À l’heure où de nouvelles formes de démocratie rencontrent les débats sur l’environnement, la sociologue Laura Seguin a suivi en Poitou-Charentes une conférence de citoyens sur la gestion de l’eau, et, en Ardèche, une mobilisation contre l’extraction de gaz de schiste.
Ces expériences faites de construction de savoirs, d’émotions et de délibérations, constituent pour les citoyens ou les acteurs associatifs, comme les élus, de véritables espaces d’apprentissages. Laura Seguin les analyse en associant enquête ethnographique et sciences de l’éducation. Voici la conclusion de son ouvrage, paru récemment aux éditions de la Maison des sciences de l’homme : « Apprentissages de la citoyenneté – Expériences démocratiques et environnement ».
Cette étude contribue à éclairer d’un nouveau regard les expériences de participation, qu’elles s’inscrivent dans des dispositifs institués ou dans des formes contestataires. En ouvrant la boîte noire des apprentissages, entendus comme produits mais aussi comme processus, cette recherche s’est centrée sur la fonction éducative de la participation.
Cette approche a mis en évidence ce qui se produit chez les différents acteurs : par l’observation s’identifient les modalités par lesquelles les apprentissages s’effectuent, et par les entretiens répétés dans le temps est mise en évidence la portée des expériences sur les individus. Au terme de cette enquête, j’identifie trois principaux résultats.
Le premier résulte du regard croisé entre procédure de démocratie instituée et mobilisation contestataire. Ces deux expériences, si différentes soient-elles, sont toutes deux porteuses d’apprentissage du conflit comme de la délibération. Alors que les conférences de citoyens fondées sur l’idéal délibératif apparaissent parfois comme des tentatives de réduction, voire d’épuisement du conflit, nous avons vu qu’elles peuvent mener, au contraire, à construire le conflit, aussi bien auprès des élus et professionnels des politiques concernées qu’auprès des citoyens invités à participer.
De même, l’enquête sur la mobilisation ardéchoise montre qu’il existe un processus de construction du conflit au fil du temps, par le recours à des modalités participatives contribuant à évacuer la violence que contient toute situation agonistique. Ce processus, que j’ai appelé « instruction du conflit » en m’inspirant du travail sur l’éducation populaire d’A. Morvan, consiste à apprendre à identifier les antagonismes, les « camps » en opposition, tout en se conformant aux règles de la « grammaire publique », que J. Talpin identifie comme l’impératif de montée en généralité et auquel l’analyse mène à adjoindre l’impératif de la non-violence.
Dans les deux cas étudiés, ce n’est pas le conflit qui est exclu des arènes de discussion – celui-ci fait au contraire l’objet d’une construction, d’un apprentissage – mais ses modalités d’expression violentes conduisant à la rupture du dialogue. Le théâtre-forum ou le débat mouvant ont par exemple été identifiés comme des outils et dispositifs d’apprentissage du conflit par des modalités coopératives et « non violentes ».
À cette instruction préalable du conflit succède l’apprentissage de la délibération, entendue comme processus de construction d’accords collectifs. Cet apprentissage fait l’objet d’un important cadrage, non seulement au sein de la conférence de citoyens, mais aussi, de manière peut-être plus inattendue, au sein du mouvement contestataire. Ses modalités s’inscrivent en tension entre des stratégies éducatives fortement interventionnistes dans lesquelles les animateurs et leurs règles jouent un rôle contraignant mais paradoxalement envisagé comme « libérateur », et des stratégies d’autonomisation des groupes délibérants, où les règles de la délibération sont définies par les participants eux-mêmes, sollicitant, voire développant chez eux des compétences participatives.
Cet apprentissage est aussi celui des limites au-delà desquelles la poursuite de la coopération deviendrait risquée. Les participants à ces arènes expérimentent effectivement la construction d’accords collectifs tout en apprenant à repérer les moments où cela porte trop atteinte aux intérêts ou aux valeurs défendues. L’expérience leur apprend à faire parfois le choix de ne pas ou ne plus participer, qui peut également s’expliquer par un effet de résistance à l’idéal délibératif et à des formes de professionnalisation du débat public.
Le second résultat spécifie la portée des apprentissages sur les individus, et détaille les modalités d’apprentissage à l’œuvre. Dans ce travail de repérage des apprentissages de la participation sont inclus les élus, professionnels des politiques publiques (notamment ingénieurs et techniciens), acteurs associatifs et militants politiques. Alors que la majorité des travaux s’intéressent au « citoyen ordinaire » qui serait le seul à (devoir) apprendre, je montre que ces expériences participatives sont également des moments d’apprentissages pour ces acteurs réputés plus aguerris au politique.
Du côté des citoyens « ordinaires », ces expériences ont un effet de politisation, mais aussi une portée sur les représentations de la participation politique, en termes de confiance accrue dans les formes de contre-pouvoir, mais aussi dans le sens d’une plus grande demande de démocratie participative. L’analyse n’a cependant pas manqué de souligner les inégalités d’apprentissage parmi les individus, qui s’expliquent notamment par les différences initiales de ressources.
Du côté des acteurs associatifs, les principaux effets relevés sont l’apprentissage d’une posture d’animateurs de débat, et l’acquisition de compétences coopératives, alors que ceux-ci sont plus habituellement amenés à user de stratégies agonistiques dans leurs pratiques militantes. L’appel aux citoyens « ordinaires », élément aujourd’hui incontournable de l’action publique, contribue à reconfigurer leur rôle social et politique.
Enfin, les élus et professionnels des politiques publiques en retirent des apprentissages susceptibles de faire évoluer leurs pratiques. C’est en cela que ces expériences peuvent être considérées comme des « écoles de démocratie », non seulement pour les citoyens, mais également pour les élus et professionnels qui s’y engagent.
Ces derniers sont invités à renouer, du moins temporairement, avec une conception du débat public faisant la part belle à la dimension conflictuelle des enjeux. La confrontation avec les citoyens mais aussi avec les acteurs d’éducation populaire et d’éducation à l’environnement les amène également à revoir leurs représentations de la participation politique et des processus de prise de décision, notamment lorsque celle-ci est traditionnellement fondée sur l’expertise technique qui imprègne de manière profonde les politiques environnementales.
Enfin, le dernier résultat de cette enquête met en lumière trois éléments permettant de caractériser les manières d’apprendre. D’abord, les apprentissages se font par socioconstructivisme, théorisé et pratiqué dans le courant de l’éducation populaire et qui imprègne les pratiques des artisans de participation dans les deux cas étudiés. Il s’agit d’un processus avant tout collectif et reposant sur une pédagogie inductive, basée sur les savoirs préalables des apprenants pour la construction collective de nouveaux savoirs.
Ensuite, on apprend aussi par l’expérience, c’est-à-dire par « essais-erreurs » ou « essais-succès ». C’est le célèbre « apprendre en faisant » du philosophe et pédagogue J. Dewey. On apprend par exemple à trouver sa place dans les groupes débattants en faisant l’expérience de sanctions ou récompenses symboliques qui inculquent les manières de dire et de se comporter.
Enfin, on apprend la plupart du temps par l’autonomie, qui est dans le même temps un apprentissage de l’autonomie, où prévaut une relation pédagogique horizontale. Il s’agit là d’un modèle général, que l’analyse mène toutefois à nuancer, notamment par l’identification de processus d’apprentissages individuels et par formation théorique, qui s’éloignent donc du modèle socioconstructiviste. De même, certaines situations d’apprentissage interrogent l’horizontalité de la relation pédagogique et suggèrent davantage une hiérarchie et des rapports de domination.
L’actualité des questions développées dans cet ouvrage n’a certainement pas échappé au lecteur. Nous connaissons depuis plusieurs années une multiplication des mouvements de contestation de projets d’aménagement : aéroports, barrages, stades de football, incinérateurs, projets commerciaux, fermes industrielles… Tout comme l’agriculture intensive et l’exploitation du gaz de schiste, ces conflits mettent en débat le devenir de ces espaces ruraux ou périurbains.
Ils sont également à mettre en perspective avec les conflits urbains, liés par exemple à des projets de rénovation, mais aussi avec le mouvement des Gilets jaunes. Ce dernier interroge par ailleurs la possibilité de conjuguer l’action de contestation avec l’impératif de la non-violence mis en évidence dans ce travail, dans un contexte où l’État use, voire abuse de son monopole de la violence légitime, pour reprendre les mots de Max Weber.
On pourrait également s’interroger sur l’apparent paradoxe entre la multiplication de ces conflits et celle, dans le même temps, des procédures participatives ou de dialogue censées les prévenir ou les résoudre, comme l’a prétendu le Grand Débat national. À travers cette étude, le souhait était d’enrichir la compréhension de tels phénomènes politiques, d’en montrer la complexité et la richesse.
Cet ouvrage fournira notamment des clés de lecture de la Convention citoyenne pour le climat qui se termine au moment où sont écrites ces lignes. Ce dispositif, à l’initiative de citoyens, de mouvements écologistes et de chercheurs, est également une réponse au mouvement des Gilets jaunes. Lancée par le gouvernement en avril 2019, la convention réunit 150 Français tirés au sort, amenés à s’informer, à rencontrer des acteurs et experts, et à délibérer pendant sept week-ends, afin de produire des propositions de loi pour lutter contre les émissions de gaz à effet de serre.
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Si ce dispositif inédit tient ses promesses en matière d’innovation démocratique, espérons que les mesures proposées, même les plus contraignantes, seront effectivement soumises sans filtre au Parlement ou au référendum, comme le gouvernement s’y est engagé. Ce serait alors une vraie promesse de démocratisation des politiques environnementales.
Laura Seguin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
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