisanale à un mode de production plus ou moins industriel caractérisé par une forte standardisation, elle-même dépendante des gabarits de conception et de réalisation propres aux Mooc et, d’autre part, à déléguer le processus de production à médiatique à des entités spécialisées, soit institutionnelles (services multimédia et informatique héritiers des services audiovisuels) soit externes (entreprises privées de production filmique ou télévisuelle). Mais qu’en est-il aujourd’hui de la scénarisation médiatique annoncée par F. Henri dans les années 70 ? Les propositions de scénarisation médiatique formulées dans la foulée des développements de la sémiologie de l’image et du film à intention didactique se sont-elles ancrées dans les pratiques d’ingénierie pédagogique ou alors sont-elles restées lettre morte ?

Des études exploratoires menées sur un corpus restreint de vidéos de Mooc produits à l’université de Genève (Peltier et Campion, 2017 et 2018 ; Campion, Peltier et Peraya, 2019) nous pousseraient à adopter la seconde hypothèse comme le laisse supposer la conclusion de leur étude de 2019 : « Les analyses de ce type permettent de souligner que beaucoup de vidéos de Moocs produites aujourd’hui semblent se caractériser, malgré quelques singularités, par une forme de magistralité plutôt traditionnelle et par une exploitation relativement limitée du potentiel relationnel et cognitif de ces dispositifs médiatiques. Sans doute la méconnaissance des cadres communicationnels de la sémiotique cognitive et de la sémio-pragmatique souvent constatée dans les milieux éducatifs peut-elle expliquer partiellement ce constat. » (p. 89).

Quelles remarques nous inspirent alors cette observation ? Elles portent sur le passage souhaité d’une scénarisation médiatique focalisée sur l’information et le loisir à une scénarisation pédagogique destinée à faire apprendre face à l’écran (Henri, 2013). À quels acteurs confier cette transition ? À des professionnels de l’image, vidéastes, infographistes et informaticiens ? À des ingénieurs pédagogiques ? L’exemple des vidéos des Mooc dans le contexte de l’université de Genève, montre en effet qu’il ne suffit pas de s’adresser à des professionnels de l’image ; ceux-ci produisent la plupart du temps selon les normes de la production d’informations en “collaboration” avec des enseignants, soulagés d’être déchargés des tâches de production qu’ils considèrent souvent, mais à tort, comme exclusivement techniques. Dans cette configuration, toutes les conditions sont réunies pour que se perpétue, à propos des médias, la conception du « tuyau » conforme d’ailleurs à une certaine conception de la transmission des connaissances. Dans les équipes pluridisciplinaires et multi-techniques de médiatisation, les compétences communicationnelles et discursives relatives aux dispositifs médiatiques semblent toujours faire défaut.

De la présence à la distance : introduire l’ingénierie

Prenons un deuxième cas. En 2010 l’Université de Cergy-Pontoise prend la décision de mettre à distance ses formations initiales et continues d’enseignants (MEEF, formation aux Métiers de l’Enseignement, de l’Éducation et de la Formation). En 2015, elle décide de transformer les ressources pédagogiques issues des formations présentielles en ressources numériques multimédias interactives. Pourquoi nous intéresser à cette expérimentation ? Tout d’abord, car elle rassemble les conditions de réussite de la mise à distance d’une formation présentielle et, dans ce cadre, de l’utilisation de la chaîne éditoriale OPALE pour assurer le processus de réingénierie des ressources imprimées utilisées en présence en ressources numérique adaptées à la formation à distance. Une seconde raison, personnelle celle-ci, nous a poussé à prendre ce projet comme exemple. F. Villemonteix en était le porteur et ce numéro de DMS lui est consacré. C’est notre façon de rendre hommage à un collègue et à un ami, à son travail et à ses apports considérables.

Lorsque l’université s’engage dans un processus de mise à distance de ses formations, elle cherche à répondre à l’accroissement des effectifs, à s’ouvrir à de nouveaux publics et à favoriser le développement des technologies et leurs usages (Gélis, 2015). Pour déployer ces nouvelles formations, l’université peut s’appuyer sur l’expérience acquise dans le cadre de la formation ACREDITÉ [16], qu’elle coordonne depuis 2010, sur l’existence de la plateforme ACOLAD, utilisée dans le cadre de cette formation et enfin de l’équipe pédagogique et technique expérimentée. Tout oppose cependant les nouvelles formations et ACREDITÉ : les premières visent à une massification de la formation tandis que la seconde ne concerne qu’un nombre relativement restreint d’apprenants, « un public de niche » (Gélis, 2015, p. 5) ; les enseignants amenés à mettre leur formation à distance n’en ont aucune expérience, alors que les enseignants et les tuteurs d’ACREDITÉ sont aguerris à l’enseignement et à l’accompagnement en ligne ; la formation ACREDITÉ est ouvertement inspirée des pédagogies socioconstructivistes et collaboratives, que soutient, par ses fonctionnalités de communication, d’échanges et de partage la plateforme ACOLAD tandis que les enseignants de ce nouveau MEEF à distance ne maîtrisent que les processus de l’enseignement présentiel ; enfin, ces nouvelles formations demandent, vu l’envergure du projet, des équipes et des responsables d’équipe alors que les trois enseignants d’ACREDITÉ, un par site, gèrent seuls la production de leur cours.

Le choix de ces responsables d’équipe en charge du pilotage de la conception des ressources et l’élaboration des scénarios pédagogique ne s’est pas porté sur les responsables des départements disciplinaires, acteurs qui auraient semblé « institutionnellement » les mieux placés pour assurer ces fonctions. Plusieurs raisons expliquent qu’ils ont été écartés : leur inexpérience de la distance, la méfiance vis-à-vis de la formation à distance et « la volonté de raccrocher au service pédagogique et technique compétent tout ce qui relevait de cette modalité d’enseignement » (Gélis, 2015, p. 7). Les premiers responsables d’équipe furent donc des enseignants « ordinaires » (ibid.) volontaires ; ils ont assuré cette responsabilité avec l’équipe de collègues, de pairs, que chacun d’eux s’était choisie. Dans son analyse, Gélis montre que tous les responsables d’équipes se sont fortement engagés dans ce projet, tous à la fois tuteurs, concepteurs, toujours actifs, inventifs et en recherche. Leur engagement, lié à leur intérêt pour leur projet, a largement contribué au succès de cette mise à distance, à la stabilisation du modèle et à la diffusion de ce modèle à l’ensemble des enseignants concernés, malgré certaines difficultés et certaines frustrations de ces derniers par rapport certaines caractéristiques de la distance qui ne correspondaient pas à leurs attentes ou leur représentations issues de la formation présentielle.

Après trois années, les pratiques de formation à distance se sont stabilisées, mais « sans prendre totalement en compte le modèle pédagogique voulu » (Gélis, Froye et Rebah, 2017, p. 106). De nombreuses pratiques héritées du présentiel se sont perpétuées à travers les nouvelles modalités de formation : la dimension collaborative entre les étudiants ne s’est développée, les ressources écrites étaient toujours celles des cours présentiels et les séances de communication écrite synchrone étaient construites sur le modèle des séances présentielles. Autrement dit, « les scénarios pédagogiques effectifs restaient ceux du présentiel » (ibid.). En conséquence, l’innovation initiale se réduisait progressivement à une innovation de type logistique et organisationnelle (Peltier, 2020) tandis que les enseignants semblaient se désengager. Pour relancer la dynamique de l’innovation et la motivation des enseignants, « un chantier d’envergure » a été lancé : concevoir et créer des ressources pédagogiques dont le contenus, le format, le rôle étaient adaptés à un scénario pédagogique cohérent, propice à l’apprentissage à distance.

En 2015, l’équipe porteuse du projet a décidé d’instrumenter le processus de conception et de réalisation des ressources pédagogiques en utilisant la chaîne éditoriale OPALE pour les raisons suivantes : « Nous y voyons un moyen d’accroître l’expertise de nos enseignants, de les valoriser en les formant à des outils qu’ils ne pratiquent pas et qui leur seront utiles dans d’autres contextes. Nous y voyons également un moyen de faire progresser l’efficience de l’enseignement à distance. » (ibid.) [17]. Il s’est agi d’une « refondation » des ressources, majoritairement issues des textes imprimés des cours présentiels, visant à produire des ressources multimédia, interactives et personnalisées. L’intérêt de cette démarche ne réside pas seulement dans l’utilisation d’un nouvel outil d’aide à une tâche spécifique (Basque, voir ci-dessus), mais « de mener une réflexion nouvelle sur les connaissances à expliciter et sur leur médiatisation » (p.107). Dans le processus, deux ingénieurs pédagogiques ont pris en charge l’écriture des cours sous la chaîne OPALE, pour décharger les enseignants de l’appropriation du logiciel, même s’ils avaient reçu une formation de base aux fonctionnalités générales du logiciel. Mais l’objectif était de ne pas détourner les enseignants de la dimension pédagogique et didactique du processus de réécriture. Très vite, enseignants et ingénieurs pédagogiques furent amenés à collaborer afin d’élaborer les ressources tandis que les apprenants furent associés aux phases d’évaluation. La recherche qui montre l’intérêt et la réussite globale de la démarche, soulève le problème des acteurs qui prennent en charge l’écriture des ressources sous OPALE. Le travail est long, voire coûteux, et une bonne maîtrise du logiciel est indispensable, mais certains enseignants souhaitent et peuvent acquérir les compétences nécessaires.

Pourquoi nous être attardés sur ce cas particulier ? Il s’agit, à partir d’une décision institutionnelle, de l’introduction d’une démarche d’ingénierie pédagogique rendue nécessaire par la volonté de mettre à distance une formation présentielle, puis de procéder à la réingénierie des ressources pédagogiques dans un contexte caractérisé par de des pratiques individuelles artisanales (non réfléchies en termes d’ingénierie) de production de leurs ressources pédagogiques. Toutes les caractéristiques de l’ingénierie décrites ci-dessus comme les effets des TIC sur la pratique des enseignants universitaires (Basque, 2004) se retrouvent dans cette évolution : processus de massification, standardisation des formation, modularisation des ressources, division du travail, standardisation des formats, utilisation des technologies (plateforme et outils de production de ressources), formation des enseignants aux nouveaux outils et aux nouvelles compétences technopédagogiques, etc. Gélis (2105) montre aussi comment cette démarche engage l’institution ainsi que les enseignants dans un processus d’industrialisation de la formation. Avec ses collègues (Gélis et al., 2017), il montre enfin quelles sont les difficultés, mais aussi quelles sont les conditions de succès, de pérennisation d’une telle innovation. La mise à distance de ce master modifie en même temps l’organisation et la gestion de nombreux aspects institutionnels : prise en compte des heures de formation des enseignants aux nouvelles compétences, rétribution des enseignants pour la réaction des ressources, organisation d’un tutorat, organisation des évaluation finales communes aux deux masters, présentiel et à distance, passation des épreuves sous surveillance distante pour les apprenants résidant hors du territoire métropolitain, etc. Enfin, ce projet est conçu et organisé comme une véritable recherche-innovation.

Environnements personnels d’apprentissage et ingénierie

Le troisième « cas » que nous aimerions soumettre à la discussion pourrait apparaître comme un frein à l’ingénierie pédagogique ou, en tout cas, selon l’expression de F. Henri (2014) comme un paradoxe. L’ingénierie, comme nous l’avons décrite, semble s’appliquer à des dispositifs de formation relativement fermés, organisés et contrôlables. Or les apprenants ont tendance à fuir les environnements institutionnels pour organiser leur espace numérique de travail à partir des logiciels et des applications qu’ils utilisent dans leur sphère personnelle et de loisirs. Les étudiants importent ainsi dans la sphère académique leurs usages personnels des technologies, leurs pratiques communicationnelles et informationnelles, leurs comportements relationnels, autrement dit leur « culture d’Internet », fondée sur la communication, la collaboration, le partage et la co-production. Ils construisent des environnements virtuels de travail et d’apprentissage plus proches de leurs environnements personnels, voire intégrés à ceux-ci. Ils sont conçus et réalisés, selon leurs besoins propres et leurs usages personnalisés (Attwell, 2007 cité par Peraya et Bonfils, 2014, p. 2). A côté des environnements institutionnels d’apprentissage (EIA) émergent donc des environnements personnels d’apprentissage (EPA) perçus par les apprenants comme plus flexibles, plus souples, plus adaptables. Ce comportement est d’ailleurs largement documenté par de nombreuses études empiriques descriptives (notamment, Bonfils et Peraya, 2011 ; Fluckiger, 2011 et 2014 ; Peraya et Bonfils, 2012 et 2014).

Dans son texte, et c’est ce qui nous intéresse particulièrement dans le cadre de cette rubrique, F. Henri décrit de façon fort pertinente les conséquences de cette évolution pour l’ingénierie pédagogique : “En milieu éducatif, on tente d’incorporer ce nouveau phénomène comme composante des systèmes de formation. Mais l’idée que l’apprenant puisse se doter d’un EPA en marge de l’environnement prévu par l’institution et hors de son contrôle est déstabilisante. Comment cet idéal d’environnements personnels construits au goût et selon les besoins de chacun peut-il s’intégrer dans un système qui prescrit l’apprentissage et qui dicte la manière d’apprendre ? Comment un système de formation, normalisé, peut-il fonctionner si sa composante principale, l’apprenant, jouit d’un degré de liberté que les approches classiques de la planification éducative et d’ingénierie pédagogique sont incapables d’absorber ? Le paradoxe entre la planification rationnelle de la formation et une plus grande liberté de l’apprenant n’est pas nouveau [...] En s’opposant à la rationalité technique au profit d’une plus grande flexibilité, ces modèles demeurent néanmoins confrontés à une contradiction. Comme le souligne très justement Dessus (2006), « atténuer le caractère prescriptif du design pédagogique revient à renoncer à sa fonction première. » (2014, p. 122).

F. Henri (2014), dans un numéro spécial de la revue Sticef, a analysé la genèse des recherches sur les EPA, cherchant à les définir et à leur donner un statut d’objet de recherche. Ayant adopté le principe que c’est le point de vue qui crée l’objet, elle analyse ensuite les différentes manières dont les EPA ont été problématisés et théorisés. Enfin, l’auteure s’intéresse à deux recherches dont elle rapporte les principaux résultats.

La première (Valtonen et al., 2012, cités par Henri, 2014, p. 140) analyse les EPA construits par des étudiants de 26 à 40 ans, de six disciplines différentes et utilisés durant une année académique « de manière régulière pour apprendre » (ibid.). Les chercheurs ont identifié des EPA de degrés de complexité différents, les plus riches et les plus complexes ayant été construits par des étudiants en informatique. Ils ont été surpris par les résultats qui « montrent que mêmes les plus jeunes ne savent pas utiliser les fonctionnalités du web social dans un contexte d’apprentissage formel » d’une part et, d’autre part, que les apprenants éprouvent des « difficultés à participer, à collaborer et à maintenir des interactions de qualité avec les autres apprenants » (ibid.). La difficulté ne résiderait donc pas dans l’assemblage d’applications et de services Web pour construire un EPA, mais bien « dans le développement de pratiques qui exploitent efficacement les technologies pour apprendre » (ibid.). Ces observations soulèvent deux questions. La première est celle du transfert des pratiques personnelles dans un cadre formel d’apprentissage tandis que la seconde porte sur la nécessité de former les apprenants à une littéracie numérique élargie. L’hypothèse de la percolation des usages de la sphère privée à la sphère académique est cependant loin de faire l’unanimité parmi les chercheurs. Pour C. Fluckiger (2011 et 2014), le même artefact peut être le support de plusieurs processus d’instrumentation et d’instrumentalisation différents. Il n’y aurait donc pas réellement de transfert d’usages et dès lors, les compétences de littéracie pourrait constituer une réponse aux deux questions.

La deuxième recherche qu’évoque F. Henri (2014) est celle de Väljataga et Laanpere (2010). Il prend place dans le cadre d’un cours en ligne qui vise la réalisation d’un projet d’apprentissage personnel et par la création d’un EPA (p.121). Il s’agit pour l’apprenant d’exercer sa faculté d’autocontrôle, “défini comme une expression de l’auto-direction et les EPA conceptualisés comme un moyen de développement du contrôle” (ibid.). La volonté des chercheurs est de se tourner vers des formes des design pédagogique plus ouvertes, moins prescriptives. L’expérience d’apprentissage se déroule en deux phases : la première, dont l’objectif est que chaque étudiant se définisse un projet personnel, dont il assurera la réalisation et le contrôle, se déroule dans Moodle ; le seconde est organisée à partir du blog personnel de chaque apprenant qui devient le centre de son EPA. Sur les 77 étudiants inscrits 18 ont abandonné très tôt et 12 ont été mis en échec. Les causes de ces résultats semblent être la nouveauté de la tâche et les difficultés de construction d’un EPA pour ceux qui ne connaissaient que « les environnements d’apprentissage fermés, structurées et prédéfinis » (p.142). Cette fois encore les apprenants qui possédaient des connaissances en informatique ont connu des meilleurs résultats.

Le troisième exemple que nous présentons brièvement est une étude empirique longitudinale menée dans le contexte de l’UFR Ingémédia de l’Université de Toulon. L’objectif n’était pas d’y expérimenter un EPA. Il s’agissait d’observer l’abandon progressif par les étudiants des environnements institutionnels au profit d’EPA composés de messageries instantanées (Skype, MSN, Adobe Connect, Messenger), de Facebook ainsi que les différentes applications de l’univers Google (Gmail, Google Docs, Google Apps, Google Agenda, etc.). Le second objectif était de comprendre les critères qui guidaient les étudiants dans leurs choix et comment ceux-ci se négociaient, puis étaient mis en œuvre, dans le travail des groupes. La particularité de la plupart des enseignements dispensés dans le cadre de l’UFR Ingémedia Réa Co est que les étudiants travaillent en groupe et que leur environnement paraît être autant un environnement de travail qu’un environnement d’apprentissage.

L’enquête menée en 2009-2010 a montré, par exemple, que les dispositifs personnels de communication étaient utilisés 8 fois plus que les dispositifs équivalents embarqués dans les plateformes (Peraya et Bonfils, 2012, § 21). La deuxième enquête de 2010-2011 a confirmé le désinvestissement des environnements institutionnels au profit des dispositifs « grand public » notamment à cause de l’importante augmentation du taux d’équipement et d’utilisation des Smartphones (selon les groupes de projet, jusqu’à 80 % des étudiants interrogés en possèdent un) (op.cit., § 39). Lors de la troisième enquête (2012-2013), le smartphone – chaque étudiant en possède un – est devenu le principal terminal de notification et de communication tandis que Facebook s’est imposé comme l’espace central des EPA, lieu où se construit et se vit l’ « être ensemble » et à partir duquel s’organisent les fonctions de gestion de l’information, le partage des ressources et des dossiers et enfin de production des documents, des « livrables » tant écrits que multimédias (Peraya et Bonfils, 2014).

Dans ce contexte, l’adoption généralisée des EPA est bien évidemment liée au développement des technologies du web, aux réseaux sociaux, aux applications mobiles et ubiquitaires, l’hyperconnexion et au rôle central du smartphone. Mais ce n’est nullement le seul facteur. Le contexte pédagogique d’Ingémédia, qui est une formation professionnalisante, fondées sur la mise en œuvre de réalisations collectives (Réa Co) de 2 à 3 crédits. Ces dernières rompent avec la forme universitaire classique notamment sur les aspects suivants : a) l’organisation de chaque Réa Co, selon des modalités hybrides ; b) chaque Réa Co est organisée comme projet professionnel plus proche possible de la réalité professionnelle ; c) la posture de l’enseignant qui assume principalement un rôle d’accompagnateur au même titre que les partenaires professionnels associés aux projets et qui jouent le rôle de « commanditaires » ; d) un grand degré d’ouverture du dispositif puisque, si les objectifs et les échéances des projets sont définis par les formateurs, les étudiant sont entièrement libres de décider des modalités d’organisation et de réalisation de leur projet de groupe. Les étudiants sont d’ailleurs encouragés à utiliser les environnements d’apprentissage et de travail qui leur conviennent. Si l’on substitue au terme d’individu celui de groupe, on peut donc considérer que ces environnements sont des EPA au sens donné par F. Henri « lorsqu’un individu s’engage intentionnellement dans un projet d’apprentissage qu’il a lui-même défini » (2014, p. 132).

Pour F. Henri, la recherche de Valtonen et al. conceptualise l’EPA comme un ensemble d’artefacts, tandis que celle de Väljataga t Laanpere s’inscrit dans une conception plus globale dans laquelle les EPA constituent un élément du design pédagogique du cours ; EIA et EPA y auraient donc chacun une place complémentaire. L’observation des usages des technologies dans le cadre des Réa Co fait apparaître une situation encore différente dans la mesure où la construction par les groupes d’étudiants d’EPA de « groupe » se réalise, certes avec l’encouragement des enseignants, mais de façon totalement autonome et clivée dans la mesure où l’environnement institutionnel n’assure plus que des fonctions extrêmement générales liées au scénario global des Réa Co, tandis que l’ingénierie de projet comme celle de l’environnements des groupes est entièrement prise en charge par chacun de ceux-ci. Par ailleurs, on ne peut considérer chacun de ces environnements comme un simple agencement de dispositifs ou de services particuliers : il est vécu subjectivement par les membres de chaque groupe comme leur espace social, leur « être-là » dans lequel s’organisent les relations de travail et d’apprentissage à travers des mécanismes décisionnels dont ils assurent le contrôle et la régulation sociale (Bonfils et Peraya, 2016).

F. Henri s’intéressant aux formes d’ingénierie moins prescriptives évoquait la possibilité d’un méta-design : « Ainsi, ce n’est plus les apprentissages qui font l’objet d’une prescription mais plutôt la méthode de conception visant à obtenir des environnements non prescriptifs capables de soutenir les apprenants dans la définition de ce qu’ils vont apprendre. On parle alors de méthodes de méta-design ou de la conception de la conception [18]. » (p. 122-123). Il n’est pas sûr qu’en déplaçant le caractère prescriptif à un niveau méta on dépasse le paradoxe relevé de manière très pertinente par l’auteure. Déplacer serait-ce dépasser ? Rien n’est moins sûr.

Conclusion : questions pour un débat

Les deux questions posées par F. Henri, « Quel changement à l’ère du numérique ? » et « Quelle ingénierie pour y répondre ? » dans son article de 2019 et relayées au début de ce texte sont bien évidemment pertinentes. Elles présentent pourtant un air de déjà vu et appellent quelques réflexions.

La nécessité d’un changement de paradigme de l’enseignement et de l’apprentissage à la lumière de différents facteurs revient en effet régulièrement dans les discours aux différents niveaux macro-, méso- et micro-social décrits par G. Leclercq (2003). On pourrait se poser la question de savoir, par exemple, si la capacité à faire preuve d’autonomie dans les apprentissages est devenue plus indispensable aujourd’hui qu’hier. On pourrait se demander également si la maîtrise des compétences informationnelles est une nécessité nouvelle. La surabondance d’informations dont fait état F. Henri, et surtout la nature disparate de celles-ci, constitue certes une exigence supplémentaire pour former les apprenants à la maîtrise d’un certain nombre de compétences numériques et informationnelles. Un lien explicite entre compétences informationnelles et réussite aux études avait pourtant été établi par A. Coulon à partir des années 1990 déjà ; cela ne constitue donc en rien une nouveauté. Quant aux capacités d’autonomie et d’autorégulation, celles-ci sont, de longue date, considérées comme indispensables pour l’accomplissement des parcours d’apprentissage, particulièrement à distance (Albero, 2000 ; Jézégou, 2008 ; Cosnefroy, 2012). De la même façon, on annonce depuis des années un renouveau de la pédagogie, une transformation des modèles centrés sur l’enseignement vers des modèles centrés sur l’apprentissage [19]. Si cette transformation s’est réalisée partiellement, à la faveur d’initiatives isolées, de plus ou moins grande envergure, la révolution annoncée ne s’est pas produite.

Serions-nous donc aujourd’hui dans une dynamique politique, sociale, économique, technologique, etc. qui rendrait ce changement de paradigme d’enseignement et d’apprentissage et ce renouvellement des pratiques ingénieriales incontournable ? Si tel est le cas, à quelle(s) demande(s) cette transformation répond-elle aux niveaux macro-, méso- et micro-sociaux et quelles pourraient être les conditions de sa pérennisation ?

Le passage de l’artisanat à la standardisation qui constitue l’un des fondements de l’ingénierie pédagogique s’est-il réalisé dans les universités ? Qui sont les acteurs de l’ingénierie aujourd’hui et comment les former pour demain ? A quoi ressemble la « cuisine » de l’enseignant au quotidien dans le contexte d’hybridation des formations, des Mooc et de la multiplicité des environnements (personnels) d’apprentissage ?

Les changements observés touchent-ils à l’ingénierie pédagogique elle-même ou aux modèles de design, plus sensibles au contexte (approches pédagogiques, technologies utilisées, etc.) ?

Comment concilier la rigueur prescriptive de l’ingénierie pédagogique avec la nécessité de s’ajuster aux spécificités des apprenants et à leurs usages ? En d’autres termes, une ingénierie non prescriptive est-elle possible ?

Telles sont, parmi d’autres, les questions que nous soumettons aux contributrices et aux contributeurs du débat de cette année.

Bibliographie

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Référence électronique

Daniel Peraya et Claire Peltier, « Ingénierie pédagogique : vingt fois sur le métier remettons notre ouvrage… », Distances et médiations des savoirs [En ligne], | 2020, mis en ligne le 15 mars 2020, consulté le 25 mars 2020. URL : http://journals.openedition.org/dms/4817

Licence : CC by-sa

Notes

[1L’auteur associe les théories et méthodes d’ingénierie à différents courants ou modèles pédagogiques et dont l’émergence suit une certaine chronologie : le courant behavioriste tout d’abord, puis le courant cognitiviste, le courant constructiviste et, enfin, le courant narratif.

[2Cette citation rend compte de la complexité que représente l’appropriation d’une méthode d’ingénierie telle que MISA. Il nous apparaît toutefois que cette difficulté est susceptible de toucher tous les ordres d’enseignement.

[3Cette citation rend compte de la complexité que représente l’appropriation d’une méthode d’ingénierie telle que MISA. Il nous apparaît toutefois que cette difficulté est susceptible de toucher tous les ordres d’enseignement.

[6À ce propos, Basque (2017, p. 8) évoque la définition de Koper (2006, p. 13) selon laquelle le learning design concernerait « the description of the teaching-learning process that takes place in a unit of learning (e.g., a course, a lesson or any other designed learning event) ».

[7Devenue en janvier 2019 l’Institut des hautes études de l’éducation et de la formation (IH2EF) (http://www.ih2ef.education.fr/)

[8Devenue en janvier 2019 l’Institut des hautes études de l’éducation et de la formation (IH2EF) (http://www.ih2ef.education.fr/)

[16Cette formation entièrement à distance, connue d’abord sous le nom d’UTICEF, était initialement portée par les universités de Strasbourg, Mons et Genève avec un soutien de l’AUF. Elle avait pour objectif de former aux nouvelles technologies des responsables de formation et des enseignants universitaires (Peraya, Depover et Jaillet, 2013). En 2010 l’Université de Cergy-Pontoise a succédé à l’Université de Strasbourg dans le consortium.

[17Voir aussi le témoignage de J.-P. Chevalier dans ce numéro.

[18En italiques dans le texte

[19Dans son parcours terminologique consacré au learning design, Baron (2011) évoque un rapport de l’OCDE daté de 1971 qui "juge nécessaire de passer d’un « système d’apprentissage centré sur le professeur » à un « système fondé sur l’environnement », où les relations « entre l’élève et la source d’instruction » changent, où on favorise des situations dans lesquelles les apprenants sont « actifs », par rapport à celles, traditionnelles, où ils sont réputés plutôt passifs."

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