Au cours de cette crise sanitaire, qui précède d’autres tempêtes bien plus terribles causées par le réchauffement climatique, je suis resté enseignant. Les cours eurent donc lieu en ligne et en faisant au mieux. Sujet : la thermodynamique, c.-à-d., la science de la chaleur, source de mouvement.
J’ai repris, un soir après le cours, les Réflexions sur la puissance motrice du feu que Sadi Carnot a publié à 27 ans en 1824, 8 ans avant de mourir du choléra, et à l’aube de la Révolution industrielle. J’avais oublié. Je suis resté interdit devant les toutes premières pages.
Je fais de la physique depuis bientôt un demi-siècle. Je l’enseigne depuis un quart de siècle. Avec toujours un grand plaisir, malgré une interrogation, voire un doute, grandissant. J’enseigne, à l’entrée de l’université, des connaissances qui étaient disponibles bien avant ma naissance. Comme pratiquement tous les enseignants de physique sur Terre. Finalement je les enseigne comme je les ai apprises. Le premier principe de la thermodynamique, c’est la conservation de l’énergie. Elle est intemporelle et s’impose à tous. Alors d’où me viennent cette interrogation et ce doute quand je suis en cours avec des gens de 20 ans, acteurs du monde de demain, eux qui déjà vivront l’impact terrible des transitions irréversibles qui s’avancent, changement climatique et effondrement de la biodiversité en tête ?
« Les Réflexions sur la puissance motrice du feu » de Sadi Carnot
J’ai donc enseigné la thermodynamique en première année de Licence cette année encore, avec les machines thermiques et le cycle de Carnot au cœur de la transmission. En 1824, le jeune Sadi Carnot publie ses Réflexions sur la puissance motrice du feu et sur les machines propres à développer cette puissance. En une centaine de pages, il fonde ainsi ce qui deviendra la thermodynamique baptisée ainsi, 20 ans après sa mort, par William Thomson et vient ainsi donner des bases théoriques à la machine à vapeur. Vingt ans plus tard aussi, Rudolf Clausius introduira l’entropie qui complètera le tableau.
Au passage, Sadi Carnot rationalise et fonde en théorie les pratiques des ingénieurs, et prend la mesure des effets de l’ensemble sur les changements déjà en cours à son époque, sur leurs développements à venir et sur la transformation du monde qui en résultera. A posteriori on ne peut qu’admirer !
« Si quelque jour les perfectionnements de la machine à feu s’étendent assez loin pour la rendre peu coûteuse en établissement et en combustible, elle réunira toutes les qualités désirables, et fera prendre aux arts industriels un essor dont il serait difficile de prévoir toute l’étendue. »
« Elles (les machines à feu) paraissent destinées à produire une grande révolution dans le monde civilisé. »
Deux siècles plus tard, on peut mesurer toute l’étendue de cette grande révolution. La puissance motrice du feu, c’est-à-dire la maîtrise de la chaleur produite par la combustion des combustibles fossiles, charbon, pétrole et gaz, a radicalement changé le monde.
« La navigation due aux machines à feu rapproche en quelque sorte les unes des autres les nations les plus lointaines. Elle tend à réunir entre eux les peuples de la terre comme s’ils habitaient tous une même contrée. Diminuer en effet le temps, les fatigues, les incertitudes et les dangers des voyages, n’est-ce pas abréger beaucoup les distances ? »
Carnot avait anticipé l’explosion des voyages voire la mondialisation des échanges qui s’en suivirent en des termes toujours d’actualité. Déjà le village planétaire est là.
Carnot et la civilisation thermo-industrielle
L’approche scientifique de Carnot est d’une puissance incroyable. Elle part notamment des machines développées autour des mines de charbon. Avec cette analyse advient un saut conceptuel inouï :
« Partout où il existe une différence de température, il peut y avoir production de puissance motrice. »
Il faut disposer de deux températures : une chaude et une froide pour construire une machine thermique comme un moteur de voiture ou une centrale thermique. Plus le point chaud est chaud, mieux c’est. Plus le point froid est froid, mieux c’est. C’est toujours vrai, y compris pour le nucléaire.
Ce concept est au cœur de ce que l’on appelle de plus en plus aujourd’hui la civilisation thermo-industrielle (Voir les interventions de l’économiste Gaël Giraud par exemple). Une civilisation déjà décrite en 1824 par Sadi Carnot en introduction de son texte scientifique fondamental.
L’humanité brûle toujours plus
Ça aussi Sadi Carnot l’a écrit :
« C’est dans cet immense réservoir que nous pouvons puiser la force mouvante nécessaire à nos besoins ; la nature, en nous offrant de toutes parts le combustible, nous a donné la faculté de faire naître en tous temps et en tous lieux la chaleur et la puissance motrice qui en est la suite. »
Pour ce faire, nous avons brûlé d’abord des arbres, puis rapidement du charbon, enfin du gaz et du pétrole. Massivement. Pour faire fonctionner plus d’un milliard de véhicules à moteurs essence ou diesel, et pour produire encore aujourd’hui l’essentiel de l’électricité qu’utilise près de 90 % de l’humanité.
L’article « Moteurs thermiques » de l’Encyclopédie Universalis écrit au XXe siècle démarre par une courte introduction sur les moteurs à essence et diesel, et cadre immédiatement son propos par le rendement de Carnot et ses deux températures. Enseigner cette partie de la thermodynamique ainsi, c’est se situer dans la droite ligne de l’introduction de Sadi Carnot.
Donc j’enseigne encore comme toujours, la puissance motrice du feu au cœur de la civilisation thermo-industrielle qui n’est ni durable, ni soutenable. Et pourtant je ne boude pas mon plaisir. J’enseigne aux étudiants ces machines thermiques idéales, le cycle de Carnot associé et son rendement, avec l’entropie à la clé.
C’est un morceau de physique d’une puissance, d’une subtilité et d’une élégance toujours fascinantes. Le faire découvrir à des étudiants est un privilège constant. Comme mes professeurs il y a 40 ans, dans le cadre du cours, je souligne que la maîtrise de ces connaissances est incontournable : « A savoir pour la vie ! Et même si la plupart d’entre vous ne fera rapidement plus de physique ! » Bien sûr, car il y a plus d’un milliard de moteurs à combustion dans le monde.
Civilisation thermo-industrielle : fin de partie en vue
Mais aujourd’hui, j’en ai peur, nous avons affaire à un problème méchant :
« Les transports sont responsables de près de 30 % des émissions totales de CO2 de l’Union européenne. Parmi ces émissions, 72 % proviennent du transport routier. »
En son temps, Sadi Carnot a décrit clairement le potentiel de progrès pour l’humanité dans la maîtrise de la chaleur pour produire du mouvement. Deux siècles plus tard, la partie s’est jouée comme il l’a anticipé. Mais nous savons aujourd’hui qu’elle ne peut pas continuer ainsi. La brutalité des effets du réchauffement climatique dû au dioxyde de carbone relâché dans l’atmosphère est là comme un sous-produit inévitable de cet immense feu planétaire. Le programme de Sadi Carnot établi il y a 200 ans n’est plus un avenir possible pour l’humanité.
L’énergie conditionne tout
Les lignes écrites par Sadi Carnot se fondaient sur une vision scientifique et rationnelle du futur de son temps. Aujourd’hui on pourrait l’imaginer cherchant avec nous une autre voie. Sa vision serait certainement construite sur les remarques suivantes :
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les connaissances scientifiques fondamentales fondées expérimentalement ne se négocient pas,
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leur utilisation rationnelle est nécessaire comme l’ont montré la variété des réponses et leur différence d’efficacité dans la crise sanitaire en cours,
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il y a en conséquence des observations et des prévisions comme celles associées au réchauffement climatique qui sont aussi objectives et robustes que désagréables.
Il ne s’arrêterait probablement pas là. Il a été un des chercheurs, qui ont fait émerger un nouveau paradigme pour le futur de l’humanité. On peut penser qu’il se situerait à nouveau à cette hauteur dans la réflexion :
« C’est à la chaleur que doivent être attribués les grands mouvements qui frappent nos regards sur la terre ; c’est à elle que sont dues les agitations de l’atmosphère, l’ascension des nuages, la chute des pluies et des autres météores, les courants d’eau qui sillonnent la surface du globe et dont l’homme est parvenu à employer pour son usage une faible partie. »
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Cette première phrase de son livre nous semble aujourd’hui évidente. L’était-elle aussi de son temps ? Je ne sais pas vraiment. Il souligne d’une part l’importance des mouvements naturels dus à la chaleur, induits par le rayonnement solaire qui frappe la Terre et d’autre part que nous n’accédons qu’à une faible partie de ces énergies, dites aujourd’hui renouvelables. Ça, ça reste vrai.
Cet article veut s’inscrire dans la transformation de l’université à laquelle nous appelle le climatologue Jean Jouzel :
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Joel Chevrier does not work for, consult, own shares in or receive funding from any company or organisation that would benefit from this article, and has disclosed no relevant affiliations beyond their academic appointment.
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