Les statistiques nous apprennent qu’en France le diplôme reste le meilleur atout pour avoir accès à l’emploi, d’autant plus quand il s’agit d’un contrat stable, à durée indéterminée – surtout en temps de crise. C’est l’enseignement que nous livre la crise financière de 2007-2008, comme l’explique le Céreq :
« En 2010, soit trois ans après avoir quitté le système éducatif, 73 % des jeunes travaillent. Parmi les diplômé·es de l’enseignement supérieur, 85 % sont en emploi. C’est le cas de seulement de 48 % des non diplômé·es. »
Alors que nous n’analysons pas encore complètement l’impact de la crise actuelle sur le travail et l’emploi, que sait-on aujourd’hui de cette jeunesse non étudiante, et peu ou pas diplômée ?
Depuis plusieurs années, nous réalisons des enquêtes de terrain auprès des jeunes des classes populaires, issus de familles qui ont un accès précaire à l’emploi, de faibles niveaux de revenus et de diplôme, et qui sont les plus concernés par les politiques publiques d’insertion.
Ces recherches ont fait tomber d’emblée l’idée d’une jeunesse qui n’aurait jamais travaillé ou n’aurait pas fait les efforts nécessaires pour trouver du travail.
Depuis leurs débuts dans la vie active, ces jeunes alternent des périodes d’emploi ou de formation avec des épisodes de chômage plus ou moins longs, plus ou moins récurrents. Pour une grande partie d’entre eux, les horaires de travail ne sont pas toujours fixes et sont décalés, et leurs contrats de travail de courte durée.
Certains sont embauchés en CDI, mais pas forcément à temps plein. D’autres enchaînent les missions d’intérim avec des durées variables, allant de quelques jours à quelques mois. Les niveaux de salaire de leurs emplois ouvriers et employés se situent autour du SMIC.
La loi du marché
Alors que les nouvelles générations sont de plus en plus diplômées, ces jeunes paient au prix fort leur sortie précoce du système éducatif, surtout les immigré·es ou descendant·es d’immigré·es d’origine maghrébine et d’Afrique subsaharienne, confronté·es aux discriminations à l’école et pendant les débuts de leur carrière.
Les jeunes que nous avons rencontrés se confrontent au jugement des employeurs, souvent négatif, leur reprochant la faiblesse ou l’absence de leur diplôme et leur manque d’expérience. Ils et elles envoient parfois des dizaines de candidatures spontanées, sans jamais recevoir de réponse, même négative.
Les entretiens montrent à quel point le marché du travail et de l’emploi s’est complexifié. Il se caractérise aujourd’hui par une injonction très forte à la flexibilité et par une mise en compétition de plus en plus dure. Ainsi, Karima, rencontrée au sein d’un foyer de jeunes travailleurs, espère obtenir un emploi d’hôtesse de caisse dans une grande enseigne de supermarché (« une bonne place »), car elle a déjà de l’expérience en tant que caissière. Elle a passé des tests de sélection pendant deux jours :
« On devait comparer deux tickets de caisse et trouver les fautes qu’il y avait. Sauf que tout ça, c’était chronométré en fait. On devait faire le plus de tickets de caisse ».
Quand elle se rend aux entretiens collectifs, il y a quatorze jeunes femmes pour cinq places à l’essai. Au final, une seule d’entre elles aura le CDI. Après une période d’essai de deux mois, le contrat de Karima n’est pas reconduit : « On m’a reproché d’être trop proche des clients… J’ai pas compris… »
Pénibilités du travail
Autre fait marquant : ces jeunes, conscients de la faiblesse relative de leur qualification, s’accommodent d’emplois peu rémunérateurs et de conditions de travail parfois éprouvantes. C’est le cas d’Ibrahim, préparateur de commandes depuis quelques semaines. « Je scanne, je scotche, je scanne, je scotche », dit-il pour illustrer ce travail répétitif.
Quand nous lui demandons si son activité n’est pas trop difficile, sa réponse rejoint les propos que nous avons régulièrement entendus auprès des travailleur·euses les plus exposé·es aux pénibilités. Celles-ci sont minimisées, sinon déniées, ou sont valorisées lorsqu’ils parviennent à les surmonter. « Franchement, ça va, c’est pas physique, c’est pas des poids lourds », déclare Ibrahim. Il précise toutefois qu’il est obligé de s’asseoir pendant ses pauses pour soulager ses douleurs au dos, « des petites douleurs » selon ses mots.
Pour Rébecca, rencontrée dans une mission locale, la préparation de commande, « c’est sympa ». Mais comme beaucoup d’autres, elle aspire avant tout à avoir un travail régulier (un CDI à temps plein) pour pouvoir emménager dans un appartement avec son compagnon.
Solidarité familiale
Le fort attachement au travail et à l’emploi salarié est donc un résultat central de nos recherches et de bien d’autres. C’est ce que confirme la manière dont ils se représentent, à l’inverse, leur « inactivité » forcée lors des deux confinements de 2020, ainsi que la nécessité d’avoir recours aux aides sociales.
« C’était dur de pas travailler », affirme Samir. Contrairement à des idées reçues sur les « assisté·es », toucher une allocation (allocation chômage, allocation Garantie jeunes…) n’est pas anodin pour ces jeunes. Ils distinguent clairement les revenus issus des aides sociales de ceux issus du travail. Et ils ne se satisfont pas de cette situation de dépendance financière.
Au contraire, ils souhaitent stabiliser leur situation par le travail et ainsi à avoir « une vie comme les autres » (une expression qui revient souvent). « J’aimerais bien dépendre de mon salaire », affirme par exemple Laura. Son propos traduit le coût symbolique d’être dépendant·e des aides sociales.
L’usage qu’ils en font est par ailleurs révélateur de leur condition sociale. Alors qu’ils sont à un âge où la norme voudrait que ce soit leurs parents qui les soutiennent financièrement (par exemple pour le permis de conduire), une majorité d’entre eux redistribue à leur famille les revenus provenant des aides sociales comme du travail.
Cette « solidarité familiale inversée » se caractérise par des transferts financiers (« Je donne 100 euros tous les mois à ma mère ») ou par des achats de biens matériels pour leur famille : « mettre de l’essence dans la voiture », « remplir le frigo », « racheter un matelas ».
Conscience sociale
Au cours de la crise sociale, économique et politique que nous traversons, on s’est à juste titre inquiété de la condition étudiante et des situations de grande détresse que ces jeunes peuvent connaître. Mais on a eu tendance à oublier qu’une partie d’entre eux a travaillé durant cette période.
Celles et ceux des classes populaires ont été chauffeurs-livreurs, hôtes et hôtesses de caisse, préparateurs et préparatrices de commandes dans la grande distribution, employé·es de rayons, aide-soignant·es ou parfois ouvriers du bâtiment.
Si la crise a permis de remettre en cause l’idée que 20 ans est « le plus bel âge de la vie », nos recherches rappellent que les jeunes ne sauraient être dépeints au travers de stéréotypes sociaux qui ont la vie dure : celui de la fête, de l’insouciance, de la légèreté voire de l’égoïsme d’un côté ; celui de la défiance, de la déviance et de la « délinquance » de l’autre.
En réalité, au-delà de spécificités liées à certains âges de la vie, les jeunes enquêté·es ont globalement les mêmes préoccupations majeures que leurs aînés des classes populaires : trouver un emploi, le garder et gagner sa vie. Et l’usage solidaire qu’ils font des aides sociales n’est qu’un exemple parmi d’autres d’une conscience sociale qui a tendance à être sous-estimée.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
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