Cet article fait suite au dossier consacré par la Revue française de pédagogie à la Loi de programmation recherche (LPR). Retrouvez son auteur, François Vatin, professeur de sociologie à l’université Paris-Nanterre, lors du webinaire sur les évolutions du métier d’enseignant-chercheur organisé le jeudi 11 mars à 11h par le Groupe AEF info en partenariat avec la Revue et avec The Conversation.
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Ma réflexion prend sa source dans le propos d’un jeune collègue qui m’a dit un jour : « Nous faisons deux métiers », sous-entendu l’enseignement et la recherche. Je ne m’étais jamais représenté les choses ainsi. J’ai toujours considéré que mon travail de recherche était indispensable pour nourrir ma mission d’enseignement et, réciproquement, que mon rapport aux étudiants pouvait nourrir ma réflexion scientifique.
Je suis pourtant entré dans l’université française par la « petite porte » dans un environnement apparemment loin de la recherche. C’était en 1982, dans le département « Administration économique et sociale » d’une université de province, où les étudiants ne visaient pas la recherche et arrêtaient leur cursus en maîtrise, année au cours de laquelle ils devaient faire un stage.
Pourtant, c’était comme chercheur que je m’adressais à eux. Il en était de même pour le public de formation continue ou syndicale, à qui je m’adressais également alors. Si des universitaires dispensent ces enseignements, c’est que l’on a besoin de producteurs de connaissances et non de simples « pédagogues ».
Habiter le discours
Curieux destin, d’ailleurs, que celui du terme « pédagogie », qui, étymologiquement, désigne la formation des enfants, mais qui a fini par s’appliquer à tout enseignement. Sous le registre de la pédagogie, dans l’enseignement, la « forme » l’emporterait sur le fond. Or, ce qui fait un bon enseignant, c’est, d’abord, qu’il « habite » son discours. On peut améliorer sa technique oratoire, on apprend par l’expérience à mieux saisir son public, mais l’essentiel n’est pas là.
On n’enseigne jamais mieux que ce que l’on a intimement compris, ce que l’on a pensé par soi-même. Si l’on confie l’enseignement universitaire à des chercheurs, c’est parce que celui-ci doit reposer sur la recherche. Il ne s’agit, à ce niveau, pas tant de transmettre des connaissances que d’apprendre à les chercher, à les discuter, à les produire.
La production de connaissance n’est pas l’apanage des chercheurs. Elle est de plus en plus largement présente dans toute vie professionnelle. L’université a été développée pour répondre à ce besoin social croissant de réflexivité dans l’activité, ce que l’on désigne pompeusement aujourd’hui sous l’expression de « société de la connaissance ».
L’université est l’espace idéal pour remplir une telle fonction sociale. Mais encore faut-il que les professionnels de l’enseignement supérieur soient convaincus de l’unité profonde de leur mission d’enseignement et de recherche et que leur cadre de travail leur permette d’accomplir cette mission.
Comment les universitaires en sont-ils donc arrivés à l’idée qu’ils pouvaient faire « deux métiers », donnant ainsi un sens disjonctif à l’intitulé de leur statut : « enseignant-chercheur ». Cet intitulé est assez récent, puisqu’il date de la loi Savary de 1984. Il trouve sa source dans une revendication syndicale visant à unifier, si ce n’est dans un corps unique, du moins dans une dénomination commune, les différents corps d’enseignants universitaires.
Mais cette redéfinition du métier universitaire a provoqué un vaste ensemble d’effets néfastes pour la profession : elle a tiré les salaires vers le bas, augmenté la charge d’enseignement et incité à la mise en place d’une évaluation systématique de l’activité de recherche. Celle-ci, encore embryonnaire, joue sur la polarité entre enseignement et recherche. Les universitaires pourraient, suivant les cas ou les périodes, être plus ou moins enseignants ou plus ou moins chercheurs.
Le décret instaurant une « modulation des services » en application de la loi LRU de 2007 a provoqué, en 2009, à une vaste mobilisation de la profession universitaire, qui a conduit la ministre Valérie Pécresse à amender son texte. Mais le cadre général est toujours en place, qui affirme la dualité des fonctions et la possibilité de déplacer le curseur entre le temps consacré à la recherche et le temps consacré à l’enseignement.
Statu quo délétère
Si les universitaires ont si violemment réagi alors, c’est parce que le décret Pécresse écrivait noir sur blanc un ressenti qu’ils parvenaient difficilement à formuler. En imposant un service alourdi aux universitaires considérés, à tort ou raison, comme de médiocres chercheurs, ce décret présentait l’enseignement comme une corvée punitive. Cela signifiait aussi que l’on n’avait pas besoin d’être un véritable chercheur pour être un enseignant universitaire convenable.
Sur ces deux points, le décret visait juste l’inconscient universitaire. La logique de développement de l’enseignement supérieur en France depuis soixante ans a en effet fait de l’université, à la notable exception des facultés de médecine, le lieu de relégation du public qui n’a pas trouvé de place ailleurs : classes préparatoires, IUT, BTS et nombreuses écoles privées qui prospèrent sur le déclin de l’université.
On envoie ainsi vers les études supérieures longues, vouées à la formation par la recherche, le public le moins à-même et le moins désireux de les suivre. Il en résulte, notamment dans le cycle de licence, une insatisfaction croisée des enseignants et des enseignés.
Les universitaires, dès qu’ils en ont la possibilité, fuient l’enseignement, en s’investissant dans des tâches institutionnelles ou en obtenant des décharges d’enseignement (Institut universitaire de France, délégation au CNRS ou dans d’autres grands organismes de recherche, voire rachat de leurs heures d’enseignement sur le budget de contrats de recherche), lesquelles se sont développées, telles des soupapes sociales, à mesure que la condition universitaire standard se détériorait.
Il en résulte un gigantesque gâchis. Contrairement à ce que l’on croit, l’enseignement universitaire français coûte cher, puisqu’il est assuré par du personnel dont le service enseignant est restreint (de 128 à 192 heures par an, suivant la nature des enseignements). Ce faible service s’explique par la nature de l’enseignement universitaire, son association étroite à la recherche. Mais il ne se justifie plus, si ce n’est plus le cas.
De leur côté, les étudiants se sentent à raison maltraités par des universitaires qui s’intéressent peu à eux et assurent leur service d’enseignement comme une corvée dont ils doivent s’acquitter avant de pouvoir revenir à leur « vrai » travail : la recherche.
Ce statu quo délétère est bien installé, car seul un chamboulement complet de notre enseignement supérieur permettrait de faire revenir vers l’université un public à-même de suivre un enseignement fondé sur la recherche et désireux de le faire. Les pouvoirs publics, par pusillanimité, ont laissé au cours du temps s’installer ce mal qui pénalise toute la jeunesse française : celle qui pourrait profiter d’un véritable enseignement universitaire, comme celle que l’on inscrit, par défaut, dans les universités.
La présente loi de programmation pluriannuelle de la recherche, pas plus que les précédentes lois LRU de 2007 et ORE de 2018, ne s’attaque à ce problème. Avec la création d’une nouvelle filière de recrutement des universitaires, dont on imagine qu’elle sera pratiquée de manière diversifiée selon les établissements, on rend encore plus illisible un système professionnel déjà bien confus.
C’est que, depuis trente ans, on tourne « autour du pot » en matière d’enseignement supérieur en France. Chacun est bien conscient que le système dysfonctionne, mais, devant la difficulté du problème, on préfère se réfugier dans le déni.
François Vatin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
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