Le bricolage et l’ingénierie sont deux figures, deux approches, deux démarches que parait tout opposer. Ici, où l’aptitude serait développée par le faire, elle serait, là, initiée par l’organisation et la modélisation. Ici, l’induction, là, la déduction.
Dans le digital learning, les institutions contraignent souvent les individus promus tuteurs à distance à s’adapter subito, à faire preuve de créativité, à transférer à la situation distancielle, leurs pratiques présentielles de l’accompagnement, bref à bricoler. Puis, dans le meilleur des cas, à tirer progressivement de leurs expériences sinon des modèles, du moins un savoir-faire repéré et énonçable.
Depuis une quinzaine d’années, j’ai avancé l’idée d’ingénierie tutorale en soulignant qu’il n’était ni raisonnable ni responsable pour les institutions de transférer entièrement la responsabilité de la qualité des services tutoraux aux seuls tuteurs à distance. Cette démarche d’ingénierie, pour ceux qui la découvrent, relève bien de la démarche déductive. Ainsi, les étudiants auprès desquels j’interviens dans le master MFEG de Rennes 1, le plus souvent sans expérience de l’accompagnement des apprenants à distance, sont d’abord amenés à prendre connaissance des méthodes, livrables et actions de l’ingénierie tutorale avant de les mettre en pratique. Or, mes propositions ne sont que le résultat de ma pratique de tuteur à distance et de consultant, soit une mise à distance réflexive de nature inductive.
Lors des formations de tuteurs à distance que j’anime, si une part importante est donnée à la pratique et qu’elles sont bâties sur le principe de l’isomorphisme entre les situations vécues comme apprenant et celles que les apprenants auront comme tuteurs à distance, c’est bien une démarche déductive qui est le plus souvent favorisée car se révélant plus adaptée aux contraintes de temps et de coûts imposées par les donneurs d’ordre.
La pensée complexe, et avant elle la dialectique, nous enseignent que les pôles contraires se servent l’un l’autre, plus, ne peuvent exister en l’absence d’un seul. Bricolage et ingénierie sont donc à considérer comme un couple indissociable et nécessaire. Ce sont les allers-retours de l’individu, de l’un à l’autre, à force de boucles rétroactives, qui lui permettent de dépasser les limites de l’ingénierie et du bricolage et de nourrir ce que d’aucuns nomment l’expertise. Il faut à l’individu, à la fois et successivement, successivement et à la fois, vouloir, pouvoir et savoir parcourir le chemin spiralé du modèle à l’improvisation et de l’improvisation au modèle. Se nourrir à chacune des mamelles du tutorat à distance pour grandir et devenir un tuteur à distance expérimenté.
Le bricolage tutoral
Bricoler, c’est refuser l’application stricte d’un modèle, aussi performant qu’il puisse paraître. C’est savoir prendre la situation réelle pour ce qu’elle est et non pour sa description. Le seul Maître du bricolage est la situation. Pour ce faire, le tuteur à distance doit être capable de flexibilité, de discernement et de ce tour de main qui n’est pas transférable, même s’il peut être observé, comme Michel de Certeau l’a fait pour les gestes du quotidien.
Bricoler le tutorat, c’est alors identifier les tâches de soutien à réaliser à destination de l’apprenant et choisir les moyens permettant de s’en acquitter, cela sans suivre une procédure établie mais faire avec les « moyens du bord ». Ce compromis entre l’intention et les moyens disponibles font que le résultat de l’intervention tutorale est forcément décalé. Décalage que l’on retrouve dans toute communication, et tutorer à distance est toujours une action de communication, entre ce que je pense, ce que je dis, ce qui est entendu, ce qui est compris, ce qui est utilisé par mon interlocuteur. Dans « La pensée sauvage » Lévi-Strauss a cette formule éclairante : « Une fois réalisé celui-ci [ici le résultat de l’intervention tutorale] sera donc inévitablement décalé par rapport à l’intention initiale (d’ailleurs simple schème), effet que les surréalistes ont nommé avec bonheur « hasard objectif ». Aussi, les interventions tutorales seraient à réaliser sans les subordonner aux effets qui en sont attendus afin d’ouvrir un espace relationnel entre le tuteur et l’apprenant, où le fortuit et la poésie qui est sienne puisse s’épanouir et être agissante.
Bricoler le tutorat serait mettre l’accent sur la relation à établir avec l’apprenant, ouvrir des possibles, pratiquer l’écoute active, s’autoriser la spontanéité, mais également faire avec les moyens contingents, recourir à la guidance, conseiller, réfléchir son action. Naviguer entre ces pôles que sont la relation tutorale et les interventions tutorales, c’est pour le tuteur à distance s’offrir l’opportunité de l’expérience et du savoir pratique.
Si donc, savoir bricoler est indispensable au tuteur à distance, est-ce pour autant suffisant pour que le tutorat à distance soit une réalité dans les dispositifs de digital learning ?
L’ingénierie tutorale
Le tutorat à distance étant reconnu comme un élément déterminant de la qualité d’un digital learning, il ne peut être ignoré par les concepteurs et laissé à la seule pratique des tuteurs. Tout comme l’animation d’une formation présentielle est encadrée par une ingénierie pédagogique, les services tutoraux et les pratiques des tuteurs à distance gagnent à l’être par les résultats d’une ingénierie tutorale. Il s’agit de définir, de concevoir, de préparer la diffusion et d’évaluer les services d’accompagnement des apprenants d’un digital learning.
Les enjeux pour l’institution sont de déterminer une politique d’accompagnement fondée sur des valeurs dans lesquelles elle se reconnaît, d’identifier les moyens à mettre en œuvre au service de cette politique, de construire le modèle économique assurant la viabilité du dispositif tutoral. Cela nécessite d’identifier les besoins de soutien les plus courants des apprenants à distance, de les prioriser afin de ne formuler des réponses qu’à ceux dont l’atteinte est estimée supportable au regard des contraintes contextuelles, de relier ces interventions tutorales aux différents profils de tuteurs. Afin de pouvoir répondre à davantage de besoins de soutien et d’offrir un accompagnement plus complet, il est primordial de faciliter la tâche des tuteurs en décrivant et quantifiant leurs interventions. Ceci est également nécessaire afin d’assurer une harmonisation minimale des services tutoraux rendus aux apprenants lorsqu’une institution emploie plusieurs tuteurs pour différentes sessions d’une même formation. Dès lors, il s’agit pour l’institution d’organiser la montée en compétences des tuteurs à distance en les formant et en initiant des communautés de pratiques destinées à la mutualisation des interventions tutorales réalisées. Le dimensionnement d’outils de suivi de la relation tutorale, et des interventions tutorales effectuées, est essentiel lorsque le nombre d’apprenants accompagnés par un tuteur excède sa capacité de mémorisation. Ce n’est qu’à cette condition qu’une réelle personnalisation de l’accompagnement peut être envisagée. La mise en place d’une évaluation des services tutoraux qui peut prendre la forme d’un audit auprès des responsables de formation, des formateurs-tuteurs et des apprenants amène ainsi l’institution à s’engager dans un processus d’amélioration continue de l’accompagnement des apprenants à distance.
Parce que le tuteur à distance intervient toujours dans le cadre formel d’une formation voulue par une institution, il ne peut se contenter de bricoler son accompagnement de manière isolée et sans avoir à en justifier. Mais alors, comment associer bricolage et ingénierie ?
Associer bricolage et ingénierie
Associer le bricolage des tuteurs à distance et l’ingénierie tutorale paraît difficile au premier abord tant les points de départ et les ressorts d’action de l’un et de l’autre sont éloignés. Là ou le bricoleur met l’accent sur la relation avec l’apprenant en situation, l’ingénierie tutorale prétend modéliser l’accompagnement, du moins lui fixer un cadre conçu par avance.
Il existe pourtant des leviers permettant d’articuler ces pôles contraires dont voici les principaux.
Construire un vocabulaire et une culture partagée du tutorat à distance. L’élaboration d’un vocabulaire spécifique au tutorat à distance mais également des échanges entre l’institution et les tuteurs sur les valeurs accordées au tutorat est certainement une des premières actions à mener. Elle permet aux acteurs de se reconnaître, d’identifier leurs différences de représentations, de construire leurs convergences.
Dimensionner les conditions et les moyens de la délivrance des services tutoraux. Si les contraintes contextuelles pèsent sur les résultats de l’ingénierie tutorale, il est néanmoins prudent de ménager des marges de liberté et d’initiative aux tuteurs dans l’adaptation de leur accompagnement aux situations réelles des apprenants. Afin que le bricolage tutoral puisse être pratiqué, un espace, au périmètre énoncé, devra être prévu lors de l’ingénierie tutorale. Il sera alors nécessaire de lui donner une dimension contractuelle par la rédaction de deux chartes tutorales, l’une définissant les droits et devoirs des tuteurs envers l’institution et inversement et l’autre concernant les tuteurs et les apprenants.
Associer les tuteurs à la conception des dispositifs tutoraux. Afin de diminuer les préconisations de l’ingénierie tutorale que l’expérience réelle de l’accompagnement des apprenants invalidera, il est utile d’associer des tuteurs à la définition du scénario tutoral. De même, des espaces d’échanges, en présence et à distance, entre concepteurs et tuteurs devraient être aménagés durant la diffusion de la formation, en particulier lors de la première session de la formation, afin que les tuteurs puissent faire remonter les difficultés des apprenants sur tel ou tel aspect du contenu ou du matériel pédagogique et suggérer des modifications.
Expérimenter et partager les expériences. Un dispositif tutoral conçu n’est qu’une élaboration intellectuelle qui ne peut s’exonérer d’être passer au crible de l’action réelle. Il est donc nécessaire de procéder à des expérimentations et surtout d’organiser des retours d’expérience afin de relever les manques, les inadaptations, le superflu des résultats de l’ingénierie tutorale que seul l’exercice du tutorat à distance permet de révéler.
Mutualiser le bricolage pour le conceptualiser. Les praticiens de la didactique professionnelle en témoignent fréquemment, les professionnels ont beaucoup de difficultés à décrire leur savoir-faire pratique, les raisonnements qui les amènent à telle ou telle comportement, l’enchaînement de leurs actions. Il en est de même pour les tuteurs à distance. Ce n’est pourtant qu’à cette condition que des lignes de force peuvent émerger et aboutir à enrichir la modélisation des interventions tutorales. Il serait donc intéressant que des didacticiens, des psychologues et des ergonomes interviennent auprès de groupes de tuteurs à distance pour fournir de nouveaux éléments à ceux qui sont chargés de l’ingénierie tutorale.
Il est évident que ce billet est très loin d’épuiser le sujet du dépassement des postures des tuteurs bricoleurs et des ingénieurs du tutorat à distance. Aussi, n’hésitez pas à l’enrichir par vos réactions et commentaires.
Sources
De Certeau, Michel. L’invention du quotidien. Gallimard. 1980.
Paul, Maela. La démarche d’accompagnement. De Boeck. 2020.
Pastré, Pierre. La didactique professionnelle. PUF. 2011.
Rodet, Jacques. L’ingénierie tutorale. JIP Editions. 2016.
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